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2.
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4
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LE
CORRESPONDANT
âRECUEIL PERIODIQUE.
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LE
CORRESPONDANT
RECUEIL PERIODIQUE.
RELIGION, PHILOSOPHIE, POLITIQUE,
SCIENCES,
LITTERATURE, BEAUX-ARTS.
TOME VINGT-NEUVIEME.
PARIS
LIBRAIRIE DE CHARLES DOUNIOL, EDITEUR
RUE DE TOURNON, 29.
1852
Tome XXX. â 4 Livraison. VENDREDI, 40 OCT. 4854,
i
LE
CORRESPONDANT
LA
PHILOSOPHIE ET LES CONCILES
EN FRANCE.',
(2° ARTICLE.) =
Til
UN DERNIER MOT AUX ECLECTIQUES.
Poisque nous avons commencé & nous occuper des rationalistes ,
nous voulons leur dire une derniére parole avant de nous adresser aux
traditionalistes. :
Il nâest jamais honorable dâinsulter les vaincus, encore moins les
morts; aussi cette intention est-elle loin de notre pensĂ©e et de notreâ
volontĂ©. Mais si lâĂ©cole Ă©clectique est vaincue, il est permis du moins,
il est nĂ©cessaire de le constater. Or, nous croyons quâelle est vaincue e% ,
que son régne est fini.
{ Voir le Correspondant, t. XXVIII, p. 449.
T. XxIx. 10 oct. 1854. 4°* Livre. 1
2 LA PHILOSOPHIE
Câest en vain que le pĂ©re de |âĂ©clectisme en France Ă©lĂ©ve une der-
niére fois la voix en sa faveur. C'est en vain que le disciple le plus 2élé
de cette école et le plus sincérement fidéle & sa fortune lui montre un
attachement exemplaire et met & son service un dévouement héroique.
Ces tentatives désespérées ne la sauveront pas. Inutilement M. Saisset
lui décerne des éloges exagérés, lui cherche des titres & Ja reconnais-
sance et 4 lâadmiration publique, lui dĂ©couvre des mĂ©rites inconnus ! ;
sa parole nâest point capable de la faire revivre, et son discours res-
semble trop & une oraison funĂ©bre. Ii a beau la recouvrir dâun simu-
lacre de vie, Ă©taler aux regards les lambeaux les plus passables qui lul
restent, rappeler ce qu'elle pourrait encore; il sent lui-mĂ©me quâelle
ne âpeut plus que lutter contre une mort certaine. Elle est frappĂ©e au
coeur, elle ne sâen relĂ©vera pas. Et tout ce bruit factice, tous ces essais
de glorification tardive ne sont que dâinutiles rĂ©clames en faveur dâune
entreprise, nous allions dire dâune industrie, qui sâĂ©croule.
La philosophie Ă©clectique est en baisse : partout on |âentend redire,
et tont le monde le sent. Par qui a-t-elle été vaincue, et de quel coup
meurt-elle frappée?
Avant tout, elle est frappée, elle est vaineue par le bons sens public,
qui a fait prompte et inexorable justice de ses excés impardonnables.
Que sopt devenues ces Ă©tranges importations de |âAllemagne, ces su-
blimes inepties qui, pour passer le Rhin, sâenveloppaient de nuages et ye-
naient fastueusement sâimposer a lâesprit francais? Que sont devenues
ces essais dâun panthĂ©isme confus et mal dĂ©fini, devant un public si pers -
picace, si positif, si implacable contre tous les non-sens qui voudraient
se dissimuler sous le vague et lâĂ©quivoque de lexpression? Quâest de-
venue la raison impersonnelle et son incarnation dans |âhomme; la
pensée universelle et la substance absolue ; Vabsolu lui-méme, se per-
sonnifiant, trivité nouvelle, dans l'infim, le fist et leur rapport néces-
saire? Tout cela, a lâheurc o& nous sommes, est et demeure balayĂ© par
la risée publique. ;
Il faut avover que sur tous ces pouts le jugement du public avait
devancé, préparé ct merveilleusement facilité le jugement des con~
ciles, et jamais lâEglise nâavait Ă©tĂ© moins exposĂ©e & comprometire sa po-
pularitĂ© que lorsquâelle a proscrit de telles aberrations. Mais elle ne s'est
pas bornée 4 réprimer les excés par trop téméraires de cette philosophie ;
4 Revue des Deux-Mondes, septembre 1850.
ET LES CONCILES EN FRANCE. 8
elle Iâa atteinte elle-mĂ©me, dans son principe et sa vie intime, en atta-
quant son indépendance et sa souveraineté prétendae ; en stigmatisant
jasquâa son nom, le rationalisme, |âĂ©clectisme, Elle demeure vaincue
par PâEglise. ;
Elle le sera bientét, malgré ses derniers efforts, par la seule liberté.
La philosophie éclectique a vécu longtemps du monopole. Elle se disait
grande et puissante, parce quâelle dominait. Ses dignitĂ©s, ses titres, ses
faveurs étaient enviés, disputés par tous les talents et toutes les ambi-
tions, comme si en elle eit été pour l'avenir toute force et toute gran-
geur. Occupant toutes les chaires dela France, elle se complaisait & les
voir entourées de la jeunesse de tout le royaume, comme si I'attrait et
la puissance de sa doctrine eussent seuls enchainĂ© tant dâauditeurs 2 sa
parole. La loi du 15 mars a dissipé cette illusion. Dans la lutte au sujet
de lâenseignement, la philosophie surtout avait soutenu le combat. La
victoire dela libertĂ© nâa pas Ă©tĂ© entiĂ©re ; mais la philosophie universitaire
prĂ©tendait tout conserver ; si peu quâelle ait Ă©tĂ© obligĂ©e de cĂ©der, câest
pour elle une défaite. Et cette premiére défaite, si incompléte qu'elle
soit, est le principe, déja visible, de sa ruine. Il a suffi que Ja parole ait
été accordée a d'autres professeurs, pour que ses chaires aient manqué
de compétitenrs!, pour que le nombre des auditeurs ait sensiblement
diminué.
Les symptĂ©mes de sa dĂ©cadence abondent et se multiplient. I! nâĂ©-
tait pas besoin, pour la combattre et la vaincre, de causes externes;
elle est vaincue par sa propre impuissance, elle sâaffaisse dâelle-mĂ©me,
et lâon peut dire quâelle meurt dâĂ©puisement. Quelle valeur montre-t-elle
aujourd'hui ? M. Saisset, qui vient de faire une exhibition complétede ses
produits récents, dans le but de prouver 4 tous « sa robuste vitalité, »
M. Saisset reste lui-méme confondu du résultat constaté. « Nous avons
sous les yeux, dit-il, l'ensemble des travaux sortis de lâĂ©cole Ă©clectique
depuis ces derniéres années. On peut contester la valeur de tel ou tel
livre, on peut mĂ©me nier quâil y en ait un seul marquĂ© da caractĂ©re des
ouvrages vraiment supéricurs. Mais... (voici la compensation ) leur
4 M. Jacques, naguĂ©re encore une des gloires de lâĂ©clectisme, nous fait 4 ce
sujet une révélation curieuse. Si l'irritation actuelle de ce professeur en disponi-~
bilitĂ© explique la hardiesse de sa rĂ©vĂ©lation, elle nâinfirme point la vĂ©ritĂ© du fait;
quelle que soit dâailleurs la cause que 8a vanitĂ© offensĂ©e cherche Alui trouver, « Dans
la plus haute Ă©cole de l'UniversitĂ©, dit-il, 4 âEcole normale, lâerseignement de la
philosophie Ă©tait, il y a quioze ans, lâobjet de toutes les ambitions; dĂ©daignĂ© au- .
jourdâhui, il se recrute difficilement et mal. » (LibertÂąd de penser, janvier 1851.)
A LA PHILOSOPHIE
nombre, leur variĂ©tĂ©, le sĂ©rieux esprit qui les anime â... » En d'autres
termes, si lâĂ©cole Ă©clectique nâa pas fait mieux, ce nâest pas la bonne vo-
Jonté qui lui a manqué.
Il faut savoir grĂ© aa nouveau chef de lâĂ©cole dâavoir omis de compter
parmi ses productions remarquables, une revue rationaliste qui sâefforce
depuis trois ans de faire quelque bruit, a Liberté de penser. C'est jus-
tice 4 la fois et habileté de sa part. Mais il offre avec confiance, comme
faisant honneur a l'Université et attestant la supériorité de ses travaux,
un ouvrage dont lui-méme est collaborateur avec M. Jacques et plu-
sieurs autres professeurs. « Le Dicttonnaire des sciences philosophiques,
il lâaffirme, est un livre qui restera. Outre sa valeur propre, il aura droit
de survivre comme l'ceuvre collective dâune Ă©cole dont il rĂ©fiĂ©chit lâesprit
et rĂ©sume les travaux. » Tel est donc le monument que nous laisse lâĂ©-
cole Ă©clectique, et ot se trouve le dernier mot de son savoir et de son
enseignement. Néanmoins, le jugement qu'il en porte lui-méme, en
définitive, nous semble peu flatteur. D'abord il nous apprend que le
directeur ou Ă©diteur a eu besoin « surtout dâune grande fermetĂ©, afin
dâexclure impitoyablement lâinsuffisance, de mettre & sa place la mĂ©dio-
crité, toujours fertile et préte a tout; de tenir en bride la précipitation
(une vingtaine de collaborateurs nâont mis que dix ou onze ans a rĂ©diger
ces guatre volumes) , et de faire méme la loi au talent. » Or, voici jus-
quâa quel point il @ su fatre la lot au talent. « Les juges compĂ©tents
se sont accordés & reconnaitre que la partie la plus remarquable de ce
vaste travail (dâun travail de philosophie), c'est la partie historique. On
a sigualĂ© un certain nombre dâ articles faibles; on a potĂ© quelques dĂ©fauts
dâaccord entre jes morceaux Ă©crits par des mains diffĂ©rentes. On a dit
enfin quâen rĂ©sumĂ©, ce Dictionnaire, excellent pour la critique, incom--
plet pour la thĂ©orie, rĂ©flĂ©chissait les qualitĂ©s et les dĂ©fauts de IâĂ©cole dâou
il est sorti?, » Nous avons parcouru ces quatre volumes, nous ne pour-
rions guére exprimer un jugement qui fit au fond plus sévére.
M. Saisset, parlant des écoles catholiques actuelles, prétend les hu-
milier profondément en les opposant 4 !'école brillante de 1825, et il
leur cite avec une admiration affectée les grands noms des de Maistre,
des Bonald et des Lamennais, dont les deux premiers, nous ne par-
lons pas du dernier, ne seront jamais pour nous, quoi quâon en dise
et malgré leurs services rendus, des docteurs de I'Eglise et des maftres
Reoue des Deux-Mondes, septembre 1850. â 2 Ibid.
ET LES CONCHLES EN FRANCE. 5
de la doctrine. Nous ne voulons pas rappeler & IâĂ©cole Ă©clectique ses il-
Jastres fondateurs comme des hommes dont elle puisse sâenorgueillir &
Vexcés ; mais, en tout cas, ne pouvons-nous pas affirmer, a notre tour,
que les disciples se montrent encore bien inférieurs aux maitres et aux
bruyants professeurs de 1828.
Depuis assez longtemps, il se rĂ©pand que |âĂ©cole Ă©clectique est en
pleine dissension et en voie de dislocation complĂ©te; qu'il nây a plus
dans son sein ni unité, ni accord, ni discipline possible. Si nous en
croyons certains bruits, dans les facultés, 4 I'Ecole normale, dans les ly-
cées et fes colléges, chacun se faisant & lui-méme sa doctrine, attaque
volontiers celle des autres, et tous celle du maitre. Nous-méme avons
entendu cette année a la Sorbonne M. J. Simon, le suppléantde M. Cou-
sin, réfuter directement, énergiquement, le titulaire de sa chaire, aux
applaudissements d'un nombreux auditoire. Ce nâest pas nous qui bla-
merons un professeor de l'Université de contredire un enseignement
détestable, aussi faux que dangereux; nous voulons seulement consta-
ter quâil nây aplus accord dâenseignement et de doctrine !. On dit gĂ©-
néralement que pour faire une école, il faut un maitre et deux disci-
ples. Or, nous ne connaissons plus 4 M. Cousin qu'un disciple fidéle, le
généreux M. Saisset.
ll y a quelque vingt ans, l'un des plus célébres soutiens de
cette Ă©cole intitulait superbement un de ses Ă©crits: Comment fimsâ
sent les dogmes et les religions, Aujourdâhui ne pourrions- nous pas
{ Jusque dans la presse, on voit se produire, entre les Ă©clectiques, non plus des
divergences, mais les oppositions les plus animées; et le public est admis 4 con-
naitre ces scandales de famille. Tout le monde a pu voir, sur les doctrines du
maitre, les apprĂ©ciations peu mĂ©nagĂ©es de M. Gatien-Arnoult, lâun des professeurs
les plus distingués de l'Université. M. A. Jacques, naguére professeur 4 Louis-le-
Grand, disait, au mois de janvier dernier: « On peut prendre le mot dâĂ©clectisme
dans un bon sens. Mais je déteste et je repousse de toutes mes forces ce que le
plus illustre reprĂ©sentant de lâĂ©clectisme contemporain a accumulĂ© sous ce terme.
fl en est venu de nos jours & signifier dâabord la substitution systĂ©matique de lâhis-
toire 4 la science. Il signifie pis encore, 4 sayoir : une alliance impossible entre la
foi et la raison, une perpétuelle capitulation de la conscience. I] veut dire enfin,
en histoire, apologie du succés, nécessité et partant légitimité de ce qui a été et
de ce qui est. Signaler ces doctrines, c'est les réfuter. Les dépouiller du prestige font
VâGloquence a su les entourer, câest en mettre & nu le faux et lâodieux.» M. Jacques a
peut-Ă©tre regrettĂ© ces rudes paroles, lorsquâil sâest yu, quelques semaines apres,
frappĂ©dâune destitution solennelle, au moment mĂ©me 0i le disciple fidĂ©le, M. Saisset,
Fecevait la récompense de ses sages et saines doctrines. Ces deux faits simultanés
ne prouveraient-ils pas Ă©galement Iâinfluence que M. Cousin conserve toujours en
haut lieu? et ne trouverait-on pas 1a lâexplicatibn de cette coincidence qui prĂ©oc-
cupa si vivement ta presse et le public?
6 LA PHILOSOPHIE
montrer, a notre tour: Comment fnissent les ecoles et les systémes.
La philosophie nouvelle se considĂ©re comme tallement perdue quâelle
ne sait plus quel nom se donner & elle-mĂ©me. Elle nâose plus sâappeler
rationaliste, plus méme éclectique ; elle essaie de se dire spiritualiste et
de sâabriter sous un drapeau plus sir que le sien. Ayant entrepris der-
niérement de classer toutes les écoles de philosaphie qui ont cours en
France, M. Safssct les divisait ainsi : école théologique, école sensualiste
et Ă©cole spiritualiste, qui est la sienne; comme si |âĂ©cole universitaire
Ă©tait plus spiritualiste que lâĂ©cole thĂ©ologique. On nâexplique pas quâelle
ose usurper un nom qu'elle sat appartenir & ua autre; si ce vâest que
pour elle, elle nâen a plus qui lui soit propre, et que, tombant en disse-
lution rapide , elle ressemblera bientit, comme dit Bossust, a ce je ae
sais quoi qui nâa plus de nom.
Mais quoi quâil en puisse Ă©tre de son existence a l'avenir, nous croyons
que le moment est venu de dresser son inventaire et de voir ce que
nous légue cette école trap fameuse.
Sâjl fallait admettre le bilan qu'elle se plait elle-mĂ©me a tracer, nous
devrions porter & son avoir & peu prés toutes les principales richesses de
esprit humain, toutes les vĂ©ritĂ©s les plus importantes de lâordre intel-
lectuel et moral. Câest 4 elle que le monde devrait non-seulement la
distinction établie entre la pensée et la sensation contre les derniers phi-
losophes du dernier siĂ©cle, mais la spiritualitĂ© de ]âame, lâexistence de
Dieu et de sa Providence contre lâathĂ©isme et le matĂ©rialisme qui avaient
prévalu ; la notion du devoir, de la morale universelle contre les doc-
trines dâintĂ©rĂ©t ou de plaisir qui avaient envahi les esprits. Câest elle qui
aurait fondĂ© la vraie science psychologique par l'Ă©tude et lâanalyse com-
plĂ©te des facultĂ©s de IlâAme, qui nous aurait fait connaitre histoire de la
pensée humaine en mettant en lumiére tous les systémes du passé. Elle
nous aurait donné surtout la vraie méthode philosophique, qui, & elle
seule, vaut toutes les vérités, puisque avec elle on parvient & toutes.
Cette mĂ©thode est ]âobservation, lâanalyse, qui, appliquĂ©e a la conscience
et 4 Phistoire, nous conduit dâune part a lâautonomie et & lâindĂ©pen-
daace de la raison ; de lâautre, par une impartialitĂ© absolue, a la resti-
tution de tous les systĂ©mes et de toutes les croyances de |âhumanitĂ© ; en
dâautres termes, 4 lâĂ©clectisme. Tels sont les rĂ©sultats acquis dont elle
croit devoir sâenorgueillir !â. EHe nous permettra de les vĂ©rifier.
4 Voir Diction. des sc. phil., Introduct., art. Francaise (phil.); art. Jouffroy, etc.;
Saisset, Revue des Deux-Mondes, septembre 1850, etc. Ă©
ET LES CONCILES EN FRANCE. 7
AssurĂ©ment on lui saura grĂ©, on la louera de sâĂ©tre, des le principe,
franchement et courageusement ralliée au drapeau du spiritualisme, de
sâĂ©tre posĂ©e Ă©nergiquement contre le sensualisme de lâĂ©cole condilla-
cienne, contre le matérialisme et Yathéisme des encyclopédistes. Dans
cette lutte sérieuse, elle a montré de la constance et du savoir-faire; elle
a renda dâincontestables services, et a contribuĂ© pour sa part & expulser
de notre patrie ces doctrines abjectes. Mais dans cette lutte, a-t-elle
donc été seule & combattre, au point de mériter seule en France le titre
dâĂ©cole spiritualiste ? Serait-il vrai, comme elle voudrait le faire croire,
que les catholiques se soient montrés indifférents ou méme opposés aux
doctrines du spiritualismeâ? En vĂ©ritĂ©, il y aurait de lâimpudence & le
soutenir, et elle-méme est obligée d'avouer, en se contredisant, que du
cété des écrivains religieux, « la guerre fut vigoureuse, brillante, décisive ;
que le matĂ©rialisme recut dâeux des coups mortels 3. » La philosophie uni-
versitaire nâa point dĂ©couvert les dogmes du spiritualisme ; elle les a trou-
vés établis avant elle : sa gloire est de les avoir reconnus et appuyés. En
se rattachant sur ce point & la grande Ă©cole spiritualiste, elle sâest fait hon-
neur, et a fait honneur 4 notre siĂ©cle et & notre pays. Plat 4 Dieu quâelle
ne se fat pas déshonorée bientét en mélant & ces grandes vérités les plus
déplorables erreurs sur Ja nature et la personnalité de Dieu, sur sa Pro-
vidence et ses rapports avec l'homme, sur |â&me humaine et Ia libertĂ©
morale, ainsi que sur fa notion et les régles du devoir.
Elle nous a laissé des travaux utiles sur la psychologie, qui est peut-
Ă©tre la partie ot elle s'est le plus distinguĂ©e & la suite de IâĂ©cole Ă©cos-_
saise. Ce nâest pas que ce quâelle donne comme nouveau ne fat dĂ©ja en
grande partie connu sous dâautres termes; ce nâest pas que, parmi les
définitions et classifications inventées par elle, il en soit un grand nombre
que |âon puisse accepter complĂ©tement ; mais elle a sur plusicurs points
fourni des indications précieuses et éclairé de quelques lamiéres cette
branche importante de la philosophie Et, en vérité, il serait bien étonnant
guâi! nâen fat pas ainsi aprĂ©s quarante ans dâĂ©tude et de labeur. Ce
nâest ni aux principes ni & Ja mĂ©thode de IâĂ©clectisme quâon doit faire hon-
neur de ce résultat, mais uniquement au talent et & la patience de tant
dâhommes distinguĂ©s.
Nous dirons Ă©galement que, sur lâhistoire de la philosophie, ils ont
fait d'importantes recherches; ils ont fait revivre bien des noms et des
1 Reoue des Deux-Mondes, aoit 1850. â 2 rbtd. e
8 LA PHILOSOPHIE
systĂ©mes tombĂ©s dans |âoubli, et dont plusieurs sans doute mĂ©ritaient
plus ou moins dây rester; mais en somme, ces recherches ont servi a
l'histoire de lâesprit humain ; elles ont fixĂ© de plus en plus Iâattention
publique de ce cĂ©tĂ©, et continuĂ©es par dâautres avec la mĂ©me ardeur,
mais avec des principes plus sadrs, elles pourront conduire a des résul-
tats précieux pour la science, Mais, ils nous permettront de le leur dire,
on ne peut assez regretter que Jes Ă©crivains universitaires se soient si obs-
tinément attachés a réhabiliter, a glorifier tous les dogmatiseurs qui, dans.
Vhistoire, se signalérent par quelque erreur religieuse, sous le prétexte
trĂ©s-peu philosophique quâils se montrĂ©rent par [a libres penseurs. II
est plus regrettable encore que, par suite de leur principe Ă©clectique, ils
aient dans leurs études historiques constamment tendu & justifier, a lé-
gitimer tous les systĂ©mes et tous les rĂ©ves qui ont dĂ©shonorĂ© Iâintelli-
gence humaine ; quâils aient fait dâinutiles efforts pour restituer, comme
ils le disent, toutes les croyances de lâhumanitĂ©, novus offrir au sein d'un
vaste Ă©clectisme, qui nâest quâun absurde syncrĂ©tisme, toutes les vĂ©ritĂ©s
comme toutes les erreurs du passĂ©. Câest a fausser l'histoire et lui faire
injure; câĂ©tait une tache indigne dâune Ă©cole sĂ©rieuse.
Dâailleurs, est-ce donc uniquementa reproduire le passĂ© que se prouve Ic
gĂ©nie dâune Ă©cole philosophique ? AssurĂ©ment les Ă©clectiques, 4 commen-
cer par leur chef, ont fait assez de traductions, assez d'Ă©ditions nouvelles,
dâannotations, de commentaires, de prĂ©faces et dâintroductions; mais,
âde leur propre fonds, quâont-ils produit de vraiment original et dâutile?
Quelle idée nouvelle, grande ou féconde, nous ont-ils apportée, en logi-
que, en morale ou en thĂ©odicĂ©e, sur Dieu, sur lâame, sur le devoir, sur la
certitude et la connaissance ? Ou ont-ils creusé un peu profondément le sol
de la philosophie? A lâexemple de ces gĂ©nies dont la solution dâun pro-
bléme difficile immortalisa la vie et les travaux, quel point obscur de la
science ont-ils réussi, ou seulement se sont-ils attachés 3 déterminer et
a éclaircir? Renongant a ces profondeurs, |école éclectique a trouvé
plus commode et plus facile de sâĂ©tendre sur l'histoire en Ă©bats peu rĂ©-
glés, de parler convenablement sur la philosophie écossaise et sur Ics
diverses Ă©coles dâAllemagne, voire mĂ©me dâentreprendre sur lâantiquitĂ©
et sur le moyen age de plus ou moins longues recherches, mais que du
temps et un peu de patience leur rendaient possibles. Quâest-ce que cela
prouve ? Que les Ă©clectiques Âą ont substituĂ© lâhistoire & la science *, » et
qu ils sont convaincus dâĂ©tre, comme ils sont obligĂ©s de lâayouer, « plus
4M. Jacques.
ET LES CONCILES EN FRANCE. 9
historiens quâinventeurs, plus Ă©rudits que philosophes !. » Câest-a-dire
qae cette Ă©cole nâa eu ni le gĂ©nie ni la vocation philosophique.
llest uxt fait qui prouverait 4 lui seal que cette vocation lui a manqué.
Quand on a vu les fondateurs de I'Ă©clectisme et ses plus brillants sou-
liens quitter tout & coup leurs livres et leurs cahiers, leurs chaires et
lears auditoires, pour se jeter dans les luttes politiques et sâabsorber dans
les affaires, on a pu conclure quâune vie si facilement changĂ©e, et pre-
nant st volontiers une direction toute contraire, nâavait point Ă©tĂ© jusque-
laretenue dans la solitude et le cabinet par le pur amour de IâĂ©tude et de
Ja vĂ©ritĂ©. Lâesprit le plus philosophique dont puisse, & notre avis, s'ho-
norer lâUniversitĂ©, disait sans se cacher que M. Cousin nâest pas un phi-
losophe. Les hommes compétents penseront comme Jouffroy. Nous
avons toujours considéré M. Cousin comme un homme supérieur qui a
manquĂ© sa vocation. Il nâĂ©tait point destinĂ© par sa nature aux profon-
deurs arides de la philosophie. LâĂ©loquence, le culte du beau, plutĂ©t que
celui du vrai, voila quelle doit avoir été sa vocation premiére. Dieu I'a-
vait fait littĂ©rateur ; lâerreur de sa vie est de sâĂ©tre dit philosophe et dâa-
voir voulu devenir un homme politique.
Nous ne voyons pas que, dans le champ de la vérité, la philosophie
éclectique ait fait une seule conquéte de quelque valeur; mais elle se
vante de nous avoir donné mieux que des conquétes, en nous donnant le
moyen de toute conquéte, la vraie méthode philosophique. Cette grande
méthode, dont la découverte doit la couvrir de gloire, consiste 4 prendre
pour point de dĂ©part la conscience et pour guide lâobservation , & procĂ©-
der du connu a lâinconnu, et a suivre en tout IâĂ©vidence. Câest ce quâils
appellent la méthode psychologique ou le psychologisme 8.
S'il faut dire ce que nous en pensons, il nous semble que cette nou-
velle mĂ©thode est assez ancienne, quâelle a Ă©tĂ© connue, pratiquĂ©e dans
toute sa vérité par des philosophes qui ont dans lhistoire quelque re-
nom. Les éclectiques ressembleraient-ils 4 ces prétendus philosophes que
M. Saisset ridiculise d'une maniére si spirituelle ;: « II faut savoir, dit-
il, que M. Aug. Comte (le positiviste) se croit de la meilleure foi du
monde lâinventeur dâune science nouvelle, la sociologie. Sur quoi nous
ferons une ou deux rĂ©flexions prĂ©liminaires. Et dâabord, la science quâil
plait M. Comte dâappeler sociologie est connue depuis longtemps sous
1 M. Saisset, Kssais, p. 89.
2 Dict. des sc. phil., art. francaise (phil.); MĂ©thode, etc. â M. Cousin, Reowe .
des Deux-Mondes, avril 1851 et tous les Ă©crivains Ă©clectiques.
40 LA PHILOSOPHIE
un autre nom. Elle remonte a des personnages qui ont fait quelque fi-
gure dansle monde. En gĂ©nĂ©ral, lâĂ©cole positiviste ne brille pas par la
nouveauté des idées. La seule découverte qui lui appartienne est cellé
des deux mots sociologie et biologie; ajoutez-y le mot positivisme dont
cette école a cru devoir se décorer, et vous aurez le compte net de ses
inventions !, » La main sur Ja conscience, M. Saisset ne sâest-il pas
aperca que sa plaisanterie pouvait se retourner de tout point contre sa
propre Ă©cole avec une force de vĂ©ritĂ© non moins Ă©crasante ? Et quâa donc
inventé cette école, que de vains mots, une terminologie étrange, moi-
tié nouvelle, moitié prise aux Allemands, et qui trop souvent ne recouvre
rien de réel?
La mĂ©thode dâobservation pratiquĂ©e & lear maniĂ©re, et appliquĂ©e non-
seulement & la conscience et & lâindividu, mais & l'histoire et 4 la critique
du passĂ©, les a conduits, disent-ils, 4 un systĂ©me dont ils sâhonorent, et
dont ils ont cru devoir prendre le nom pour en décorer leur nouvelle
école. C'est la possibilité, en les expliquant, de concilier tous les sys-
t@mes et toutes les thĂ©ories; câest le nouvel Ă©clectisme, symbole et rĂ©-
sumĂ© de toutes les tendances de lâesprit moderne.
De deux choses Iâane : ou leur Ă©clectisme ne consiste quâa reconnaitre
dans chaque systĂ©Âąme, au moyen dâune rĂ©gle sre et de principes cer-
tains, les Ă©lĂ©ments de vĂ©ritĂ© qui sây trouvent renfermĂ©s, & les dĂ©gager
des erreurs qui les dérobaient & la vue; & chorsir, en un mot, parmi tout
te qu'il y a de faux, ce quâil peut y avoir de vrai, pour le rattacher & un.
ensemble de doctrines auquel il appartient. Et alors il faut avouer que
c'est une grande naiveté de leur part de se donner pour les inventeurs
dâun procĂ©dĂ© si commun, si universel, pour ne pas dire si vulgaire. Ou
bien ils acceptent les systĂ©mes en eux-mĂ©mes tels quâils sont dans I'his-
tire, et prĂ©tendent les concitier tous, quelque contradictoires quâils
puissent @tre , les absoudre tous et les légitimer, quelles que soient Tes
erreurs quâils renferment. Mais ceci ne serait autre chose quâun grossier
Syncrétisme dont ils auront de la peine 4 se faire un titre de gioire. In-
terpellĂ©s si souvent pour quâils aient & dĂ©clarer dans lequel de ces deux
Sens ils entendent leur Ă©clectisme, pourquoi nâont-ils point encore domĂ©
de répotise nette et précise*?
4 Revue des Deux-Mondes, aodt 1850.
2 On dirait mĂ©me quâ'ils craignent de sâexpliquer sur ce sujet, et que lorsquâil y
a nĂ©cessitĂ© de parler, tout leur soin est de voiler lear pensĂ©e. Quâon en juge par
cette explication que donnait dernierement M. Saisset: « AprĂ©s avoir reconnu Jâac-
ET LES CONCILES EN FRANCE. ,
Ii est cependamt une dĂ©couverte quâils sont en droit de revendiquer,
un dogme philosophique qui leur appartient : c'est I'Ă©mancipation de
la pensĂ©e, la.libertĂ© absolue et Iâentitre mdĂ©pendance de la raison, c'est
le rationalisme, Nen quâavant eux la raison ne se soit jamais Ă©mancipĂ©e,
et quâon nâait pas A diverses Ă©poqnes surabondamment pratiquĂ© cette
liberté de la pensée, en philosophie comme en toute sorte de exoyances.
Mais iis sont les premiers, pensons-nous, % avoir érigé en dogine cette
indépendance abeolue ; & avoir systématiquement posé en principe que
in raison: humame ne-doit se sounettre devant aucune intelligence su-
périeure. Ceci est leer propriété. Aussi dopnent-iis ce dogme comme le:
caractĂ©re prepre de leur philosophie, sâefforcant de prouver qu'a l'ave-
nir il dew Ă©tre ka base mĂ©me de la science. TeRement quâa les en croire,.
câest en cela seul que consiste la philĂ©sophie, personne ne pouvast, sane
admettre ce principe, prétendre au titre de philosephe, et quicenque.
Je proclame Ă©tant par cela seul digne de ce nemâ.
Ow ne peut le mĂ©connaitre aujourdâhui, |âindĂ©pendance de |'esprit
enseignée commne le foadementde toute philosophic, et hautement arborée
comme drapeau par une Ă©cole nombreuse et puissante, a merveilleuse-
ment servi & consacrer et 2 répandre cet esprit universel Pindipendance
qai met la France en pĂ©ril. Câest peut-Ă©tre le seul rĂ©sultat positif quâait
produit la philosophie Ă©ctectique; mais il est incemtestable et trop
réel. Ce prineipe tant vanté: pourrait donc etre jegé par ses fruits; mais
nots arone-encore 4 l'examsiner en lui-méme.
Constatons dâabord dans quel sens.id est pris par cette Ă©cole.
Nous nâavions pas cru, nous nations oeĂ© creire, quâen s/affranchis-
sant de lâaatoritĂ© en philosephie, les rationalistes entendissent: rejeter
Pantorité da ténsoignage et ne tenir ancum compte du genre humain. Il
est Yoai que plusieors fois ile n/ont montesé aucun scrupule de contre-
cord des. puissances do lâesprit humain, la nouvelle dcole rĂ©coneilie- Ă©galement les
systĂ©mes... Nâexcluant aucune idĂ©e, aucune force, aucun parti (aucun parti !), mais
tempĂ©rant tout pour tout accorder; pacifique, impartiale, comprĂ©hensive, nâayant
de part? pris que rimpartialité aniverselle... Notre dectrine... a pour but la res-
titutien intégrala de toutes les croyaaces naturelles de Vhumanité.» Gieeue dee,
Deux-Mondes, septembre 1850.) Pouvait-on sâen tirer plus habilement; et ca
mot naturelies, en particulicr, nâest-il pas merveilleusement trouvĂ© pour ne rien
dire?
â Mi. Gousin, Coure de 1828, lag. 3.at 12; â le DicÂąt. des sc. ph., pasaim.; â~ a
Manuel de phil, ; â M. Saisset et gĂ©nĂ©ralement tous les professeurs universitaires.
Nous regrettons que lâespace ne neus permette pas de donner les citations in
ex tenso.
42 LA PHILOSOPHIE
dire le sens commun et de braver les convictions universelles. I! est
vrai encore quâils ont entrepris de se passer en histoire du tĂ©moignage
des hommes, de refaire cette science a priori et de connaftre le passé
par la seule observation des lois psychologiques. Mais il paraft si Ă©vident,
la raison elle-mĂ©me proclame si haut que sur les faits dont nons nâavons
pas été témoins, il faut admettre le témoignage hamain, que, sur Jes
questions méme dogmatiques et de vérités essentielles, le jugement des
hommes compétents est une autorité pour nous et doit étre souvent pré-
fĂ©rĂ© & notre propre jugement, que nous nâaurions pu croire ces prin-
cipes mĂ©connus par les Ă©clectiques, sâils ne âavaient confessĂ© eux-mĂ©-
mes. Mais il nâest que trop vrai quâils vont jusque-la. Le caractĂ©re de
leur philosophie, dâaprĂ©s M. Cousin, est la nĂ©gation de toute autre au-
toritĂ© que celle de la rĂ©flexion et de la pensĂ©e!. Car «il nây a dâautre
autorité que celle de la pensée individuelle*, » « Une école de philoso-
phie, dit M. Saisset, suppose une liberté sans limites, le droit absolu de
individu de contredire ses semblables et de sâinscrire en faux contre
tout le genre humain3, » NĂ©anmoins nous sommes convaincus quâa la
rĂ©flexion ils nâentreprendront pas de soutenir cette exagĂ©ration de leur
principe, qui dâailleurs nous semble outrepasser Je but de leur pensĂ©c.
Il sâagit uniquement pour eux de se soustraire en philosophie a !âau-
toritĂ© de la parole divine, & lâautoritĂ© des doctrines rĂ©vĂ©lĂ©es, contenues
dans les Ecritures et proposĂ©es par IâEglise. Ici encore prĂ©venons les
Ă©quivoques, et voyons dans quel sens ils disent que la philosophie doit
étre indépendante de la révélation.
Entendent-ils que la philosophie, tout en supposant réelle Ja révélation
divine, doit en faire abstraction, et procéder avec indépendance dans son
propre domaine ? On bien, partent-ils de ce principe que jamais Dieu
nâa parlĂ©, que tous les dogmes religieux sont comme toutes les autres
vĂ©ritĂ©s le produit de J'esprit hamain, et que lâesprit humain dĂ©s lors est
juge souverain de tous les dogmes qui ont cours parmi les hommes, et
de toutes les vérités qui pourront étre découvertes a l'avenir? En un
mot, les éclectiques supposent-ils, oui ou non, la révélation comme
vraie? La regardent-ils mĂ©me comme possible? Voila ce quâ'ils refusent
de déclarer nettement; réserve bien suspecte dans des philosophes !
Nous avons des raisons de penser quâen rĂ©alitĂ© lâindĂ©pendance absolue
de la raison humaine est pour eux synonyme de régne exclusif de la
§ Cours de 1828. â 2 Introd. a Vhist. dela phil., lec. 3.â * De Ecole dâAlex.,
Pp. 184.
ET LES CONCILES EN FRANCE, 43
raison en ce monde, ou nĂ©gation de toute rĂ©vĂ©lation. Dâabord il leur est
arrivĂ© plus dâune fois, ils le regrettent peut-Ă©tre aujourd'hui, de nier
formellement la révélation et toute intervention positive de Dieu sur la
terre. Ensuite, malgré leur prudence étudiée et leurs artifices de langage,
il suffit de voir leur maniére de définir et de poser cette indépendance
de la raison, pour juger que, dans leur pensĂ©e, elle nâest indĂ©pendante,
elle nâest souveraine absolue, que parce qu'elle seule a Ja parole en ce
monde, et que jamais Dieu nâenseigne ni ne rĂ©vĂ©le. Quiconque les lira,
en sera pleinement convaincu !. Voila pourquoi sans doute ils se monâ
trent si constamment empressés 4 absoudre, a célébrer tous les libres
penseurs qui attaquérent la révélation chrétienne, les encyclopédistes*
comme tous les voltairiens sans distinctionÂź, Spinosa comme Strauss et
Salvador *. Leurs sympathies avouées indiquent leur conviction se-
créte.
Mais ils devraient alors sâengager dâhonneur & prouver cette faussetĂ©
d'un enseignement divin ; aborder franchement cette question décisive,
et, plus habiles ou plus heureux que leurs devanciers des siécles passés,
montrer au monde que tous ces rĂ©cits de rĂ©vĂ©lations, dâapparitions et
de miracles, sont ou apocryphes ou explicables naturellement, et que
tous les chrétiens qui les adoptent et les professent dans leur significa-
tion rĂ©elle et positive, sont victimes dâune perpĂ©tuelle mystification, ow
le jouet de leur ignorance et de leur simplicitĂ©. Mais ces doctes ne |âen-
treprendront pas, parce quâils sont encore plus habiles que doctes. Ils
sentent quâil serait moins commode pour eux, moins utile 4 leur cause,
de combattre directement la rĂ©vĂ©lation , qu'il ne lâest de la supposer
Constamment comme fausse, et de partir de cette supposition pour
affirmer lâindĂ©pendance de 1a raison, et la proclamer souveraine unique
et universelle.
Quand toutes les rĂ©vĂ©lations opĂ©rĂ©es jusquââ ce jour seraient prouvĂ©cs
fausses, quand Dieu aurait gardĂ© jusquâici un silence absolu, qui assure
les rationalistes quâil ne puisse pas un jour parler et nous instruire? Or,
cette seule possibilité leur éte le droit de déclarer la raison humaine
essentiellement indépendante et souveraine définitive. Car elle-méme
ÂŁ Quâon lise entre autres, lo Manuel de phil., p. 4; âCousin, Introd. @ Uhist. de
la phil., leg. 5; â Dict. des scienc. phil., art. CartĂ©sianisme; Daniel, francaise
hil.).
a pik Essats, p. 194. ⠰ Ibid., art. Encyclopédie.
4M. Saisset, le traducteur, lâannotateur et souvent le pancgyriste impardon-
nable de Spinosa.
4h LA PHILOSOPHIE
dans cette hypothése renierait cette prétendue indépendance et en pré-
sence dâun enseignement rĂ©vĂ©lĂ© de Dicu, elle sâempresscrait de lâaccep-
ter et de sây soumettre, comme elle se soumet & toute vĂ©ritĂ© certaine et
incontestable. Lâen dĂ©tourner serait mal servir ses intĂ©rĂ©ts et sa dignitĂ© ;
le lui défendre serait faire violence 4 sa nature et A ses tendances les plus
essentielies,
Mais, disent les professeurs Ă©clectiques, la raison, la philosophie, ne
doit ni repousser la parole divine, en fa niant, ni Ja reconnaitre, en s'y
soumettant. Elle se tient en debors de la révélation et de toute doctrine
révélée; elle se renferme dans sa propre sphére, et appuyée sur elle-
méme et sur ses seules forces, elle marche avec indépendance et de-
meure seule souveraine dans le domaine de la science.
Sâil ne sâagit que dâayouer quâon peut philosopher sans s'appuyer sur
la parole de Dieu, que la raison peut découvrir, constater et démontrer
invinciblement un certain nombre de vérités importantes, sans les atten-
dre de la rĂ©vĂ©lation ; sicâest 12 tout lâaveu quâon nous demande, assurĂ©-
ment cet aveu nâen est pas un. Câest ce que nous disons tous, ce que
nous professons tous, depuis qu'il y a des philosophes chrétiens. Tous
sont unanimes, & |âexception de quelques traditionalistes modernes
qu'on. nous permettra de ne pas compter ici, tous sâaccordent & ensei-
gner que la raison humaine peut fonder une science purement na-~«
turelle, que, rĂ©duite a elle seule elle peut quelque chose, et quâelle peut
méme de grandes choses.
Mais si elle peut de grandes choses, elle peut aussi se tromper ; les ra-
uonalistes ne le nieront pas. Voila pourquoi, si lâon suppose dans le
monde une doctrine révélée, qui, elle, ne peut jamais étre fausse, la
raison, loin de la contredire, doit lâaccepter comme une rĂ©gle infailli-
ble, et la prendre, non comme son point de départ dans la recherche
da vrai, mais comme une limite sur la route de lâerreur, qu'elle ne peut
franchir ; comme le critérium supréme de la vérité, qui ne peut jamais
tromper. Nâest-ce pas la ce que proclame le raison, comme le principe
le plus incontestable qu'elle trouve en elle-méme? En cela, du moins,
elle est sire de ne pas errer.
La rĂ©vĂ©lation nâest point pour le philosophe son point de dĂ©part, son
premier fondement et son unique régle , quoique les universitaires af-
fectent de nous imputer cette erreurâ. Mais nous disons que dans toutes
4M. Javary, De la certitude, p. 359.
ET LES CONCILES EN FRANCE. ÂŁ5
les vĂ©ritĂ©s quâelle a dĂ©cidĂ©es et marquĂ©es de son sceau divie, si lâesprit
humain les aborde et les examine, elle est pour iui la régie supréme et
infallible. La od la rĂ©vĂ©lation nâa point prononcĂ©, la raison est seule
joge; mais dans les points communs & Pane et a )âautre, Ja raison elle-
méme se refuse & statuer en dernier ressort et réfere le jugement & la
révélation. De sorte que celui qui, dans ce cas, suivrait sa raison, en ja
tournant contre la rĂ©vĂ©latlon, outragerait & la fois lâune et l'autre.
C'est en vain qnâaffectant de prendre en main les intĂ©rĂ©ts de la raison,
vous prétendez égaler ses droits 4 ceux de la révélation, répétant que la
premiére est une puissance aussi légitime que la seconde, que pouvant
donner des résultats également sfirs, également solides, -elle ne doit ja-
mais lui @tre ni opposée ni soumise?; que « la raison est aussi pure,
aussi sainte, aussi infaillible que la rĂ©vĂ©lation 2. » La raison nâaccepte
point vos Ă©loges ni tous vos efforts en sa faveur. Elle sâĂ©lĂ©ve elle-m@me
contre vous et vous rĂ©padie comme dâinjurienx dĂ©fenseurs, comme
des patrons malhabiles. Ele ne rougit nullement de se soumettre a la
vĂ©ritĂ©.quand elle lui vient de Dieu. Accepter Ja rĂ©vĂ©lation, ce nâest point
s'abaisser sous un joug; c'est, en sâattachant & une puissance supĂ©rieure,
sâĂ©lever et se grandir. En se reposant sur la parole divine, elle nâabdi-
que point, par laclietĂ© on par tmpuissance, comme Iâen accuse ai gratui-
tement M. Cousin '; elle fait de ses facultĂ©s lânsage le plus intelligent
quâelle puisse faire *. Elle ne perd aucan de ses droits; elle les exerce
utilement. Elle ne renonce 4 aucune de ses lumiéres acquises, & aucune
des connaissances quâelle peut acquĂ©rir par elle-mĂ©me ; elle sâenriehit
de toutes celles que lui apporte la révélation.
Lâennemi de la raison, c'est donc le rationalisme. Câest lui qui âbi re-
fuse un secours puissant, une force nouvelle qai lui est offerte. Lui seul,
contre ses principes et ses plus fréquentes promesses, se montre injuste,
exclusif. Lui seul ne tient pas compte, se refase & temir compte de tous
les moyens de connaissances qui sont dans le monde. Dieu vient nous
rappeler et confirmer de sa parole infaillible une foule de vérités que la
raison aurait dé connaftre, i! apporte aux hommes un grand nombre de
vérités nouvelles; et le rationalisme, loin de se montrer « impartial,
1 M. Javary, De (a certitude, page 859. â 2 M. Saisset, Easais, p. 276.
3 Revue des Deux-Mondes, avril 1851.
# Elle nâabdique pas plus, dit Mgr Gousset, que nâabdique l'ayeugle-nĂ© en croyant
â âŹ@ quâon lui dit de lâexistence et de la variĂ©tĂ© des couleurs, pas plus que homme
nâabdique sa yolontĂ© en faisant la volontĂ© de Dieu. (ThĂ©ol. dogm., 1, 5.)
16 LA PHILOSOPHIE
comprĂ©hensif » comme il sâen vante !, prĂ©tendrait rester Ă©tranger 4 un
fait si considérable pour Ja raison humaine, lui interdirait tout rapport
avec ce nouvel ordre de vérités, et lui défendrait de sortir du cercle
Ă©troit quâil lui a tracĂ©! Nous regarderions comme insensĂ©, comme cri-
minel envers la science et la raison, le sophiste qui voudrait la priver de
lâappui et des enseignements du gĂ©nie; et le rationalisme ne serait pas
coupable de lui oter lâappui des enseignements divins!
Pour nous résumer, nous dirons 4 ces philosophes : quelque position
que vous preniez, votre rationalisme est insoutenable et ne tient pas de-
vant la raison.
Niez-vous lâexistence de la rĂ©vĂ©lation ? Non-seulement vous nâĂ©tes
plus chrĂ©tiens, yous nâĂ©tes plus dans lâorthodoxie ; mais, ce qui vous
touche peut-Ă©tre davantage, vous nâĂ©tes plus dans le vrai, vous Ă©tes
dans le faux. En apostasiant la foi, vous apostasiez la vérité et la raison ;
et pour vous parler un langage que vous compreniez, votre rationalisme
est plus quâune impiĂ©tĂ©, il est une erreur, une erreur matĂ©rielle.
Tout en supposant la révélation dans le monde, croyez-vous pouvoir
vous isoler et la nĂ©gliger au point de nâavoir rien 4 dĂ©mĂ©ler avec elle?
Vain espoir! Il ne vous est possible ni de lâignorer ni de vous en dĂ©-
barrasser avec révérence. Il vous faudra, bon gré mal gré, compter
avec elle et vivre avec elle. Elle se présente & vous et vous arréte dans
vos spĂ©culations ; lâĂ©carter pour ne pas lâentendre, c'est lui rĂ©sister ;
s'abstenir, câest Ja combattre. La raison et Ia rĂ©vĂ©lation, la philosophie
et la théologie ont des rapports et des points de contact inévitables; il
faut que nĂ©cessairement elles prennent position vis-a-vis |âune de lâau-
tre et reconnaissent loyalement leurs devoirs et leurs droits réciproques.
Vous dites vous-mĂ©mes quâentre la philosophie et les autres sciences, la
physique et les mathématiques, il ne peut y avoir séparatiqn et indépen-
dance complete, parce que la philosophie ne peut rester étrangére a au-
cune *; et vous croiriez qu'elle peut rester étrangére A la plus sublime
de toutes, 4 la science des vérités divines ? Yous parlez fort haut de « la
sécularisation de la pensée *, » qui doit correspondre, dites vous, a la
sĂ©cularisation et & l'indĂ©pendance de IâEtat, de la sociĂ©tĂ© politique Âą.
Nous admettons assez la parité. Mais faut-il admettre par la que, méme
dans ce régime de séparation introduit par le droit public moderne ,
4 M. Saisset, Revue des Deux-Mondes, septembre 1850.
2 Manuel de phil., p. 12. â * Saisset, Essais, p. 12. â 4 Cousin, Revue des Deus
Mondes, 1851.
ET LES CONCILES EN FRANCE. 47
il n'y ait entre I'Eglise et I'Ktat aucun point de contact, aucun rapport,
aucune matiĂ©re mixte, et que la sociĂ©tĂ© nâait jamais rien & rĂ©gler avec
ha religion? « La nation, dit M. Cousin, est sans doute obligée de faire
de sa liberté un usage raisonnable (comme Ia raison de la sienne) ; mais
elle nâest obligĂ©e que devant elle-mĂ©me, et ja souverainetĂ© de sa libertĂ©
he s'arrĂ©te que devant la souverainetĂ© de sa raison !. » Câest-a-dire ap-
paremment qu'une nation est seule juge de ses obligations morales et
religieuses, que la religion et IâEglise nâont rien & lui enseigner sur ce
point, et que repousser ou accepter leurs enseignements est Ă©galement
raisonnable. La politique de M. Cousin vaut sa philosophie.
"Comme il y a nĂ©cessairement des cas mixtes entre IâEglise et l'Etat, il
y en ade méme essentiellement entre la philosophie et la religion, en-
tre la raison et la révélation 7. Or dans ces cas mixtes et sur les points
communs, a qui appartient-il de prononcer? La est toute la question.
Sâimaginer, avec certains rationalistes, quâelles ne prononceront ja-
mais en sens opposĂ© *, câest ou trop de naivetĂ© ou trop de lĂ©gĂ©retĂ©.
Croire que la philosophie nâa point a prĂ©venir ces oppositions Ă©ven-
tuelles, quâelie nâa point a sâen prĂ©occuper ni a y prendre garde â ; câest
tĂ©mĂ©ritĂ©, câest sâexposer en aveugle a tous les dangers d'un conflit fu-
neste,
PrĂ©tendre que, dans ces cas dâopposition, la raison peut suivre sa voie
et laisser la religion suivre la sienne, parce que l'une et l'autre sont deux
puissances Ă©galement lĂ©gitimes 5; câest prĂ©tendre quâune chose peut en
mĂ©me temps Ă©tre vraie en religion et fausse en philosophie, câest mettre
Ja vérité en contradiction avec elle-méime.
Vouloir que, dans ces occurrences, ce soit 4 la raison & prononcer
en souveraine et qu'il appartienne & la philosophie de juger les doc-
trines révélées, comme toutes les autres 6, serait donner un démenti
aux notions les plus claires de Ja raison humaine, non moins quâa lâau-
torité infaillible de la parole divine.
- Dira-t-on enfin, pour dernigre ressource, que la philosophie et la
religion ne sont point faites pour sâunir dans une mĂ©me intelligence ;
quâavoir chacune ses partisans distincts et son domaine sĂ©parĂ© est le
{ Cousin, Revue des Deux-Mondes, 1851.
2 La philosophie entreprend de résoudre «tous les problémes qui intéreasent &
un certain degrĂ© lâhomme intellectuel et moral. » Diction. des sc. phil., p. 6. â Et
elle prĂ©tendrait nâavoir rien de commun avec la religion et la rĂ©vĂ©lation !
3 Javary, De la certitude, p. 359; â Saisset, Bssais. â 4 Ibid. â 5 Javary, etc.
© Manuel de phil., etc.
48 LA PHILOSOPHIE
seal moyen pour elles de vivre indépendantes et libres; que le partage
doit Ă©tre ainsi fait : 4 lâĂ©lite, aux penseurs, la rĂ©flexion etla science ; aux
masses, le sentiment religieux, les inspirations du cceur et de lâimagi-
tion; qu'il faut nécessairement opter; car on ne peut étre & la fois
chrĂ©tien et philosophe, une Ă©cole de philosophie et une Ă©glise*? Câest
un encouragement & l'impiĂ©tĂ© et un outrage aux catholiques. Câest,
de plus, une fausseté insigne, une invention éclectique peu honorable
pour ses auteurs. Et ici encore le rationalisme est plus quâun pĂ©chĂ©
contre la religion, câest une faute contre la philosophie.
En quelque sens qu'on |âentende, I'indĂ©pendance de 1a raison est donc
une erreur inexcusable, et le rationalisme est ce quâil peut y avoir de
moins rationnel. Mais on a dit, de plus, que câest une erreur panthĂ©is-
tique, ou condaisant directement au panthĂ©isme. Câest ce qui a profon-
dément ému les éclectiques, qui en restent indignés et sensiblement af-
fligés. Dts 1645, M. Saisset se plaignait amtrement de cette accusa-
tion?; il s*en plamt encore en 1850, et sapplie les Ă©crivains catholiques
" de ne plus reproduire ce grief, de loi Ă©pargner ce chagrin *. Nous ne
vyoudrions pas fe contrister outre mesure; mais, s'il le permet, au lieu
de reproduire ce grief, nous le discuterons un instant avec lui.
M. Saisset fait dire aux écrivains catholiques « que la raison humaine,
aussitĂ©t quâelle vent se dĂ©velopper avec indĂ©pendance et aborder libre-
mnent les hauts problémes, tombe nécessairement dans le scepticisme
ou le panthĂ©isme ; » que câest tout le sens « de cette formule tant prĂ©-
conisée : Le rationalisme aboutit nécessairement au panthéisme 4. » Ta
fort mal compris les Ă©crivains catholiques. Aucan homme sensĂ© nâa ja-
tmnais dit que la raison, marchant avec ses seutes forces et ses seules lu-
miéres, et Jugeant das lors avec liberté et indépendance, arrive néces~
sairement, fatalement, au bout de chaque raisonnement et sur toute
espĂ©ce de matiĂ©re, & lâabfme da panthĂ©isme. La raison s'exercant sar
jes questions mathématiques, morales, et méme sur les questions reli-
gieuses de lâordre naturel, non-seulement nâaboutira point nĂ©cessaire-
âft « Vonlez-vous Ă©tvve A la fois une Ă©cole de philosophic et une Ă©glise ? De la sorte
en voulant rĂ©unir des principes contradictoires, vous les neutralisez !âun par lâau-
tre... Aucune fusion, aucun mariage nâest possible entre le christianisme et la
phifosopiile.» Baisset, de [Ecole dâAlex., p. 184-187. M. Cousin enseigne par-
tout que la philosophic est faite pour les intelligences cultivées et le christianisme
pour les masses. Câest la pensĂ©e fondamentale de l'Ă©clectisme.
2 Essais, Introduction. â § Revue des Deux-Mondes, avdt 1850.
3 Essais, p.23 et 275; â Revue des Deux-Mondes, aout 1830, p. 688, 691.
ET LES CONCILES EN FRANCE. 19
ment au panthéisme, mais elle pourra, elle devra arriver a la vérité et
offrir ua rĂ©sultat qui, pour Ă©tre purement rationnel, nâen sera pas moins
réel et légitime. Mais les catholiques disent que quand elle affirme sen
indĂ©pendance abeolue et sâattribue une libertĂ© sans limites, elke comâ
met en cela une erreur qui, poussĂ©e jusquâau bout, conduit au pan-
thĂ©isme, parce qu'elle le contient en germe. Or, cette erreur sâappelle
le rationalisme. Ce'n'est donc pas ensâexercant librement sur tons les
objets de son ressort quâelle est condamnĂ©e a en conclure le panthĂ©isme,
mais uniquement en posant son indépendance sowveraine, on le rationa-
lisme. Nous ne disons pas que tous les rationalistes soient panthéistes,
ni que cette erreur soit le panthĂ©isme mĂ©me, mais que, suivie jusquâau
bout, elle y arrive logiguement, parce qu'il y a une logique pour lâer~
reor comme pour la vérité. Avons-nous tort?
MM. les Ă©clectiques ont la loyautĂ© de convenir quâils ne sont pas des.
dieux ; ils avouent méme que leur raison connait « des ombres et dea
limites, et quâelle en connaitra toujoursâ. » Mais eu mĂ©me temps ils la
proclament essentiellement indépendante, sonveraine, absolue, et uni-
que juge de la vĂ©ritĂ©. II sâagit de savoir s'il nây a pas [A contradiction
formelle. Nous leur demanderons si une raison qui « aura toujours des
ombres et des limites, » et toute raison finie en aura toujours, dâaprĂ©s
eux, si une telle raison, recevant dâune raison supĂ©rieure, infaillible et
infinie, de nouvelles lumiĂ©res et de nouvelles vĂ©ritĂ©s, nâest pas obligĂ©e,
dans son intĂ©rĂ©t mĂ©me, dâaccepter ces lumiĂ©res et ces vĂ©ritĂ©s, et de se
reconnaitre ainsi dépendante de cette raison supérieure pour ces lu- -
mitres et ces vérités. Par contre, s'il existe quelque part une raison qui
soit en droit de ne recevoir aucune lumiére ni aucune vérité d'une raison
supérieure, en droit de ne relever dans la connaissance du vrai de qui
que ce soit, et de nâĂ©tre Ă©clairĂ©e ni enseignĂ©e par aucune intelligence
possible , une raison essentiellement libre et indépendante, essentielle-
ment souveraine absolue , nous les prierons de nous dire si cette raison
nâest pas dĂ©s lors une raison infinie, une raison divine; et si, accordant
ce droit & toutes les raisons humaines aussi bien quâa la leur, ils ne leur
accordent pas lâattribut mĂ©me de la divinitĂ©. En un mot, sâil est Ă©gale-
Ment vrai que toute raison finie est essentiellement dépendante, et que
tonte raison essentiellement indépendante est une raison divine, cam-
ment la doctrine de lâindĂ©pendance de la raison humaine ne serait-elle
i M. Saissot. i
20 LA PHILOSOPHIE
pas le panthĂ©isme? Vous nâavez pas la volontĂ© dâĂ©tre panthĂ©istes, nous
le croyons facilement; mais cela ne suffit pas ; il faut repousser un
principe qui contient et engendre nécessairement le panthéisme. Ou
cessez dâaffirmer votre indĂ©pendance absolue, votre libertĂ© illimitĂ©e,
cessez dâaffirmer le rationalisme , ou sachez que vous affirmez le pan-
théisme, et que logiquement vous étes panthéistes.
I! serait fort inutile, aprés cela, de venger du reproche de rationalisme
les plus grands noms dans la science dont sâhonore le catholicisme depuis
des siĂ©cles, comme sâil nâĂ©tait pas Ă©vident quâon ne peut Ă©tre a la fois
rationaliste et catholique. « LâautoritĂ© et lasouverainetĂ© de laraison, nous
disent les éclectiques, voila le premier et le plus général caractére de la
philosophie francaise. AprĂ©s avoir mis 4 1lâĂ©cart, comme dans une arche
sainte, toutes les vĂ©ritĂ©s rĂ©vĂ©lĂ©es, le X VIIâ siĂ©cle, dans le domaine de la
pure philosophie, est tout aussi ferme sur ce point fondamental que le
XVIII* siécle lui-méme ou le XIX*. Tous les cartésiens placent également
dans lâĂ©vidence /âuntque critĂ©rium de la vĂ©ritĂ©. En matiĂ©re de philosophie,
Bossuet, tout autant que Voltaire, soutient la souveraineté de la raison.
Câest lâautoritĂ© et la tradition quâil faut suivre dans lâordre de la foi, et
la seule raison dans lâordre de la science (mĂ©me religieuse et morale) ;
voila ce que répétent Pascal, Arnauld, Malebranche, Fénelon et Bos-
suet !. » Lâassertion de M. Saisset est plus prĂ©cise encore et plus inju-
rieuse aux philosophes chrétiens : « Ces mémes vérités, dit-il, que le
Christianisme a pour la premiére fois réunies en un systéme approprié
* au genre humain, la philosophie moderne, le génie des Descartes, des
Malebranche, des Leibnitz, les a assises sur le fondement méme de la
raison, au-dessus de tous les systemes théologiques (!) et de toutes les
hypothéses métaphysiques 2. » Voila sans doute comme tls les mettaient
a UĂ©cart, dans une arche sainte. Câest dire le moins mal quâon peut
quâils mettaient la raison au-dessus de la rĂ©vĂ©lation ; il nâĂ©tait pas pos-
sible de donner dans toute sa crudité un si énorme paradoxe.
Il est un nom surtout quâils revendiquent hautement, impĂ©rieuse-
ment, celui de Descartes. « Descartes, disait dernitrement encore
M. Cousin, a supprimĂ© |âautoritĂ© en philosophie, et y a substituĂ© la libre
Ă©tude de la pensĂ©e 3. » â « A partir de Descartes, la philosophie mo-
derne rejette le principe dâautoritĂ©, qui avait dominĂ© dans la philosophie
4 Dictionnatre des sc. phil., art. FĂ©nelon, et Francaise (phil.).
2 Le christianisme et la philosophie, p. 301. â * Revue des Deux-Mondes.
ET LES CONCILES EN FRANCE, 21
da moyen age. Il proclama |'affranchissement définitif de la pensée, et
c'est de lui que IâĂ©cole Ă©clectique se fait gloire de descendre en ligne
directe, par Malebranche, Bossuet et Fénelon . »
En fait, que Descartes nâait jamais Ă©tĂ© rationaliste vu contempteur
de ka rĂ©vĂ©lation, câest ce que ne peut ignorer quiconque a lu l'histoire.
« ll est probable que Descartes était cartésien, disait dernitrement un
journal qui, lui, ne lâest guĂ©re. Mais on nous dit que le respect qu'il
exprime encore poor IâEglise et la thĂ©ologie est de sa part un pen dâi-
ronie et beaucoup de prudence. Etait-ce de la prudence ou de lâironie
que son veeu 2 la sainte Vierge et son pĂ©lerinage 4 Lorette, dans |âex-
térieur le plus religieux ? Les rationalistes ont-ils lu la correspondance
de Descartes? Ont-ils lu sa vie par Baillet ? Si le catholicisme de Des-
cartes nâefit Ă©tĂ© que prudence et ironie, quâon nous dise pourquoi il
aurait travaillé 4 la conversion de la reine de Suéde ? Nous concluons de
ces faits que Descartes ne croyait pas proclamer lâindĂ©pendance de 1âes-
prit humain vis-a-vis de la foi et de I'Eglise. »
En droit, est-il vrai que Descartes ait Ă©mis, sans le savoir, des prin-
cipes rationalistes? Nous nâavyons nulle envie de dĂ©fendre tous les prin-
cipes de Descartes, qui nâest point et nâa jamais Ă©tĂ© notre auteur classi-
que. Mais, nous-devons le dire, pour lâhonneur de la vĂ©ritĂ© autant que
pour lI'honneur des théologiens et des philosophes qui se sont déclarés
cartésiens, il nous semble que trouver dans son point de départ : Je
pense, donc je suts, ou dans sa rĂ©gle dâĂ©vidence, le principe dâune li-.
berté iltimitée pour la raison, est de la part des éclectiques une inven-
tion puĂ©rile, gratuite et calomnieuse. Et nous pensons quâon peut trĂ©s-
bien admettre ces deux principes, sans cesser dâĂ©tre catholique. Nous
ne savons comment il se fait que certains Ă©crivains religieux de nos
jours aient cru rendre service 4 la religion, en traduisant Descartes
comme Iâauteur et le pere du rationalisme moderne, pour avoir fait
appel aux idées claires ou pour avoir posé son fameux Ego cogito.
Od ont-ils yu qu'il ne peut sortir de ce principe « que le nibilisme
ou le panthéisme? Que par Ia Descartes inaugura ce mouvement ratio-
naliste qui devait devenir une révolte par ses conséquences ? Que Spinosa
nâa fait que dire le dernier mot de Descartes ? Que Descartes, en sĂ©cu-
larisant la philosophie, releva lâautel de la raison palenne en face de
â M. Cousin, tbid.; â Diction. des sc. phil., art. CartĂ©sianisme ; â- A. Jacques,
Liberté de penser.
22 LA PHILOSOPHIE
Ja foi chrétienne? etc., etc. » Vous étes donc bien plus perspicaces ou
plus profonds métaphysiciens que tant de génies ehrétiens qui n'y ont
rien yu de pareil? Les BĂ©ruile et les Gerdil, les Leibnitz et les Male-
branche, les PĂ©tau et ies Bourdaloue, les Bessuet et les FĂ©nelon, avaient,
croyons-nous, étudié longiement et approfondi ce principe de vexti-
tude, pour Padmettre. Est-ce donc la pénétration, le jugement qui lewr
ont manquĂ© plus quâa vous, ou le zĂ©le pour la religion? Et toutes les
Ă©coles catholiques qui ont professĂ© le mĂ©me principe, quâen faites-vous2
Et tous les théologiens des derniers siécles, ne le donnent-ils pas dans.
toute sa force et toute sa vérité? Il y a plus, on peut Vous le moatrer
dans les philosaphes et les théolagiens de tous les siécles.. Et nous di-
rons Ă©galement aux traditionalistes et aux rationalistes, puisqu ici encore
nous trouvons dans la méme erreur les uns et les autres : Vous vous.
imaginez ou vous feignez de croire que Descartes est lâinventeur de la
rĂ©gle de l'Ă©vidence et de cette mĂ©thode qui part de lâobservation de conâ
science ; vous vous trompez ou vous en imposez ; en tout cas, vous Yous
faites peu dâhonneur. Son mĂ©rite est dâ'avoir donnĂ© 4 cette mĂ©thode plus
de précision et de netteté, de l'avoir réduite 4 des termes plus clairs et
plus simples, et dâavoir par la semblĂ© se lâapproprier et la rendre sienne,
comme en perfectionnant un proeédé en usage, up. esprit habile attache
a son nom la gloire de ce precédé. Mais on peut affirmer que, pour le
fond, le principe et Ja méthode cartésienne se trouvent équivalemment,
dans tous les philosophes dignes de ce nom, depuis Platon et Aristate.
jusquâa saint Augustin. et. saint Thomas, ainsi que dans. tous. les grands:
théologiens du Christianisme. Nous dirons aux traditionalistes en. par=
ticulier : Vous attribuez 4 Descartes, et en cela vous croyez Ă©tre habiles,
les principes enseignés dans les écoles catholiques depuis deux cents ans.,
Vous déplorez cette invasion du cartésianisme ; vous y voyez la source.
principale des malheurs quâa essuyĂ©s la religian, et la cause prochaine de,
plus grands malheurs encore, si on ne se hate de chasser de nos Ă©coles
cette philosophie hétéradoze, paienne, rationaliste, panthéiste*, etc...
Vous parlez aujourd'bui comme vous partliez il y a vingt-cing ans, om
comme parlaient vos devanciers dâalors. Nous lisons certaines propgsi-
tions ou des, écrivains. da cette épaqua avancaient également « que la
philosophie cartésienne renferme au fond le panthéisme... Qua la syse
4 Nous pourrions citer les journanx et les revues o ces griefa sant reproduits: &
satiété.
ET LES CONOILES EN FRANCE. 23
tĂ©me thĂ©ologique des cartĂ©siens aurait Ă©tabli, sâils eussent Ă©tĂ© consĂ©-
quents, un athĂ©isme universel... Quâil fournissait des objections insolu-
bles aux protestants et a tous les incrédules, etc. » Eh bien! si vous
Pavez si promptement oubliée, voici la censare infligée a de pareilles
assertions, en 4832, par un nombre considĂ©rable dâĂ©vĂ©ques, avec lâa-
dhĂ©sion de presque tout lâĂ©piscopat francais : « Ces propositions, ot,
sous le faux nom de doctrine ou thĂ©ologie cartĂ©sienne, inow! dans |âĂ©-
cole, on cherche A fiétrir, par les imputations les plus odieuses, la doc-
trine CONSTAMMENT enseignée dans I'Egtise, sont frusses, calomnieuses ;
elles supposent témérairement que depuis plusieurs sitcles au moins
toutes les écoles catholiques ont erré dans un point fondamental, sous
les yeux et avec lâapprobation tacite des pasteurs; elles respirent |âhĂ©-
résie. »
CHASTEL, S.-J.
(La fin é un prochain numéro.)
M. LOUIS VEUILLOT
ET SES DERNIERS OUVRAGES.
ETUDE POLITIQUE ET LITTERAIRE.
Je voudrais, dans cet article, faire connaftre et apprécier, comme ils
le mĂ©ritent, quelques-uns des ouvrages de M. Louis Veuillot. â Je vou-
drais surtout caractĂ©riser le talent de |âauteur, lâun des plus distinguĂ©s
assurĂ©ment, des plus hardis et des plus dĂ©vouĂ©s parmi cette plĂ©iade dâĂ©-
crivains éminents qui portent avec éclat, dans la république des lettres,
le drapeau de la vĂ©ritĂ© catholique. â Jâaimerais enfin quâaprĂ©s avoir par-
couru ces lignes, quelques-uns de nos amis se reprochassent de ne pas
connaitre assez Uauvre de Vewillot, quâils se prissent 4 la gofter et & Ja
répandre autour d'eux.
En contribuant ainsi a grossir lâauditoire de notre auteur de prĂ©di-
lection, nous aurions coopéré, pour notre humble part, au bien que ses
livres ne peuvent manquer de produire partout ov ils pénétreront.
I
Quiconque a lu, avec tant soit peu de suite, les ouvrages de M. Veuil-
lot a da facilement sâapercevoir quâil y a eu deux maniĂ©res, ou, st lâon
veut, deux degrés dans son talent.
Dieu est la vie de Vame, comme UVdme est la vie du corps, cette vé-
ritĂ© banale pour l'enfant de nos catĂ©chismes, voila ce quâavec une mer-
veilleuse variĂ©tĂ© de formes et une grande richesse dâimagination, notre
auteur met en relief dans les livres de sa premiere maniĂ©re. â Une ame
ballottée par le doute et les passions, un cceur hésitant sur le seuil de la
vérité, entrainés tous deux par la grace divine, par les efforts et les
pritres dâamis pieux, dans la sphĂ©re de la lumiĂ©re et de la vie, voila
Rome et Lorette, voila Pierre Saintive, â Le travail de la grace, ses fruits
M. LOUIS VEUILLOT ET SES DERNIERS OUVRAGES. 25
admirables et pratiques, en opposition avec lâhonneur du monde et ses
vertus stĂ©riles parce quâelles ne sont quâapparentes, telle est lâHonnĂ©te
femme. â Dans les Nattes, la Petite philosophie , les PĂ©lĂ©rinages en
Suisse, câest encore la mĂ©me idĂ©e, qui, sous des aspects toujours variĂ©s,
vient solliciter, sans la fatiguer jamais, lâadhĂ©sion du lecteur.
Mais quâest-ce que )âhomme isolĂ© de ses semblables? et que sont
quelques mes, & cĂ©tĂ© de ces milliers dâames dont la rĂ©union forme la
sociĂ©tĂ©? Si Dieu est la vie de chaque 4me en particulier, nâest-il pas
aussi la vie des peuples?
Ce point de vue ne pouvait Ă©chapper 4 M. Veuillot. Signaler aux na-
tions prĂ©tes a pĂ©rir IâĂ©cueil contre lequel elles vont se briser, leur mon-
trer dans IâEglise catholique le port ov elles trouveraient un repos assurĂ©,
et en méme temps la barque de sauvetage toujours préte & les recueillir
au sortir de la tourmente; refaire pour la société ce qu'il avait feit pour
les individus, telle fut ce que j'ai appelé la seconde maniére de notre
auteur, ou le second degrĂ© de son talent. Les Libres penseurs, âEsclave
Vindez, le Lendemain de la Victoire sont trois manifestations succes-
sives, et parfaitement coordonnées de la méme pensée.
Tous nos lecteurs connaissent les Lidres penseurs. Ils ont tous lu ce
beau livre que, malgré les quelques taches qui le déparent, nous persis~
tons & considĂ©rer comme |âun des plus remarquables qui aient paru
depuis vingt ans. Quoique publiés aprés la révolution de Février, les
Libres penseurs ont été écrits en pleine monarchie de Juillet, alors que
tant dâesprits se hataient de conclure dâune expĂ©rience qui allait atteindre
ses quatre lustres : que le Christianisme aprĂ©s tout nâest pas si nĂ©ces-
saire 4 la prospĂ©ritĂ© des nations; que lâindiffĂ©rence du grand nombre,
lâimpiĂ©tĂ© de plusieurs, une guerre sourde et polie faite a lâEglise, & son
influence, 4 sa libertĂ© dâaction; que tout ccla (avec quelques chrĂ©tiens
fervents pour varier lâaspect des choses, et faire point de vue dans le
paysage,) que tout cela est trés-compatible avec tout ce qui fait la gran-
deur et la sécurité des sociétés modernes.
Câest & ce moment que, jetant un regard profond et inquiet sur tant
de ruines encore cachĂ©es 4 la foule, sachant bien que 1a od Dieu nâest
pas, la vie ne saurait habiter, M. Veuillot saisit la plume, et, dans un
langage tour 4 tour atiristĂ©, lorsquâil dĂ©crit les souffrances morales de ce
pauvre peuple dépouillé des croyances qui formaient sa seule richesse,
indignĂ© lorsquâil nous dĂ©peint les auteurs de cette affreuse spoliation,
il écrivit un livre vigoureux comme Juvéenal et ingénieux comme
26 M. LOUIS VEUILLOT
La Bruyére, et qui n'est que le développement et la mise en action de ga
terrible Ă©pigraphe : Filt hominis, putas ne vivent ossa ista? â Domine,
tu nostr!
Le livre Ă©tait a peine achevĂ©, il nâĂ©tait pas imprimĂ©, que Fevrier sur-
vint. â Sans vouloir juger la rĂ©volution de 1848, il est impossible de
mĂ©connaitre quâelle nâeut contre 1830 la lĂ©gitimitĂ© providentielle des
représailles. A ce point de vue, et & bien d'autres, elle fut pour chacun
de nous un trés-précieux enseignement que tous les hasards dont elle a.
été, non pas la cause, mais le point de départ, ne devraient pas, si nous
Ă©tions sages, nous faire regretter.
Cependant, comme la bourgeoisie ne le comprenait pas, cet enseigne-
ment, comme elle persistait & frapper dâĂ©nergiques med culpd sur toutes
les poitrines, excepté sur la sienne ; dans un jour de sainte colére contre
tant dâaveuglement, M. Veuillot burina ce dialogue terrible entre
Vindew et Spartacus, que quelques-uns estiment son chef-dâceuvre, et
qui est certainement, dans sa dramatique et nerveuse concision, un
morceau de maitre.â Qui ne se souvient de (âEsclave Vindex, symbole
des masses populaires, brandissant sa serpe contre lâautoritĂ© (quelle
quâelle soit, rĂ©publicaine ou monarchique), persifflant si bien ce pauvre
Spartacus et sa pauvre morale, également dénuée de principe et de
sanction, invoquant, avec une implacable logique, pour but & ses des-
tinées (déshéritées du ciel) les jouissances, et pour moyen la force?
Ces avertissements réitérés avaient rencontré bien des*incrédules et
des indifférents. Bien des conservateurs voltairiens continuaient 4 miner
le principe dâune sociĂ©tĂ© quâils croyaient dĂ©fendre.â AprĂ©s avoir prĂ©dit
le mal de loin, aprés l'avoir montré 4 nos portes, M. Veuillot se de-
manda si en devancant les temps, si en offrant comme réalisé ce qui
était possible, si en nous présentant le triomphe du socialisme, en le
rapprochant de son principe, lâirrĂ©ligion, il nâouvrirait pas les yeux a
quelques-uns, et ne les déciderait pas a travailler enfin & combattre la
cause pour prévenir l'effet.
Telle est â'idĂ©e du Lendeman de la Victoire. Deux mots sur sa mise
en ceuvre.
Une rĂ©volution nĂ©e dâun coup de main, selon Ia recette enseignĂ©e
aux assises de Bourges ; â les scĂ©nes de pillage et de sang quĂ© signalent
lâ'avĂ©nement de cette rĂ©volution suprĂ©me ;âles hommes de lettres, poĂ©tes,
journalistes, orateurs, tout ce qui porte un habit noir et respecte tant
soit peu la Jangue francaise, rejeté bien vite sur le second plan, et trop
ET SES DERNIERS OUVRAGES. 27
heurenx de servir lachement comme secrétaires (et autres offices do-
mestiques), ceux dent ils se sent si longtemps servi comme de marche-
pied; â le Vengeur, sorte de personnification de lâouvrier perverti par
Jes fausses doctrines et devenant pour ses maftres (plus coupables que iui)
Je plus terrible des fléaux, le Vengeur a la tee du gouvernement, travail-
Jant a Pabolition de Cautorité et de la société, puis assassiné Ini-méme par
um de ses lieutenants ; â au milieu de ces scĂ©nes cruelles ou ridicules, ux
prétre, un soldat, une femme, résumant sous ce triple embiéine tout ce
que le dévouement chrétien a de plus touchant, de plus sublime, de plus
efficace pour la consolation des douleurs privées, pour le remade a ap-
porter aux bouleversements sociaux, et se vouaat: Zasdlalte au service
des pauvres; le P. Alexis & recueillir dans les prisons les fruits abondants
de salut et de conversion que fait mirir lâadversitĂ©; Valenti de La- .
vaur a organiser une guerre sainte contre les barbares qui, aprés avoir
chassĂ© Dien de la sociĂ©tĂ©, travaillent & chasser la sociĂ©tĂ© dâelle-mĂ©me;
â voila non point un plan complet et rĂ©gulier, mais quelques-unes des
grandes lignes de cet Ă©difice fantastique que !âon appelle le Lendemamn
de la Victoire.
Que sâil nous Ă©tait donnĂ© de pĂ©nĂ©trer dans lâintĂ©rieur da monument
et dâen Ă©tndier les dĂ©tails, combien nous aimerions prĂ©senter & la cu-
riosité de nos lecteurs quelques-unes des scénes les plus saillantes : celle
du Confessionnal, par exemple, od se trouvent des âmots dâune profon-
deur si vraie, et que nous devrions méditer chaque fois que, dans notre
lacheté, nous nous prenons & regretter de ne pas vivre en des temps
plus paisibles; ou bien encore la rencontre entre DĂ©mophile et Prota-
goras; Démophile, cet honnéte avocat & qui la tempéte a enfin ouvert
les yeux, et Protagoras, ce philosophe austtre qui, ayant, sans doute,
appris a lire dans les chansons de la revolution, estime qu'il y a du
bon dans la rĂ©volution nouvelle, et sâapprĂ©te, les premiers excĂ©s passĂ©s,
a4 s'y arranger une place que ses enseignements lui ont bien méritée!
Inoorrigible sophiste qui jasque dans les cachots, ces catacombes nou-
Velles od le sangâdes martyrs engendre 4 chaque pas des chrĂ©tiens, dis-
pute contre le P. Alexis pour lui prouver que le Christianisme est mort!
Il
Le Lendemain de la Victoire souléve contre M. Veuillot deux sortes
dâobjections ; les unes sont de lâordre politique, les autres se rattachent
plutĂ©t a lâordre littĂ©raire.
28 M. LOUIS VEUILLOT
Commengons par les premiéres.
M. Veuillot est, dit-on, dans ce livre, dâune Ă©cole dĂ©sespĂ©rĂ©e et dĂ©s-
espérante; il seme le découragement autour de lui, en montrant la so-
ciĂ©tĂ© si malade, que le remĂ©de (a moins dâĂ©tre miraculeux) doive Ă©tre ou
impossible ou impuissant. De plus, dans sa prédilection pour un trai-
tement religieux, dont la société ne veut pas, il péglige et méprise les
remédes politiques dont la société voudrait peut-étre bien, et qui peut-
Ă©tre la sauveraient.
i; Pessimisme en matiére sociale, indifférence en matiére politique ,
voila les reproches quâa l'occasion du Lendemain de la Victoire on rĂ©-
veille contre son auteur.
Ces reproches ont été tant de fois exprimés contre les catholiques en
gĂ©nĂ©ral, il y a dans lâidĂ©e vraie, qui, mal comprise, leur a donnĂ© nais-
sance, quelque chose de si honorable pour nous tous, que nous demanâ
dons & nos Iecteurs la permission: de traiter avec quelque Ă©tendue ces
graves questions, et de chercher ainsi, autant quâil est en nous, & tarir
dans leur source des. malentendus aussi anciens que déplorables.
Et dâabord, en ce qui touche le premier chef dâaccusation, nous de-
mandons quâon le prĂ©cise, et quâon nous dise au juste ce quâon entend
par ces motâ : M. Veuillot est pessimiste.
Il annonce, nous dit-on, le triomphe prochain du socialisme.
Je rĂ©ponds que cela est tout & fait contestable.âJâajoute que rien ne
serait moins raisonnable quâune semblable prophĂ©tie. Certes celui-la
manquerait & la justice autant quâa la vĂ©ritĂ©, qui, Ă©tudiant !âĂ©tat actuel
de la sociĂ©tĂ©, y verrait seulement le travail de dĂ©composition qui sâac-
complit dans ses régions les plus infimes, et fermerait systématiquement
les yeux au travail inverse, & cette ceuvre de restauration sociale dont
les manifestations sont aussi variĂ©es que nombreuses. â Mais que dire de
celui qui, prétendant faire la statistique du bien et du mal, et comme
ordonner un scrutin de division entre les bons et les méchants; trouvant
que la somme du mal |âemporte sur la somme du bien, en conclurait que
la sociĂ©tĂ© va pĂ©rir et tomber, aujourdâhui ou demain, dans Jes abimes
du socialisme ?âEh ! qui donc, dirions-nous & ces Ă©tranges statisticiens,
vous a révélé le secret des balances divines? Qui sait si, pour la misé-
ricorde, un saint Vincent de Paul ne pése pas plus que bien des Voltaire
pour le jugement ?âCe serait donc une logique puĂ©rile que de vouloir,
de prémisses aussi incertaines que la majorité des méchants sur les bons,
ET SES DERNIERS OUVRAGES. 29
tirer une conséquence aussi peu rigoureuse que le triomphe nécessaire
et prochain du socialisme.
Mais dire deux choses : 4° si le socialisme triomphe, ce sera la ruine
de la société; 2° si cette ruine arrive par ce triomphe, ce sera parce
que nous aurons chassé Dieu de nos lois, et que nous aurons achevé de
le chasser de nos coeurs ;â Ă©tablir ainsi les consĂ©quences de cette victoire
et son principe, afin quâeffrayĂ© par les premiĂ©res, on soit Ă©loignĂ© du se~
cond ; â dire et redire sur tous les tons: Ne chassez pas Dieu de la sociĂ©tĂ© ;
car, sans ce gardien supréme, les rois, les magistrats, les lois, les con-
trats (ces gardiens de seconde main) perdront toute autorité, tout cré-
dit; il suffira, pour les Ă©branler et les jeter 4 bas, dâun tout petit effort, et
alors ce sera l'invasion des Barbares ; â montrer que si la vĂ©ritĂ© se tient
par sa force et sa masse: mole sua stat, lâerreur glisse, entrainĂ©e par
son poids fatal jusquâau fond dâun abime qui est lâenfer lui-mĂ©me ;â dire,
Ă©crire, peindre tout cela, câest un salutaire cnseignement, et le plus
salutaire et le plus opportun que lâon puisse offrir aujourdâhui & plus
dâun membre du grand parti de ordre. â En effet, vouloir pour la so-
ciĂ©tĂ© lâordre sans Dieu, qui en est le principe; vouloir pour eux-mĂ©mes
les jouissances du péché, sans la ruine qui en est la conséquence, telle
a toujours Ă©tĂ© la folie de ces pauvres honnĂ©tes gens, & qui Iâon ne sau-
rait donc faire une meilleure lecon de logique que de leur montrer le
rigoureux, quoique pas toujours immédiat , enchainement des principes
et des conséquences, des causes et des effets.
Voila ce quâa fait, voila ce quâa Ă©crit M. Veuillot, ce que tant d'autres
catholiques ont pensĂ© et dit avec lui. â Et ce serait la du pessimisme f
â Non, câest de la raison, c'est de la prudence, câest du courage!
Souvenons-nous que le divin Platon aimait, en philosophant avec ses
disciples, & Ă©changer parfois les jardins dâAcadĂ©me pour les hautears du
cap Suxtum. â ChrĂ©tiens plus grands que les philosophes, aimons, nous
aussi, ceux qui nous placenta ces points de vue Ă©levĂ©s dâou les questions
Yitales des sociéiés nous apparaissent dans tous leurs développements
possibles, depuis leur source jusquâa leurs derniĂ©res consĂ©quences.
Hil
Le second reproche adressé 4 M. Veuillot (et aux catholiques en gé-
nĂ©ral) porte sur lâabsorption des questions politiques par les questions
religieuses, ou, du moins, la subordination exagérée des unes aux
autres,
30 M. LOUIS VEUILLOT
it semble cependant que le Homo sum de TĂ©rence devrait Ă©tre Je cri
du chrĂ©tien bien plus, et bien mieux encore, que lâexclamation du phi-
lIanthrope; et comme parmi Jes choses humaines il niâen est aucune qui
mtĂ©resse & un ples haut degrĂ© m plus grand nombre dâ*hommes que
les questions de gouvernement, if nâen est point non plus, parmi fes
choses humaines, auxquelles les chrétiens doivent attacher, et attachent
en effet, une plus grande importance.
D'od vient done qu'on ait pu accuser Jes catholiques dâindilfĂ©rence
en, matiére politique, et que méme ce reproche ait obtenu tant de
crédit?
Cela vient de ce que Iâon confond deux choses bien distinctes cepen=
dant : le fini et lâinfini. On oublie que Phomme, nĂ© pour une fin sur-
naturelle, doit plier, autant qu'il est en lui, Jâordre naturel qui lâen-
toure & cette fin sublime ; â quâautant le ciel est au-dessus de Ja terre,
et les destinĂ©es immortelles de lâhomme au-dessus des annĂ©es courtes et
mauvaises de son pélerinage, autant doit-il placer dans son estime, dans
Vidée qu'il se fait de leur efficacité pour le bonheur des individus et des
nations, autant, dis-je, doit-il placer les moyens surnaturels que Dieu
lui a donnés pour tendre vers sa fin au-dessus des objets les plus légiti-
mes, les plus respectables de ses affections ici-bas; â de telle sorte qu'il
nây ait entre les uns et les autres aucune espĂ©ce de proportion ni de
comparaison possible.
Donc, autant serait coupable, Miche et anti-chrétienne une indiffé-
rence absolue pour les choses de la terre, indifférence qui aurait pour
effet de laisser en dehors de tous les partis, aussi Ă©trangers au bien
quâau mai, des hommes dont les fortes convictions religieuses et le ca-
ractĂ©re trempĂ© aux bonnes sources eussent pesĂ© dans Ia balance dâun
poids considĂ©rable, et peut-Ctre dĂ©cisif; â autant est juste et sage une
indifférence relative, qui met chaque chose & sa place, ct part de ce prin-
Cipe : que, bien que les sociĂ©tĂ©s humaines nâaient que des destinĂ©es
temporelles, comme elles sont conduites vers ces destinées par des in-
telligences dont la fin est surnaturelle, des moyens, surnaturels aussi,
peuvent seuls les maintenir et les ramener dans les voies de la justice et
de la prospĂ©ritĂ©. â- Non pas que les moyens humains ne soient utiles ,
indispensables méme queiquefois, mais efficaces 4 la maniére de ces pal-
liatifs, qui retardent ou prolongent |âagonie dâun monrant, ils n'auront
jamais (et câest la une juste dispensation de la Providence) cette effica-
citĂ© fondamentale et dĂ©finitive, que Dieu seul posstde, lui, lâauteur de
bd
ET SES DERNIERS OUVRAGES. 34
la vie, et qaâil lai a pla de ne communiquer quâaux moyens de !âordre
surnaturel.
Avec cette théorie pour point de départ (et je ne la crois pas aitaqua-
ble), le chrétien se dit : Dieu, voila Je salut des sociétés. C'est Ja le re-
doutable baromtre ; quand |âidĂ©e de Dieu, quand le sentiment religieux
pése de son poids salutaire sur le métal inquiet des sociétés, les idées
sĂ©livent, et la sĂ©rĂ©nitĂ© habite dans Jes relations dâhomme a homme et
de peuple & peuple, Quand, au contraire, Dieu a disparu des maburs et
des lois, c'est l'heure de lâaffaissement gĂ©nĂ©ral des principes et des ca-
ractĂ©res, lâheure da dĂ©chaiaement des passions, l'heure des orages et des
tempétes.
Que d'autres donc, qui ignorent le dernier mot des choses, ai-
ment 2 confer lours suprémes espérances a ce fréle radeau des consti-
tutions, des restaurations, des fusions ! â- Le cathalique sait que, pour les
seciéiés comme pour les individus, i] est une constitation fondamentale
et quâaucume rĂ©vision ne saurait atteindre: le dĂ©calogue ;â une restau-
ration qui nous saaverait infailliblement : ramener Dieu exilé de nos
caeers et da nes dois ; â une fusion, celle qui ferait dire de nous comme
des premiers chrĂ©tiens : Voyez comme ils sâaiment | â une barque enfin,
dont les flancs nâont jamais laissĂ© pĂ©rir les peuples qui lui ont confiĂ©
lear sort, la barque divine du pĂ©cheur de GĂ©nĂ©sareth ; lâEglise !
Comment voulez-vous que, quand on est persuadé de ces vérités, on
ne prenne pas an pitié le sérienx avec lequel les politiques soutiennent
que telle définition plus exacte des pouvoirs, que tel article ajouté ou
retranché & ume charte, que les bornes du suffrage électoral reculées
ou rapprochées, que la manarchie succédant a la république ou la ré-
pabique a la monarchie, que cela sauverait la sociĂ©tĂ©? â Comment ne
pas seurire de voir des hommes graves, des hommes dâEtat, sâarrĂ©ter
dans leurs lamentations rétroactives & tel coup de main révolutionnaire,
et y voir la date premiĂ©re de la ruine sociale? â- comme si un coup de
mein qui ouvre ja porte au socialise nâĂ©tait pas Ja preuve que ce lion
dévorant était la, rddant depuis longtemps et épiant l'occasion qui ne
Inanque jamais a la persĂ©vĂ©rance du voleur et de lâassassin ! â comme si
ce ne serait pas chose plus sage dâĂ©tudier un peu la gĂ©nĂ©alogie de ce
terrible envahisseur, et comme si on ne le trouverait pas dans une foule
dâidĂ©es et de principes quâils ont plantĂ©s et arrosĂ©s de leurs mains,
quâils ont choyĂ©s et propagĂ©s avec amour, ces JĂ©rĂ©mies de la sociĂ©tĂ© !
Oa a-trop oubliĂ©, quand on nous accuse dâindiffĂ©rence, que ceux-la
32 M. LOUIS VEUILLOT
surtout excellent dans ]âaccomplissement d'un devoir qui ont su lui
assigner sa place vĂ©ritable et providentielle dans lâĂ©chelle de devoirs
- dont se compose notre vie. De méime donc que le chrétien, qui sait au
besoin sacrifier 4 Dieu ses affections les plus légitimes, puise au foyer
de |âĂ©ternelle charitĂ© des trĂ©sors de tendresse et de dĂ©vouement in-
connus au commun des hommes; ainsi, en politique, le meilleur ci-
toyen, celui qui, dans les jours de danger, paraitra au premier rang
pour dĂ©fendre la sociĂ©tĂ© contre ses ennemis, quels quâils soient; celui
qui, 4 cété du reméde supréme dont ila seul le secret, cherchera avec
plus de conscience les remédes secondaires et de circonstance, propres,
non point a sauver la société, mais, en la faisant vivre quelque temps
encore, a lui permettre dâattendre le jour ou elle voudra chercher les
sources.vraies du salut : celui-la, câest le chrĂ©tien; câest I'hĂ©ritier de
ces héroiques martyrs qui sacrifiaient tout au salat de l'empire, hormis
leur me, quâun grain dâencens bralĂ© sur lâautel de Jupiter efit perdue
4 jamais. â Le chrĂ©tien de tous les temps est dans la mĂ©me disposition.
Nous ferons, pour sauver la sociĂ©tĂ© tout ce âque vous voudrez, hormis
de croire que ce tout puisse la sauver radicalement et définitivement si
vous nây ramenez Dieu!
: IV
De la région des théories passons & celle des faits, et des catholiques
en gĂ©nĂ©ral 4 M. Veuillot en particulier. Le reproche dâindifference, &
lâoccasion surtout du Lendemain de la Victoire, est articulĂ© par des bou-
ches amies.
Ou a-t-on trouvĂ© dans lâhistoire, nous disent-elles, le modĂ©le de cette
nouvelle armeée catholique ? et quelle est cette affectation bizarre de ne
sy point occuper des formes gouvernementales dont l'emploi doit si
puissamment contribuer & la rĂ©gĂ©nĂ©ration sociale? â Comment! Va-
lentin de Lavaur a recueillilâhĂ©ritage des Lescure et des Larochejacque-
lein ; le combat ressuscite, dans les hĂ©rofques provinces de |âOuest,
entre Jes blancs et les bleus! et pas une voix ne sâĂ©lĂ©ve pour crier ce
cri de Dieu et le roi, le Montjoie et saint Denis de la Vendée ! Quels
sont donc ces VendĂ©ens de fantaisie qui sâentretiennent dâune restaura-
tion de la société sans dire un mot du fils de saint Louis? Et quel in-
croyable scrupule a retenu sur leurs lévres le nom de Henri de
France?
A cela il y a plusieurs réponses. La premiére est écrite en téte du
livre: La scĂ©ne est en Europe.âLes catholiques ne sont pas Ă©goistes, Si
-
Ya
ET SES DERNIERS OUVRAGES. - 83
la France est malade, elle nâest pas la seule, elle nâa peut-Ă©tre wh Ă©tĂ© Ta
premiĂ©re 4 fâĂ©tre, et il convenait dâindiquer aux sociĂ©tĂ©s souffrd tes un
remade dont la gĂ©nĂ©ralitĂ© pdt sâappliquer & toutes. 11 convenait artout :
de ne pas compliquer la vĂ©ritĂ© absolue de convenances relatives. Il allait â
que la Suisse républicaine ne vit pas proclamer que Ie salut des sociétés git. .----
nécessairement dans Palliance du tréne et de Vautel, de peur que, bien
dĂ©cidĂ©e quâelle est & rejeter le trĂ©ne, elle ne rejetat lâautel du mĂ©me coup.
Hy a plus; il ne fallait pas quâen France mĂ©me, ce livre pariit |âceuvre
ou lâarme dâun parti.âPropre a tous les lieux, il fallait quâil le fata tous
les temps. â Qui sait ]âavenir que Dieu nous rĂ©serve ? â Aujourdâhui,
nous embarquons nos espérances sur le vaisseau de la monarchie; nous
prions pour que tous les vents du ciel le poussent vers nos rivages. â~
Que si, au contraire, une tempĂ©te venait& sâĂ©lever qui le brisdt, et, une
fois encore, en dispersat les débris; si ces jours sinistres que nous dé-
peint le livrede M. Veuillot devaient seJever sur nos tétes, qui sait quels
Seraient, aprés la tourmente, nos destinécs et nos yoeux ? Qui sait, dans
ce monde nouveau semblable a la terre sortie des eaux du déluge, com-
bien de choses auraient changé? Qui oserait dire, sans crainte d'un dé~
menti de la Providence, que ce qui a Ă©tĂ©, pour tant dâhommes conscien-
cieux, un réve de quelques jours en 1848, qui oserait dire que mille cir-
constances, ( faciles ou difficiles & prĂ©voir, quâimporte? ) nâen auraient
pas fait une nécessité?
M. Veuillot a donc eu raison de rendre son livre acceptable et profi-
table 4 tous les esprits catholiques, quelles que fussent leurs opinions
politiques. â dla pu, il a dd imiter une fois le grand parti de Vordre
en se placant sur le terrain qui nous divise le moins : lâefficacitĂ© souve-
raine des croyances religieuses pour la restauration sociale ; en consa-
crant toutes Ies forces de son talent & mettre en action cette belle parole
de Chateaubriand mourant : Le Christ seul sauvera la société moderne ;
voila mon Dieu, voila mon Roi!
V
AprĂ©s les grandes questions que nous venons dâagiter, il semble & pre-
mitre vue que ce soit bien peu de chose qu'une critique purement lit--
tĂ©raire. â Cependant , comme tout se tient dans lâordre intellectuel et
moral, et que la beauté littéraire ou celle de l'art n'est, a proprement
parler, quâun reflet de la vĂ©ritĂ©, comme il cst Ă©vident dâautre part que les
T. xxix. 10 ocr. 1854. 47* nivn. 2
8h M. LOUIS VEUILLOT
idĂ©es les plus belles et les plus fĂ©condes seraient comme si elles nâexisâ
taient pas, sans. le style, qui leur donne & la fois la force et la vie, quelâ
ques pages consacrées a discuter les reproches littéraires adressés &
M. Veuillot achéveront de Je caractériser, et de mettre nos lecteurs a
méme de décider si nous Jeur avons présenté de notre auteur une image
ressemblante ou bien un portrait de fantaisie.
Votre auteur, nous dit-on, ignore tont-a-fait les rĂ©gles de la compoâ
sition ; ou, sil les connait, il les mĂ©prise, ce qui est pis. â Sans parler
de scs autres ouvrages ou: sont nombreuses les traces de cette ignorance
et de ce mépris, relisez le Lendematn de la Victoire, et, la main sur la
conscience, dites si câest 1a lâceuvre d'un Ă©crivain versĂ© dans les rĂ©gles de
"gon art. -
La suite et lâenchafnement dans ]âaction ; â sous une apparence de
simplicitĂ©, une distribution savamment ingĂ©nieuse de lâintĂ©rĂ©t entre les
divers personuages, de telle sorte que la figure la mieux dessinée, Ja plus
achevĂ©e, soit Ie hĂ©ros du drame, celui qui, par !âĂ©lĂ©vation de son carac-
tére ct la grandeur de la cause qu'il sert, est le véritable type proposé
par lâauteur a ses lecteurs; â de grandes mais discrĂ©tes proportions qui,
a cété d'une scéne a peine esquisscée, évitent de nous en présenter une
autre ob la mĂ©me idĂ©e soit reproduite & satiĂ©tĂ©; â voila Ă©videmment
quelques-unes des régles élémentaires de la composition. Or, contre
toutes trois i] nâest pas moins Ă©vident que le Lendemain de la Victotre
péche griévement..
Disons dâabord, a lâencontre du premier reproche, quâil serait bien ri-
goureux d'exiger dela suite dans un rĂ©ve, et quâen intitulant son drame :
Vision, l'auteur s'est & la fois ménagé une excuse contre ses critiques
littéraires et ses détracteurs politiques.
Le second reproche est plus sérieux. Il est certain que Valentin de
Lavaur quisâannonce si bien dans la belle scĂ©ne du confessionnal , et
dans Ja scéne encore plus belle avec Eulalie, ce chevalier qui part pour
Ja guerre sainte, sous la dcuble cuirasse de lâhumilitĂ© ct de la chastetĂ©, il
est certain qu'il est loin de tenir, dans le parcours du drame, ce qu'il
promettait au dĂ©but; et que lintĂ©rĂ©t s'attache, bien plus quâa lui, a tous
Ces misérables dont Jes traits sont si finement dessinés et gravés si pro-
fondĂ©ment, vendeurs de contremarques ou journalistes dâestaminet : un
Rheto, un Guyot, un Galuchet surtout. â Serait-ce que toutes ces
figures sinistres nous sont, hĂ©las! trop familiĂ©res, et quâil nâest point be-
soin dâune vision pour les Ă©voquer? nos souvenirs, et des plus rĂ©cents,
v
ET SES DERNIERS OUVRAGES. 35
y suffisent. â Valentin, au contraire, ce hĂ©ros dâune rĂ©action sans
prĂ©cĂ©dents dans |âhistoire, nous apparait comme un personnage presque
imaginaire, et froid par consĂ©quent comme tout ce qui nâa pas eu vie.
â Ses harangues surtout, pleines des meilleurs et des plus purs senti-
ments, gagneraient beaucoup, ce nous semble, a étre retouchées et sur~
tout diminuĂ©es. Ce cours dâorganisation politique et sociale, cette apo-
thĂ©ose de la commune et de la corporation, dans la bouche dâun chef de
bande, au moment dâengager le combat; â tout cela est souveraine-
ment inyraisembliable.
Quant au manque de proportions, je nâen yeux quâun exemple, mais
i] est frappant. â Câest la scĂ©ne du conseil des ministres. Lâauteur veut
mettre en lumiére !a puérilité, la férocité et en méme temps la stérilité
des inventions de ces malheureux ministres chargés de la tache ingrate
dâorganiser lâanarchie et de fĂ©conder le nĂ©ant. Un ou deux exemples
suffisaient. Au contraire, chaque ministre 4 son tour apporte son contin-
gent; un instant éveillé par la bizarrerie sauyage de ces étranges gou-
vernants, lâintĂ©rĂ©t languit bientĂ©t. On dirait un discours de Pierre Le-
roux ; la folie tonne quelque temps; prolongées, ses divagations fati-
guent et ennuient. Cette scene est Ă©videmment a abrĂ©ger. â C'est d'ail-â
leurs une régle du bon godt, régle contre laquelle un écrivain aussi
substantiel que M. Veuillot n'a peut-étre péché que cette fois, de ne
jamais presser une idĂ©e outre mesure, dâen exprimer discrĂ©tement
lessence la plus pure, laissant 4 lâimagination du lecteur la charge, ou le
plaisir, des.développements et des conséquences.
Nous avons, jâespere, fait assez large la part de la critique. â Est-ce a
dire que nous admettions dans sa gĂ©nĂ©ralitĂ© le reproche adressĂ© a lâau-
teur de Vindex de ne pas savoir ecrire, et quâavec les Ă©crivains de la
Liberté de penser, nous le tenions pour un Welche ? .
A Dieu ne plaise que nous nous fassions cette injure & nous mémes,
et que nous nous reconnaissions & ce point dépourvus de la fibre litté-
raire de ne pas sentir, en lisant M. VĂ©uillot, que câest la un Ă©crivain
de premier ordre ! :
La question nâest pas de faire de la littĂ©rature, dit-il dans une des
préfaces des Libres penseurs. Cette phrase le peint tout enticr. Lors-
qu'il écrit, M. Veuillot ne fait jamais de la littérature ; il fait de la pro-
pagande ; il fait de Papostolat; il combat surtout; en hdte et dâune man
hardie, il arrache le masque du mensonge; il balafre le plus avant
possible la face insolcnte de Vimpiété. Pour lui, écrire, c'est agir. Et
s'il avait vu dans la plume de IâĂ©crivain autre chose qu'une arme vouĂ©e
@
36 M. LOUIS VEUILLOT
- 4 la dĂ©fense de |âEglise; si le mĂ©tier de littĂ©rateur lui fat apparu, ainsi
quâa plusieurs, comme une espĂ©ce de far mente raffinĂ© a lâusage des
organisations dâĂ©lite; si, en lui ouvrant la carriĂ©re des lettres, on ne
lui edt offert dâautre programme que le fameux oblectant, delectant ,
nobiscum peregrinantur, rusticantur de Cicéron, il se fat écarté avec
indignation de cette lache et oiseuse profession, pour manier plutét le
plus humble mousquet dans les rangs les plus obscurs et les plus labo-
rieux des soldats de la vérité!
Cette disposition qui a présidé & la vocation littéraire de M. Veuillot,
si nous cherchons & Ja formuler comme trait caractéristique de son ta-
lent, nous trouverons quâelle se peut rĂ©sumer en ces mots : mepris de
la forme qui nâest que forme; amour, culte et pratique du fond. â
Le fund, bien entendu, câest tout ce qui est essentiel, tout ce qui est
nécessaire pour arriver & la fin que l'on se propose ; la forme, c'est tout ce
â quiest purement conventionnel et voluptuaire. (Nos lecteurs nous par-
donneront dâemprunter & la langue du droit ces deux mots, qui seuls
rendent exactement |âidĂ©e que nous tenors a exprimer. )
1] résulte de ce qui précéde que, pour celui qui a youé sa plume & la
dĂ©fense dâune cause sainte, le fond, câest non-seulement l'ensemble
dâidĂ©es et de sentiments qu'il travaille & faire pĂ©nĂ©trer dans les Ames; â
c'est encore le style, ce vétement, cette incarnation des idées; et pour
ce style, les qualités de lucidité, de vigueur et de charme nécessaires
afin que les idées acceptées par les intelligences et présidant a leur con-
duite deviennent des faits. â Ainsi, en disant que M. Veuillot mĂ©prise la
forme, nous nâentendons nullement qu'il mĂ©prise la grammaire ou qu'il
lienne & honneur de parler un frangais barbare. Il le voudrait que sa
plume, habituĂ©e aux traditions du grand siĂ©cle, sây refuserait obstinĂ©-
ment. Je veux dire que ce qui est 1c la pure littérature lui est odieux
comme inutile; qu'il croirait pécher contre la hiérarchie des choses en
prenant pour terme ce qui nâest qu'un moyen, en sâamusant & polir des
phrases, en considérant comme un devoir. de se soumettre, non-seule-
ment a la gramiaire et & la Jangue, ces puissances respectables, mais
encore 4 la rhĂ©torique et aux procĂ©dĂ©s recus de composition. âJe veux
dire que lorsquâune idĂ©e lui semble juste et fĂ©conde, lorsquâelle sâoffre a
s0n esprit et 4 sa plume sous un costume dĂ©cent et aimable, il sâem-
presse de l'accueillir et de nous la présenter, sans se préoccuper outre
Mesure, et avec la conscience inquiéte d'un littérateur de profession,
de ces menues questions : I"histoire est-elle vraisemblable? le dénoti-
ment est-il bien amenĂ©, lâintrigue bien conduite, lâunitĂ© de temps et de
ET SES DERNIERS OUVRAGES. 37
lien bien observĂ©e? cette composition nâaurait-elle pas une couleur un
peu romantique? etc., etc.
Voila ce que M. Veuillot ne respecte quâ& moitiĂ©, et il a raison. âDâa-
bord parce que s'il voulait respecter tout 4 fait ces Dit minores, et faire
des livres selon le procédé de telle ou telle école, it réussirait & se guin-
der, & tarir la stve si puissante de sa riche improvisation, et 4 nous en-
nuyer dans les régles, au lieu de nous attacher et de nous convertir par
les filles tour & tour charmantes et terribles de son imagination et de
son ceeur.âQuand on est si bien soi, pourquoi donc voudrait-on Ă©tre un
autre? Et pourquoi viser au mĂ©rite banal dâĂ©crire comme tout le monde,
quand on a le mĂ©rite propre dâĂ©crire comme M. Veuillot?
Dâailleurs, cette parfaite rĂ©gularitĂ© est-elle chose si dĂ©sirable et si nĂ©-
cessaire aujourd hui ? â et sans vouloir trancher du novateur, nâest-il pas
permis de faire remarquer quâautres sont les rĂ©gles de lâart dâĂ©crire (les
régles secondaires, bien entendu) sous un régne glorieux ou pacifique,
autres dans les jours incertains et dans |âĂ©poque militante od nous vi-
vons ? Boileau a pu exalter, comme une ceuvre immortelle, un sonnet
sans defaut. Pour moi, en tout temps, celui qui consacrerait des années
4 la confection dâun sonnet me paraitrait un trĂ©s-petit esprit. Mais de
nos jours, je nâhĂ©site pas 4 dire que ce serait un mauvais citoyen, digne
d'Ă©tre vouĂ©, avec la race des Atticus et des Erasme, a lâadmiration des
égoistes et au mépris des hommes de cceur!
Chacun sait combien, dans des temps rĂ©guliers, Iâuniforme militaire
contribue puissamment au maintien de la discipline. Avez-vous oui dire
cependant quâil ait Ă©tĂ© trĂ©s-religieusement observĂ© par les hĂ©roiques
paysans de la Vendée ou les magnanimes défenseurs de Saragosse ?
Il y a, ce semble, dans le domaine de Ja littérature, un grand nombre
de procĂ©dĂ©s, de systĂ©mes, dâĂ©coles ( soit anciennes, suit nouvelles), qui
nâont dâautre valeur que celle d'un uniforme. I] faut savoir sây plier ou
sâĂ©lever au-dessus,- selon les exigences des circonstances, et aussi selon la
nature du talent que le ciel nous a départi.
Quant a M. Veuillot, il est bien sir quâil nâaura jamais les vertus dâun
acadĂ©micien. I] se contente dâĂ©tre un missionnaire, ce qui vaut mieux,
et ce qui ne |âempĂ©che pas dâĂ©crire mieux quâan acadĂ©micien.
Et quant & nous, voici notre conclusion, & |âadresse des littĂ©rateurs
comme des politiques : Appelez-vous comme vous voudrez, soyez dâune
Ă©cole ou dâune autre ; mais apportez-nous la vĂ©ritĂ©; que votre voix nous
la fasse aimer. Vous nous sauverez, et nous yous bénirons.
Eug. DE MARGERIE.
DE .
VORIGING DE LINQUISITION
COUP DâOEIL HISTORIQUE ET CRITIQUE SUR LE SAINT-OFFICE
D ESPAGNE
(DâaPRES M. HEFELE!).
Nous arrivons & ]âexamen critique des principales objections tirĂ©es
de l'histoire et du code du Saint-Office espagnol. Nous nâavons pas
oublié que, dans sa Revue politique du 25 novembre 1850, le rédac-
teur en chef du Correspondant a Ă©mis sur la maniĂ©re dâenvisager la
question que nous traitons, quelques considérations générales aux-
quelles il a donnĂ© toute !âautoritĂ© des sĂ©rieuses Ă©tudes quâll a faites
sur le moyen 4ge et ses institutions. Nous ne pouvons que donner
une entiĂ©re adhĂ©sion 4 ses judicieux apercus, dâautant plus que,
malgré la briéveté de son travail, nous avons cru remarquer une en-
tigre communautĂ© dâopinions entre lui et I"homme dont nous faisons
connaitre les recherches. Cependant, que nos lecteurs nous per-
mettent de leur présenter, 4 notre tour, quelques réflexions préli-
minaires sur Ja matiĂ©re qui va nous occuper aujourdâhui.
. ll nous est arrivé parfois de lire quelques-uns de ces écrits ot le
romancier, essayant la tache de lâhistorien, effleure la superficie des
choses, glane ¹a et 14 quelques faits qui répondent & ses idées pré-
concgues, les embellit de brillantes images, dâune forme neuve, pi-
quante et hardie, Ă©carte soigneusement ce qui pourrait affaiblir }âeffet
quâil ambitionne, et, tout en dĂ©clarant que Jâinvective nâest point
charitable, laisse tombet de sa plume des Ă©pigrammes froidement
4 Voir le Correspondant, tome XXVII, page 321.
DE LâORIGINE DE LâINQUISITION. 39
mĂ©chantes ou se livre aux accĂ©s dâune verbeuse colĂ©re. AssurĂ©ment
uo pareil procédé est fort commode : i] ne demande ni beaucoup de
philosophie ni une Ă©rudition Ă©tendue et profonde, et, qui plus est,
devant un certain public il procure toate la considĂ©ration et lâau-
torité dont Ja véritable science, le mérite réel jouissent seuls auprés
du public sérieux.
Câest au genre dâĂ©crivain dont nous parlops que nous avons vu
manier |âhistoire de IâInquisition dâEspagne. Nous nâhĂ©sitons nulle-
mont 4 dire que, pour notre part, nous sommes loin de tout approu-
ver dans ce qui concerne celte célébre institution ; nous reconnais-
sons, au contraire, que les passions humaines, des tendances gui
nous paraissent hautement blamables ont joué 1a un réle incontes-
table ; quâa cĂ©tĂ© des intentions les plus pures, dâactes certainement
excusables, sây placent des figures repoussantes dâimpassible cruautĂ©
et de basse hypocrisie; mais ce qui a excitĂ© chez nous autant dâĂ©-
tonnement que de dĂ©goit, câest quâil se trouve des hommes pour
parler du ton le plus tranchant de ce sujet dĂ©licat et difficile quâils
cannaissent si imparfaitement, et, sans aucun scrupule de calomnier
les morts, jetant sur tout un blame irréfléchi. A les entendre, chaque
page de lâhistoire du Saint-Office est Ă©crite en caractĂ©res de sang;
il nây a partout que des moastres de barbarie, des ogres avides de
carnage; celte institution qui, pour son excuse, peut revendiquer
les nobles noms dâlsabelle et de XimĂ©nĂ©s, 4 laquelle les esprits les
plus libĂ©raux et les plus philosophiques de |âEspagne tels que Pierre
Martyr et Zurita ont donnĂ© des Ă©loges quâils auraient pu taire, cette
institution ne devient plus quâune immense machine, organisĂ©e par
le fanatisme et la cupidité pour le meurtre et Ja spoliation; elle est
hĂ©rissĂ©e de chevalets et dâappareils de torture; ses fonctionnaires
sont autant de satellites qui guettent leurs victimes avec la perfidie
du serpent et, avant de les conduire 4 la mort, les font passer par
des tourments sans nom comme sans exemple. Pour comble dâin-
justice, ayez seulement le courage dâĂ©lever la voix et de contrdĂ©ler
tant dâaflirmations tĂ©mĂ©raires ; essayez, au nom de |âimpartiale his-
toire, de reprendre en sous-ceuvre lâinstruction de ce procĂ©s jugĂ©
avec tant de prĂ©cipitation par ]âignorance et les prĂ©jugĂ©s, et vous
allez passer pour un homme des vieux &ges qui ne comprend pas
son Ă©poque, pour un partisan de |âimmobilitĂ© universelle, peut-Ă©tre
méme pour un ennemi secret de cette tolérance que les sociétés
40 DE LâORIGINE
modernes ont si pĂ©niblement conquise a traversâ dâinnombrables
fautes et une longue suite de malheurs.
Dâoti vient cette leste et ronde allure, ce dĂ©dain si peu mĂ©nagĂ©,
et nous pouvons bien ajouter, si peu motivé de certains de nos ad-
versaires, pour tout ce qui froisse leur vague sentimentalisme ou ne
cadre pas avec leur vaporeuse philosophie? II faut bien le dire, de
Yorgueil le plus profond. Toutes les aspirations généreuses, toutes
les idĂ©es fĂ©condes, lâavenir sont en eux; ils en sont les apĂ©tres.
En vérité, ces prétentions sont au moins bien étranges, car nous
avouons que si nous Ă©tions, par exemple, en quĂ©te dâune conviction,
nous demanderions aux patrons de cette théologie ou de cette. philo-
sophie nouvelle, un compte net et prĂ©cis de ce quâils rejettent et une
exposition lumineuse du symbole quâils nous garantiraient. Peut-Ă©tre
que nous serions un adepte bien indiscret. Que nos adversaires ap-
prennent donc enfin & connaitre le catholicisme et sa sublime philo-
sophie. Ou trouver plus de grandeur que dans son immuable unité
au milieu des perpétuelles vicissitudes de l'humanité? Ow est le se-
cret de lâordre et de lâharmonie qui doit relier toute la famille hu-
maine, si ce nâest dans cette parole divine, Ă©ternellement la mĂ©me,
qui sans cesse nous Ă©claire et nous vivifie, sans Ă©tre jamais atteinte
par nos transformations? Je dis vicissitudes et transformations : car,
quâon le remarque bien, câest 1a la condition de notre nature et le
Christianisme nâest point venu nous y soustraire. Dans les sociĂ©tĂ©s
chrĂ©tiennes, )âĂ©lĂ©ment divin qui git en elles agit sur lâĂ©lĂ©ment hu-
main, le dĂ©veloppe sous }âceil de la Providence, suivant ses desseins
pleins de bontĂ©; câest un idĂ©al vers lequel nous gravitons, sans cesse
attirĂ©s par lui et rĂ©alisant successivement les progrĂ©s quâont prĂ©parĂ©s
dans une admirable gradation les événements et les temps. Voila
comment le philosophe catholique entend le progrés, voila comme
nous comprenons et nous enseignons quâĂ©clairĂ©s par les legons du
passé nous pouvons diniinuer la somme de nos miséres, élever le
niveau de notre état social, trouver des résultats nouveaux dans la
vaste sphĂ©re de IâactivitĂ© humaine; voila comment nous pouvons, a
notre sens, nous dire supérieurs & nos péres.
Mais cette conscience de notre supériorité nous donne-t-elle le
droit de nous montrer dédaigneux envers les hommes qui ont vécu
en dâautres temps? Sommes-nous dispensĂ©s, avant de les juger, dâĂ©-
tudier les circonstances dans Jesquelles ils se sont trouvés, les néces-
DE LâINQUISITION. Ad
sités qui les ont poursuivis, les lumiéres dont ils ont pu disposer? En
vĂ©ritĂ© ce serait a la fois manquer & ]âĂ©quitĂ© et a la reconnaissance.
Faisons aprés cela aussi la part des passions qui toujours tendent 4
dĂ©naturer ce qu'il y a de plus lĂ©gitime et en faussent lâapplication;
ne traitons point par des raisons de sentiment ce qui demande a Ă©tre
envisagé 4 la lumiére de la froide raison; enfin, mettons 4 notre
tache la noble indulgence de Iâhistorien philosophe qui, voyant de
prĂ©s le pĂ©nible travail par lequel lâhumanitĂ© accomplit lentement ses
destinées, apprend & compatir 4 ses douleurs et retranche de la sé-
vérité que semblent mériter ses fautes.
Ces réflexions nous aménent tout naturellement au sujet méme de
notre article : nous allons commencer par ]âexamen de quelques
questions plus spĂ©cialement historiques. Llorente, dont lâouvrage est
comme lâarsenal des ennemis de |âInquisition, sera notre principal
adversaire. Nous nâintercalerons pas dans notre compte rendu la
Citation de toutes les sources que M. Hefele indique dans son livre;
mais, chose singuliĂ©re et dont apparemment lâauteur de |âHistorre
critigue serait fort surpris, s'il vivait encore, Nous avons pu Consta-
ter que trĂ©s-souvent câest Llorente lsi-mĂ©me qui fournit les faits qui
servent a le combattre.
Nous avons vu, dans notre premier article, comment le judaisme
Secret menagait 4 la fois la religion et la nationalité des Espagnols,
et comment, aprés de vains efforts pour ramener les apostats 4 la foi
etau culte orthodoxes, Ferdinand et Isabelle Ă©tablirent & SĂ©ville le
premier tribunal dâInquisition. Aussit6t organisĂ©, celui-ci lance un
édit qui renferme une nomenclature de signes auxquels un juif dé-
guisé peut étre reconnu.
Cet acte, le premier qui Ă©manat du Saint-Office, Llorente 1âa atta-
quĂ© avec toute sa violence; selon lui, câest 4 peine si vingt-deux des
indices fournis par |âĂ©dit serviraient aujourdâhui a Ă©tayer une simple
conjecture. Voyons jusquâa quel point cette critique est heureuse. Il
est une vieille régle de logique, «duo si faciunt idem, non est idem,»
que M. Hefele rapporte ici fort & propos; Llorente et ses copistes
ont complétement oubliée et de 14 leur malencontreuse sortie. La
moindre réflexion, en effet, suflit a convaincre que certains actes,
certaines pratiques, eu Ă©gard surtout aux circonstances ou se trou-
vait alors lâEspagne, pouvaient et devaient Ă©tre apprĂ©ciĂ©s diffĂ©rem-
ment, selon quâils Ă©taient usitĂ©s dans une famille dâanciens chrĂ©tiens
q2 DE L'ORIGINE
ou de juifs convertis. Ainsi, un ci-devant juif a-t-il pu, sans Ă©veiller
de justes soupcons sur la sincérité de sa conversion, continuer 4 ne
pas vouloir tolérer de feu dans sa maison et 4 porter invariablement
des habits de féte les jours de sabbat, ou, aprés avoir fait baptiser
son enfant, sâempresser de laver les parties du corps qui avaient recu
Ponction de lâhuile sainte? I] faut ajouter, du reste, que plusieurs des
indices en question sont de telle nature, quâils pouvaient faire suspec-
ter gravement méme un individu né de parents chrétiens. Prescott,
. en acceptant et en reproduisant le jagement de Llorente, nâa certai-
nement pas recommandé sa critique.
En repoussant cette inepte accusation, il sâen faut bien pourtant
que nous nous fassions lâapologiste des inquisiteurs de SĂ©ville. Ils ont
usĂ©, dans ]âexercice de leurs fonclions, de rigueurs excessives, dâune
sĂ©vĂ©ritĂ© justement blamĂ©e; |âon sait dâailleurs quelles rudes remon-
âtrances leur furent adressĂ©es par le Pape Sixte IV. Est-ce & dire que
dĂ©s lors nous admettions aussi tout ce qui sâest dĂ©bitĂ© sur ce point?
LâimpartialitĂ© nous le dĂ©fend. Comment, par exemple, en croirions-
nous Liorente, lorsquâil vient nous dire que dans la seule annĂ©e 1481, la
seule inquisition de SĂ©ville ne fit pas bralter moins de deux mille per-
sonnes, uniquement dans les diocéses de Séville et de Cadix? Il cite,
Hest vrai, &âappui de son assertion lecĂ©lĂ©bre historien et jĂ©suite espa-
gnol Mariana ; mais câest la prĂ©cisĂ©ment quâil est en dĂ©faut. M. Hefele
prit la précaution de consulter ouvrage méme du savant espagnol ; il
trouva quâen effet il y Ă©tait question du chiffre de deux mille, mais ce
que Mariana ajoutait expressĂ©ment, câest que ce nombre Ă©tait celui des
personnes brilĂ©es sous Torquemada, câest-a-dire, pendant tout le
temps que Torquemada fut inquisiteur et dans toute lâĂ©tendue de sa
juridiction qui embrassait les provinces de Castille et de LĂ©on. Lâhis-
torien Pulgar, contemporain de ces Ă©vĂ©nements, est dâaccord avec
Mariana : aprés avoir rapporté que Torquemada fonda des tribunaux
dans les villes de Castille, dâAragon, de Valence et de Catatogne, il
écrit le passage suivant que Llorente ne devait pas ignorer: « Ceux-
ci soumirent IâhĂ©rĂ©sie a lâInquisition. .. sommeĂ©rent tous les hĂ©rĂ©tiques
de se faire connaftre de plein gré... sur qaoi 15,000 se dénoncérent
eux-mĂ©mes et furent rĂ©conciliĂ©s avec lâEglise par la pĂ©nitence. Quant
& ceux qui avaient attendu la dénonciation, on faisait leur proces et
sâils venaient a Ă©tre convaincus, on les livrait a la justice sĂ©cudtĂ©re.
Environ 2600 de ces derniers furent successivement (en diversas veces)
DE L' INQUISITION. 43
brilés en divers endroits et villes. » Enfin nous trouvons un témoi-
gnage analogue dans un autre contemporain, Marino Siculeo.
Que devient maintenant |âaffirmation de Llorente? Que faut-il en
penser surtout, si nous faisons encore remarquer que, précisément
dans lâannĂ©e 1481 ot: il prĂ©tend que Torquemada fit broiler tout ce
monde, le prieur de Santa-Cruz nâĂ©tatt mĂ©me pas eneore inquisiteur?
DĂ©cidĂ©ment, eâĂ©tait trop compter sur Ja crĂ©dulitĂ© du lecteur.
BornĂ©e dâabord dans son action aux seuls juifs dĂ©guisĂ©s, câest-a-
dire & ceex qui, apres avoir recu le baptéme et faisant extérieure-
ment profession de Christranisme, restaient secrétement attachés aux
croyances et au culfe de mosaisme, |âInquisition espagnole vit bien-
tĂ©t sa juridiction sâĂ©tendre & tous les juifs sans exception. Tel fut
Veffet da décret de bannissement lancé par Ferdinand et Isabelle,
contre tous les disciples du Talmud qui ne recevraient point le bap~
tĂ©me. Ce dĂ©cret est de 1492, Ă©poque ot Grenade venait dâĂ©tre conquise.
Les eauses et les circonstances de cet acte nâont aucun rapport
direct 4 Phistoire du Saint-Office ; câest a la politique de Ferdinand
et dâisabelle quâll faut es demander la responsabilitĂ©. Au reste, ils
la revendiquent eux-mĂ©mes dans |âĂ©dit dâexpulsion, dans les termes
Suivants : «Ce nâest quâaprĂ©s avoir entenda Favis dun nombre con-
sidĂ©rable dâhommes importants et sages, soit ecclĂ©siastiques, soit
laiques, et aprés avoir longtemps réRéchi, que nous avons décud
cette mesure. » Abstraction faite de lâantipathie et de la dĂ©fiance
héréditaires qui élevaient un mur de séparation entre la race de
RecarĂ©de et de PĂ©lage et |âintrigante et dangerease postĂ©ritĂ© dâIsraĂ©l,
est-if Ă©tonnant, en effet, quâen prĂ©sence, dâune part, de |âinfatigable
prosélytisme par lequel cette derniére cherchait sams cesse encore
non-seulement 4 ramener les marajios (juifs baptisés), mais % gagner:
méme les vieux chrétiens et & judaiser toute PEspagne ; de Vautre,
des envahissements incessants par lesquels elle menacait dâaccumu-
ler entre ses mains toute la richesse netionale, toutes les sources de
la prospérité publique ; est-i] étonnant, diroms-nous, que z4ateurs et
hommes dâFtat se soient trouvĂ©s dâaccord sur fa nĂ©cessitĂ© dâan pareil
Coup? « Ains?, comme le remarque fort bien M. Hefele, le bien public,
ce met dont lâinfluence magique serta protĂ©ger, mĂ©me encore aw XIX"
siécle, mainte violation de la justice et de la liberté religiouse, le bier
public perut dâautant plus exiger le bannissement des juifs que,
peut-Ă©tre par suite des rigueurs passĂ©es, Iâon avait perdu lâespoir de
his DE LâORIGINE
les transformer jamais en paisibles citoyens et dâarrĂ©ter IâĂ©lan de
leur prosĂ©lytisme. » Une sĂ©rie dâactes de vengeance, de barbare et
odieux fanatisme, des croix mutilées, des hosties consacrées pro-
fanées, des enfants chrétiens crucifiés, firent cesser toute hésitation :
en lâannĂ©e 1485, nâavait-on pas dĂ©ja dĂ©couvert a TolĂ©de une conju-
ration dont le but nâĂ©tait rien moins que de sâemparer de la ville le
jour de la Féte-Dieu et de massacrer tous les chrétiens? En vain les
juifs essayérent-ils de conjurer la tempéte qui allait éclater sur leurs
tĂ©tes, en faisant a Ferdinand lâoffre dâune forte somme dâargent; en
44,92, le 31 mars parut le fatal Ă©dit qui enjoignait 4 tout juif refusant
dâembrasser le Christianjsme de sortir de lâEspagne avant le 34 juil-
let de la mĂ©me annĂ©e. Ferdinand sâengageait 4 fournir gratuitement
4 tous les Ă©migrants les moyens de sâen aller, et il tint gĂ©nĂ©reusement
parole.
Malgré les efforts des missionnaires espagnols et les recommanda-
tions instantes par lesquelles Torquemada avait stimulé le zéle des
Dominicains, un graod nombre de juifs prĂ©fĂ©rĂ©rent lâexil au baptĂ©me.
Quel est le chiffre auquel on puisse sâen tenir? A en croire Llorente,
il serait de 800,000; et remarquez que le consciencieux historien
prĂ©tend encore justifier son assertion par lâautoritĂ© du savant Ma-
riana. Or, ce qui est vrai a cet Ă©gard, câest que Mariana, non-seu-
lement nâaccepte pas le chiffre en question, mais quâil le dĂ©clare
méme exagéré et nullement digne de foi. Une simple erreur suflit=
elle pour expliquer lâaltĂ©ration dont Liorente porte ici la responsa-
bilitĂ© ? Ferreras, autre historien espagnol, nous tire dâembarras sur
lâobjet de nos recherches ; aprĂ©s avoir dĂ©taillĂ© le nombres des Ă©mi-
grĂ©s par province, il arrive au nombre de 30,000 familles et dâen-
viron 100,000 tétes?
Les juifs qui optĂ©rent pour |âexil se rendirent la plupart en Portugal,
en Italie et en France, ou bien aussi en Orient et en Afrique. Leur sort
y fut des plus malheureux: les épidémies et, en Afrique surtout, la
brutale rapacité des Maures en firent périr un grand nombre, au point
que, pour échapper a tant de miséres, plusieurs milliers de ceux qui
restaient prirent le parti de rentrer en Espagne, ou ils regurent le
baptĂ©me. Cependant ces conversions ne furent gĂ©nĂ©ralement quâap-
parentes, et le judaisme continua dâĂ©tre pratiquĂ© en secret par les
néophytes qui, naturellement, devenaient alors sujets du Saint-
Office.
DE LâINQUISITION. 45
Tel est lâapercu historique des principaux faits relatifs 4 la persĂ©-
cation des juifs dâEspagne depuis |âĂ©tablissement de 1âInquisition.
Bien quâils nâentrassent pas essentiellement dans le cadre de notre
travail, nous avons cru devoir les exposer briévement, afin de les
dĂ©gager duâfaux jour dans lequel ils ont Ă©tĂ© souvent placĂ©s et, sur-
tout, de prĂ©ciser les vrais points de contact quâ ils ont avec le Saint-
Office. Câest pour les mĂ©mes motifs que nous allons aussi passer en
reyue lâhistorique de la persĂ©cution des Maures.
AprĂ©s la prise de Grenade, Ferdinand et Isabelle sâĂ©laient engagĂ©s
a laisser aux Maures la propriété de Jeurs mosquées et le libre exer-
cice de leur religion. Partant de cette unique donnée, certains écri-
vains ont pris texte des vexations et des restrictions postérieures,
pour crier & Ja violation du contrat primitif, au mépris de Ia foi jurée.
Mais, en rĂ©alitĂ©, telle nâest point la question. « Les souverains espa-
gnols, dit le professeur de Tubingue, ne pensĂ©rent point quâils vio-
Jeraient leur parole en donnant aux deux évéques les plus vertueux
de leurs Etats, 4 Ximénés et Talavera, la mission de gagner Jes Mau-
res au Christianisme par la persuasion et |âinstruction. Que |âon ac-
cordat aux convertis des avantages civils et matériels extraordinaires,
les'Maures de vieille roche pouvaient le regretter; mais certes, ce
fait ne constituait dâaucune maniĂ©re une violation du traitĂ© fait avec
eux. » Aigris par le résultat de ces moyens de conversion, les Mau-
res y rĂ©pondirent par des insurrections menagantes dans |âAlbaycin,
les Alpujarres et la Sierra Vermeja. Par J& ils anéantissaient les pre-
mers le contrat de 1492, et les souverains espagnols Ă©taient Ă©vi-
demment dĂ©liĂ©s des promesses quâils leur avaient jurĂ©es : ceux-ci
avaient acquis le droit de prendre 4 |âĂ©gard des Maures Iâattitude
que lâon prend envers des rebelles. NĂ©anmoins, ils voulurent Ă©tre
clĂ©ments, et pour tout chatiment posĂ©rent aux insurgĂ©s |âalternative
de recevoir le baptĂ©me ou dâĂ©migrer, sans prĂ©judice de leur fortune,
sauf 4 payer un impdt de 10 florins dâor par tĂ©te. La plupart se dĂ©-
cidĂ©rent 4 rester et devinrent chrĂ©tiens, de telle sorte que |lâancien
royaume de Grenade cessa de compter un seul Maure non baptisé.
Cependant ces derniers Ă©taient nombreux encore dans les provinces
de Castille et de Léon. Ferdinand et Isabelle ne leur appliquérent
pas immĂ©diatement la mĂ©me mesure quâa leurs frĂ©res de Grenade :
ils se contentĂ©rent dâabord de leur dĂ©fendre tout contact avec les Mo- -
riscos (Maures baptisés); mais bientét aprés (12 février 1502), un
A6 -DE LâORIGINE
Ă©dit royal les mettait 4 leur tour en demeure de se soumettre & I'-
vangile ou de prendre Ja route de |âexil. La majoritĂ© encore se fit
baptiser. Cette mesure, que M. Hefele qualifie avec raison de sévere
et de dure, fut, dit-on , conseillée par le successeur de Torquemada,
don Diego de Deza, de |âOrdre de Saint-Dominique. EmportĂ© par son
zĂ©le, ce dernier voulut encore persuader au roi et a Ja reine dâĂ©tablir
4 Grenade un tribunal dâinquisition ;.mais tout ce quâIsabelle accorda,
ce fut que les Morisques de Grenade seraient soumis 4 la juridiction du
tribunal de Cordoue , et seulement pour le cas dâune apostasie com-
plete ; elle ne voulait pas quâon pit les inquiĂ©ter pour de lĂ©gĂ©res dĂ©-
viations. Ce privilége fut méme bientét aprés étendu aux Morisques de
Castille, de LĂ©on et dâAragon, et ce fut loin dâĂ©tre un leurre; les Mau-
res ont en cela rendu eux-mĂ©mes justice a |âInquisition. Dans une dĂ©-
claration adressée par les Morisques de Castille et de Léon au grand
Inquisiteur Manrique, quatriéme successeur de Torquemada, nous en
trouvons une preuve incontestable : « Tous vos prédécesseurs, est-
il dit dans cette piéce, nous ont constamment traités avec équité et
pris sous leur protection. » Or, suivant le témoignage de Llorente,
ce Manrique usa envers eux de la mĂ©me douceur, tellement quâa la
faveur de cette tolérance, la plupart des Morisques.de Grenade aban-
donnĂ©rent Ja foi. On put sâen convaincre par une inspection faite
en 1526. Pour remĂ©dier 4 un pareil Ă©tat de choses, câest alors. quâon
Ă©tablit 4 Grenade mĂ©me un tribunal dâinquisition : cependant on nâen
continua pas moins @ traiter les relaps avec bonté. Le Pape Clé-
ment VII pourvut 4 leur instruction, tandis que Charles-Quiat de
son cété décrétait que les biens des apostats ne seraient point con-
fisquĂ©s, mais conservĂ©s 4 leurs enfants, et que dâailleurs on ne pour-
rait les livrer au bras séculier pour leur infliger la peine capitale
Ou tout autre chatiment. Philippe II imita gon pére, et sous Jui les:
Morisques eurent a se louer du mĂ©me rĂ©gime dâindulgence: il nây eut
sous son régne pas une seule application de Ja peine capitale pour
cause dâapostasie. Il fallut un nowvea saulĂ©evement de ceux de Gre-
nade, qui proclamérent roi un descendant de leurs aneiens souve-
rains, pour déterminer 4 des mesures plus sévéres. « Aprés cela,
dit en terminant M. Hefele, les Papes tels que Grégoire XIII cherché-
rent encore 4 gagner les Morisques par la douceur, mais. cette bien-
veillante.intervention fut si peu suivie dâune conversion sincĂ©re et
durable, quâau. contraire, par des soulĂ©vements nouveaux, par des
DE L'INQUISITION. *]
alliances avec les Maures dâAfrique, etc... ils amenĂ©rent eux-mĂ©mes
leur expulsion totale de l'Espagne, sous Philippe IT, en 1609. DĂ©ja
un roi de France, le pénétrant Francois I*, avait donné ce conseil &
Charles- Quint. » Nous devons ajouter que le bannissement des
Manres fut approuvĂ© âet considĂ©rĂ© comme une nĂ©cessitĂ© par les
hommes les plus Ă©clairĂ©s que |âEspagne possĂ©dat alors, tels que
Cervantes, etc.
Nous croyons rĂ©pondre a lâattente de nos lecteurs en ajoutant &
cet exposé une analyse du chapitre spécial dans lequel M. Hefele
retrace le rĂ©le de XimĂ©nĂ©s dans les affaires de ]â Inquisition. On y trou-
vera dâaifleurs dâmtĂ©ressants dĂ©tails sur plasieurs faits saillants de
Phistoire du Saint-Office.
LâentrĂ©e de XimĂ©nĂ©s dans les affaires publiques, comme archevĂ©-
que de Toiéde et grand chancelier de Castille, date, comme on sait,
de 1495 etsa nomination aux fonctions de grand inquisiteur de 1507.
Que nous disent de lui les documents qui nous restent sur cette don-
ble période?
Ecartons dâabord une opinion accrĂ©ditĂ©e par un grand nombre
Wouvrages historiques et récemment encore reproduite par M. de
Rotteck dans son ouvrage sur lâEspagne et le Portugal, opinion sui-
vant laquelle Ximénés aurait, de concert avec le cardinal Mendoza,
conseillĂ© 4 1a reine Isabelle dâĂ©tablir I'Inquisition. Llorente dĂ©ji dĂ©-
clara cette assertion dénuée de fondement, et de la comparaison
des dates il suit, en effet, quâa lâorigine de lâInquisition espagnole,
XimĂ©nĂ©s nâĂ©tait encore quâun prĂ©tre inconnu.
En 1496, le roi Ferdinand se plaint au Saint-Siége de ce que les
inquisiteurs nâavaient point attendu son agrĂ©ment pour disposer
de la fortune des condamnés en faveur des enfants de ces der-
niers, frustrant ainsi le: trĂ©sor royal dâune dĂ©ponilfe considĂ©rable.
Alexandre VI portait alors Ja tiare. Celai-ci se trouvait dans des cir-
constances telles quâil avait besoin de mĂ©nager le roi dâEspagne : il
condescendit donc & ses rĂ©clamations, et câest XimĂ©nĂ©s qu'il chargea
dâume enquĂ©te sur les faits accomplis, avec pouvoir de contraindre
a la restitution de tout ce qui aurait été irréguti¹rement soustrait.
L'issue de cette mission ne nous est point connue. Cela se passait en-
core sous Torquemada : nous nâen savons guĂ©re plus sur XimĂ©nĂ©s,
pendant fa haute judicature de Deza (1498), suecesseur du prieur
de âSanta-Cruz. Cependant, les faits dans lesquels nous le trouvons
48 oe DE LâORIGINE
ici ayant besoin de quelques rectifications, nous entrerons dans plus
de développements.
Deza avait di a sa vaste science sa promotion au poste Ă©minent
de grand inquisiteur : c'est encore la ce qui lui valut plus tard son
élévation au siége archiépiscopal de Séville et une place honorable
parmi les Ă©crivains thĂ©ologiques de !âEspagne. Llorente lui a fait une
réputation de sévérité outrée : suivant lui, Deza outrepassa méme
les rigueurs de Torquemada et, par ses efforts, Naples et la Sicile
virent pénétrer dans leur territoire les terreurs du Saint-Office. Nous
aurions voulu que ce jugement fit appuyé de preuves concluantes ;
Je fait est quâil est contredit par lâacadĂ©micien Munoz, homme que
ses idĂ©es trĂ©s-libĂ©rales rendent dâautant moins suspect a cet Ă©gard
que ses paroles se trouvent dans un Ă©loge de Lebrija avec lequel Deza
eut quelques difficultés : or, Deza est par lui dépeint comme un pré-
Jat dâune grande bontĂ© et un thĂ©ologien dâune immense Ă©rudition.
On peut dâailleurs ajouter quâil Ă©tait du petit nombre de ces hommes
éclairés qui, en protégeant Christophe Colomb, peuvent ainsi reven-
diquer une part glorieuse dans la découverte du Nouveau-Monde.
Ce qui, sans doute, a le plus contribué a atlirer 4 Deza la défaveur
qui sâattache & son nom, câest le concours que lui prĂ©ta Diego de
Lucero, comme inquisiteur de Cordoue. Pierre Martyr donne a ce
dernier les épithéles de severus et iracundus a natura, judaico nomim
et neophytis infensissimus; il sâemporte mĂ©me contre lui et dĂ©clare,
dans une autre de ses lettres, que son nom de Lucerius (Lucero)
Ă©tait un mensonge, et quâil sâappellerait mieux Tenebrerius. Ce lan-
gage, les fails connus lâattestent suffisamment , nâest point exagĂ©rĂ© :
il est trĂ©s-vrai que Lucero persĂ©cuta des innocents, quâil usa de ri-
gueurs excessives et trompa compléiement la confiance du grand-
inquisiteur. Deux procĂ©s cĂ©lĂ©bres , dont lâinquisiteur de Cordoue
porte tout lâodieux devant lâhistoire, vont en donner la preuve.
I] sâagit dâabord du procĂ©s intentĂ© au vertueux archevĂ©que de
Grenade, Ferdinand de Talavera. Liorente a tort de prétendre que
Lucero avait fait part de ses soupcons a la reine Isabelle, celle-ci
ayant dĂ©ja cessĂ© de vivre depuis plus de dix-huit mois. I] nâest pas
plus exact de soutenir, comme Iâa fait M. LĂ©once de Lavergne dans la
Revue des Deux-Mondes (tome XXVI, page 532), que Talavera fut
poursuivi, parce qu'il avait concu le plan dâune traduction arabe de
la Bible pour lâusage des Maures. Aux yeux de Lucero, le crime du
DE L*'INQUISITION. 49
noble prĂ©lat Ă©tait de sâĂ©tre opposĂ© a lâintroduction de |âInquisition,
dâavoir pris la dĂ©fense des nouveaux chrĂ©tiens suspects, et de des-
cendre lui-mĂ©me, par sa mĂ©re, dâune famille juive. Lucero parvint a
trouver le nombre voulu de témoins, et il obtint du grand -inquisi-
teur lâautorisation de poursuivre. Les actes suivirent de prĂ©s, et, dds
Pannée 1506, Pierre Martyr gémit des outrageuses mesures dont le
plus saint homme de |âEspagne devint l'objet. Avec Talavera furent
accusĂ©s dâhĂ©rĂ©sie plusieurs de ges proches : on alla mĂ©me jusquâĂ© em-
prisonner sa mére, ses sceurs et son neveu Francois de Herrera,
doyen du chapitre de Grenade.
Deza eut dâabord la pensĂ©e de confier & X:mĂ©nĂ©s lâexamen de |âor-
thodoxie de lâarchevĂ©que : suivant les documents du temps, cette
nouvelle rassura Talavera et calma les inquiétudes de son peuple.
Nous le constatons avec joie, cette confiance est un beau titre pour
le caractĂ©re de lâillustre cardinal. Cependant le projet de Deza nâeut
point de suite, et nous apprenons de Llorente que ce fut le Saint-
SiĂ©ge lui-mĂ©me quâil saisit de cetle grave affaire. Le Pape nomma
aussitĂ©t une commission prĂ©sidĂ©e par son nonce en Espagne. Lâen-
quĂ©te fut commencĂ©e au printemps de 1507: Talavera nâenvoya,
pour le reprĂ©senter, quâune seule personne, le chanoine Gonzalez
Cabecas ; au reste, il trouva d'intrépides défenseurs. Pierre Martyr,
qui lui était tendrement attaché , parla en sa faveur; mais il profita
surtout de ses rapports dâintimitĂ© avec le nonce, pour le disposer a la
bienveillance envers les accusés. Bientét tout fut terminé, et Talavera
déclaré innocent.
Nous arrivons & la seconde affaire qui fait ressortir encore mieux
l'ignoble et pharisaique caractére de Lucero. Celle-ci se dénouera
par un Ă©vĂ©nement dâune haute importance, la nomination de XimĂ©-
nés aux fonctions de grand-inqujsiteur.
AccusĂ©es dâhĂ©rĂ©sie , quelques personnes dâAndalousie espĂ©rĂ©rent
que si elles multipliaient prodigieusement le nombre des suspects ,
elles provoqueraient une amnistie gĂ©nĂ©rale 4 la faveur deâ laquelle
elles se sauveraient elles-mémes, et sur leur dénonciation, une
multitude Ă©norme dâindividus de toutes les classes, de tout sexe et
de tout age, furent menacés des poursuites du Saint-Office. Trompé
par son délégué, Deza a Ja faiblesse de consentir a cette colossale pro-
cĂ©dure. Câest alors que lâon voit XimĂ©nĂ©s Ă©lever la voix pour pro-
lester contre de pareils excés : il supplie Ferdinand de demander au
50 DE LâORIGINE
Pape la destitution du grand-inguisiteur (Zurita ajoute que, dés lors,
Ximépés aspirait lui-méme & cette charge) ; Ferdinand, toutefois,
nây consentit point encore, et ce ne fut que quand le roi Philippe
fut srrivé en Espagne, que Deza fut relegué dans son diocése et sa
juridiction suspendue pour passer entre les mains du Conseil royal,
asurpation qui, toutefois, suivant lâhistorien citĂ© tout a lâheare, fut
fortement biamée par la nation.
Cependant Philippe mouret bientét. Sortant alors de sa retraite,
Deza proteste contre tout ce qui sâest fait et ressaisit le pouvoir gu-
prĂ©me dont on |âavait dĂ©pouillĂ©. Ce retour provoqnait natureHement
la reprise du scandaleux procés de Cordote : une insurrection en fut
ta conséqnence. Lucero est forcé de prendre la faite , les b&timents
da Saint-Office sont pris dâassaut, et tous les prisonniers relachĂ©s par
le marquis de Priego qui, de concert avec le chapitre de la cathé-
drale et le corps des magistrats, demanda a Deza Ia destitution de
Lucero. Le grand-inquisiteur ne cĂ©dant point, ]âinsurrection devint
gĂ©sĂ©rale dans toute fâAndalousie.
Deza Ă©tait & Ja fois lâami et le confesseur de Ferdinand: mais,
celui-ci, voyant qu'il devenait impossible de maintenir le prélat con-
tre lâopinion gĂ©nĂ©rale, fit auprĂ©s du Pape, Jules f1, les dĂ©marches nĂ©-
cessgires pour faire passer les fonctions du grand-tnquisitear entre
les mams de Ximénés. Un édit royal da 18 mai 1507 consacra ce
changement, avec cette différence cependant que Xtménés ne fut in-
vesti de sa nouvelle dignité que pour la Castille; Aragon eut un
grand-inquisiteur spĂ©cial , et cette sĂ©paration se prolongea jusquâa-
pres la mort de Ximénés.
Voyons maintenant le grand cardinal & oeuvre, autant da moins
que la rareté des sources le permet.
A peine entré en fonctions, il publia des édits par lesquels il don-
nait poor les nouveaux chrétiens les plus sages réglements ; son at-
tention se porte dune manitre toute spĂ©ciale sur Jâinstruction des
convertis , et Liorente lei-méme rend hommage au zéle éclairé avec
fequet XimĂ©nĂ©s sâefforca dâatteindre ce Sut. Mais ume grave affaire at-
tendait surtout de lui sa sotution : c'était le procés de Cordoue. Sans
perdre de temps, te grand inquisiteur fait arréter Lucero, qui est en-
fermé dans les prisons de Burgos, en attendant qu'il fit mis en de-
meure de rendre compte de sa conduite. La méme mesure est appli-
quée & tous les témonrs suspects. Alors Xanénes forma, sons le nom
»
DE L°INQUISITION $4
de Congrégation catholique, une junte de vingt-deux persomes, les
plus dignes que !âon pit trouver. Suivant Llorente, cette commission
Ă©tait chargĂ©e de faire lâinstruction de cette cause immense, et de sta-
tuer sur les accusés et les accusateurs. Les Leteres de Pierre Martyr
nous ont conservé quelques détails sur ses opérations qui, naturelle--
ment, Ă©taient faites pour attirer sur elles les regards de toute |âEspa--
gne. M. Hefele en mentionne quelques-uns. Le 9 juillet 1508, la sen-
tence fut rendue : elle déclarait les dénonciateurs indignes de
confiance, et prononcait la mise en liberté et la réhabilitation de tous
les accusés. Le 41°F aoit elle fut rendue publique 4 Valladolid, avec
une grande solennitĂ©, en prĂ©sence du-roi et dâune foule de grandesses-
et de prélats.
Pour ce qui est de Lucero, Llorente nous dit quâapres avoir passĂ©
quelque temps encore dans Jes prisons de Burgos, il fut, par excds
dâindulgence , renvoyĂ© dans ]âevĂ©che dâAlmĂ©ria. Le fait est quâon le
relacha au bout dâun an de dĂ©tention, parce quâon nâavait pu dĂ©men-
trer suffisamment quâil efit agi de maunaise foi.. RĂ©vaquĂ© de ses fonc-
tions dâinquisiteur, il fat rĂ©duit au canonicat qu'il possĂ©dait a AlmĂ©-
ria: car, pour un Ă©vĂ©chĂ©,. câest a la seule munificence de Liorente
quâil en est redevable.
Réduits que nous sommes 4 recueillir ¹a et la le peu de faits inté-
ressants qui nous restent sur le grand-inquisitorat de Ximénés, le lec-
teur comprendra le peu de liaison que ces faits ont entre eux daas notre
exposĂ©; ils prouvent du moins toujours un point, câest que le grand-
chancelier de Castille perta en toutes choses ce discernement plein de
Sagesse, ces sentiments gĂ©nĂ©reux qui rehaussent avec tant dâĂ©clat
lardeur du zĂ©le et lâĂ©nergie de la volontĂ©. Parmi ses titres de gloire,
il faut compter certainement |âappui qu'il prĂ©ta au cĂ©lĂ©bre Antoine
de Lebrija, l'un des humanistes les plus distinguĂ©s de |âEspagne.
Celui-ci avait eu quelques dĂ©mĂ©lĂ©s avee |â Inquisition, sous Deza ; ce-
pendant, il nâan avait point Ă©tĂ© maltraitĂ© comme Llorente lâaffirme.
Ximénés ayant été. mis & la téte du Saint-Office, Lebrija lui adressa
une apologie dcrite avec beaucoup dâindĂ©pendance : pour rĂ©panse, la
cardinal fit non-seulament disparattre tautes les entraves qui arré-
taient le savant, mais encore il lui doana une chaire dans soa Uni-
versitĂ© @âAlcala et Iâhonora de son intimitĂ©. A-cdtĂ© de ce trait, il faut
Citar encora.la protection que XimĂ©nĂ©s accorda & dâautres hommes
distinguĂ©s, tels que le premier chancelier dâAlcala, lâabbĂ© Lerma et
52 DE LâORIGINE
Yérudit Vergara : grace 4 son intervention, ils échappérent aux pour-
suites du Saint-Office.
Attentif a la répression de tous les excés, Ximénés veillait aussi
31a réforme des défauts que les lumiéres du temps lui faisaient dé-
couvrir dans lâorganisation et le Code âde IâInquisition. Les Ă©vĂ©ne=«
ments du fameux procĂ©s de Cordoue |âavaient convaincu jusquâ&â
quel point de simples mandataires abusent souvent des pouvoirs qui
leur sont confiés. Ximénés réduisit leur importance, et prononca un
grand nombre âde destitutions. En vain ceux qu'il avait frappĂ©s vou-
lurent-ils résister en protestant et en interjetant appel au Saint-
Siége ; tous les actes du sage et énergique chef du Saint-Office de-
meurérent et recurent.méme une approbation formelle de Ja part du
Souverain Pontife. XimĂ©nĂ©s sâefforca aussi de faire exclure du grand
Conseil de IâInquisition tous les membres non ecclĂ©siastiques , mais
i] ne put obtenir ce changement du politique Ferdinand; nous re-
viendrons plus tard sur ce point. Enfin, nous mentionnerons un
fait qui prouve jusquâa quel point XimĂ©nĂ©s Ă©tait impitoyable a |âen-
droit de la moralité des préposés de l'Inquisition. Des plaintes
lui Ă©tant parvenues sur le commerce scandaleux dâun aide gedlier
du Saint-Office de Toléde avec quelques prisonniéres, sans tarder,
Améenés réunit le grand Conseil, et, de concert avec lui, décerna
la peine de mort contre tout employĂ© qui serait convaincu dâun
péché de chair avec une personne du sexe détenue dans les prisons
de IâInquisition.
1] nous resterait 4 parler du nombre des condamneés sous le grand-
inquisitorat de Ximénés , et dont Llorente a exagéré le chiffre. Nous
nous réservons de prouver, un peu plus loin, que les assertions de
Chistorien critique ne méritent, A cet égard, aucune confiance ; ce-
pendant, dans ce cas spécial, nous devons rendre attentif 4 deux cir-
constances qui dĂ©montreraient dĂ©ja lâarbitraire des supputations de
Llorente. Dâabord, suivant ses propres donnĂ©es, la gestion du cardi-
nal nâa durĂ© que diz ans, cependant les calculs qu'il fait lui en sup-
posent onze ; ensuite, il met sur le compte de Ximénés les condam-
nations de tous les douze tribunaux dâInquisition, tandis qu'il est
vrai que jamais sa juridiction ne sâest Ă©tendue que sur les sept tribu-
naux de la Castille. Rien que par ces restrictions, les 2,000 victimes
attribuées au grand-inquisitorat de Ximénés, se trouveraient réduites
4 peu prés a la moitié; mais , aprés tout cela, nous pouvons encore
DE Lâ INQUISITION. 53
demander sâil nâya point une inconsĂ©quence inexcusable 4 appliquer
au rĂ©gne dâun XimĂ©nĂ©s, que Llorente reprĂ©sente comme clĂ©ment,
les mĂ©mes bases dâĂ©valuation quâa celui dâun Torquemada, dont il
fait un type de cruauté?
Telles sont les questions historiques dont lâouvrage de M. Hefele
nous présente un rapide examen; passons maintenant 4 la partie
spécialement critique de son travail. Celle-ci est de la plus haute im-
portance : le savant professeur y nourrit la discussion de recherches
intĂ©ressantes et de rĂ©flexions judicieuses ; câest ici que nous allons
trouver la véritable physionomie du Saint-Office espagnol.
Dâabord, 1] est essentiel de savoir sur quel terraia il faut se placer.
Si lâon voit produire tant de jugements injustes sur IâInquisition, cela
ne vient~il pas de ce quâau lieu de la mettre en regard des principes
du XV° et du XVI° siécles, on transporte cette institution en plein
XIXâ siĂ©cle? Cependant, quelle diffĂ©rence profonde entre ces deux
6poques! Lâon ne peut nier que, depuis cent ans environ, il y ait
quelque tendance a voir dans les incrédules et les mécréants de toute
espéce, les meilleurs citoyens; au moyen age, au contraire, et
C'est 1a la base de IâInquisition, toute dĂ©viation en matiĂ©re religieuse
élait considérée comme un crime de lése-majesté ; pour inspirer de
la confiance, pour Ă©tre un bon citoyen, il fallait professer la religion
delâEtat. Cujus est regio illius et religio, tel Ă©tait le pr.ncipe univer-
Sellement admis et suivi dans la pratique.
Il est curieux de constater que câest prĂ©cisĂ©ment la secte religieuse
qui se vante dâavoir dotĂ© les sociĂ©tĂ©s modernes de |âĂ©mancipation
spirituelle, qui offre, dés son origine , la consécration la plus frap-
pante de ce principe. Prenons pour exemple Je Palatinat. Luthérien
jusquâen 1563, 1âElecteur FrĂ©dĂ©ric III embrasse alors le calvinisme :
aussitét il contraint tous ses sujets de se conformer 4 son change-
ment; les récalcitrants sont expulsés de son territoire. Treize ans
aprés, son fils Louis revient au luthérianisme orthodoxe : en consé-
quence, il met en fuite tous les prédicants calvinistes et impose de
force & son peuple le symbole luthĂ©rien : câĂ©tait en 1576. En 1583,
l'£lecteur Jean Casimir rétablit le calvinisme , et le Palatinat dut en-
trer dans cette nouvelle phase. Tels se montrérent les premiers pa-
trons du protestantisme; certes, Ferdinand le ae nâa rien a
redouter de la comparaison.
Sâil Ă©tait nĂ©cessaire de confirmer ce que nous avons avancĂ© sur
54 DE LâORIGINE DE L°INQUISITION.
esprit du moyen Age, nous citerions encore cette clause importante
de la paix de Passau, par laquelle chaque puissance allemande rece-
vait le droit de mettre ses sujets dans |âalternative , ou dâembrasser
la religion du souverain, ou de sortir de ses Etats aprés avoir payé
une somme d'argent dĂ©terminĂ©e. Nâest-ce pas 1&4 une reproduction
de lâalternative proposĂ©e en Espagne aux Maures? Faisons remar-
quer en passant que ce fut précisément cette clause qui servit le plas
activement la diffusion de la RĂ©forme-en Allemagne: les princes pro-
testants traitatent avec sĂ©vĂ©ritĂ© tous ceux qui nâacceptaient quâs
lâextĂ©rieur les changements religieux par eux introduits ou qui fai-
saient le moindre effort pour ramener |âancienne religion. «Je ne
sais, dit & ce sujet M. Hefele, si, en pareil cas, il nây avait pas plus
a craindre dâun luthĂ©rien zĂ©lĂ© que de IâInquisition dâEspagne. »
A. SISSON.
(La suite a un prochain numero.)
REVUE POLITIQUE.
â**, 13 8 octobre 1851.
_ M.LouisVeuillot a pris dans (â Univers la dĂ©fense de M. lâabbĂ© Ganme
assez viverment attaquĂ©, jâen conviens, dans notre derniĂ©re Revue
polingue. Je-suis join d'avoir & me plaindre de cet article, trés-ami~-
tal 4 mon Ă©gard, âet qui tĂ©moigne de lâaffliction que cause aux vrais
chrétiens une vive critique adressée & un homme haut placé dans
VEglise, et trĂ©s-recommandable par des travaux dâan autre genre.
Cette affliction, je la partage; mais il me semble que je nâai dit que la
vĂ©ritĂ©, et surtout que je nâai pas prĂ©tĂ© a M. lâabbĂ© Gaume des proposi-
âtons qui lui fussent Ă©trangĂ©res. Quand j'ai relevĂ© le reprochĂ© quâil faft
aux JĂ©suites dâavoir paganisĂ© leurs Ă©lĂ©ves, jâai pris soin de citer tex-
tnellement les phrases du Ver rongeur ol cette accusation me semble
contenue, et quiconque relira ces phrases dans la derniére livraison
du Correspondant me rendra, jâespare, la justice que je nâai pas dĂ©-
naturĂ© la pensĂ©e a laquelle je mâattaquais.
Au reste, i] ne sâagit pas seulement dâun grief contre les JĂ©suites,
qu! aurarent bien pu se tromper dans une matiére douteuse : on en
trouvera dien d'autres, et contre les papes, et contre les évéques, et
Contre tout le monde. M. lâabbĂ© Gaume aspire & pouvoir dire 4 son
tour : Nous avons chanyé tout cela. Que devrait-on penser pourtant
d'une Eglise imfaillible en matiére de foi, et qui se serait trompée
avec persévérance pendant plusieurs siécles sur une mati¹re aussi
intĂ©ressante pour la religion que lâobjet des Ă©tudes? Quelle que fat
la confiance de M. lâabbĂ© Gaume dans ses propres idĂ©es, il aurait dd
Wavance trouver peu de vraisembiance & une pareille erreur:
Je mets au panier une assez longue réplique pour taquelle je vou-
lais demander IâhospitalitĂ© des colonnes de /âUnivers : la variĂ©tĂ© des
Sujets convient plus aux lecteurs que ces redites o lâamour-propre
des Ă©crivaims trouve seul son compte. Je me contenterai d'un seul
rapprochement : il y a une vingtaine dâannĂ©es, lâhonorable maison
de MM. Gaume avait entrepris une nouvelle collection des PĂ©res de
56 REVUE POLITIQUE.
lâEglise en grec et en latin. A peine Ă©tait-on 4 lâceuvre quâun incendie
réduisit en cendres le premier volume de saint Jean Chrysostéme. Je
fus de ceux que cette catastrophe Ă©mut vivement, et je ne sais sâil y
y eut beaucoup de noms inscrits avant le mien dans la liste des per-
sonnes qui sâempressĂ©rent de souscrire au ChrysostĂ©me, pour don-
ner 4 MM. Gaume le courage de recommencer, maigrĂ© la perte quâils
venaient de subir.
Depuis lors, des causes plus graves et plus durables quâun incen-
die sont venues entraver le zéle de ces honorables éditeurs. Aprés
que le saint Basile, le saint Augustin, le saint Bernard eurent succédé
au Chrysost6me, on fut obligĂ© de sâarrĂ©ter en route: MM. Gaume
avaient rencontré une concurrence, et le clergé avait donné raison 4
cette concurrence. D'une part, les prix de MM. Gaume Ă©taient trop
élevés pour la bourse de nos pauvres vicaires (la classe la moins ai-
sée de toutes celles qui, en France, recoivent une éducation libérale,
et la seule qui achéte encore des livres); de l'autre, il faut le dire,
cette belle collection des PĂ©res nâavait pas Ă©tĂ© apprĂ©ciĂ©e a sa juste
valeur dans les rangs supérieurs de la hiérarchie, o& un encourage-
ment efficace et suivi aurait été possible: notre clergé manquait
peut-Ă©tre alors dâhommes compĂ©tents pour apprĂ©cier Je soin ex~
traordinaire avec lequel les textes avaient été revus, les éprewes cor-
rigĂ©es, et pour estimer les frais considĂ©rables quâentraine une telle
diligence. Câest ainsi quâun monument qui, grace a des efforts indi-
viduels, aurait rendu a notre pays la prééminence qu'il possédait au
XVile siĂ©cle, et que IâItalie lui avait enlevĂ©e au XVIII*, en est restĂ©
aux premiĂ©res assises. Je ne me suis jamais consolĂ©, ni pour |âhon-
neur de mon pays, ni pour lâavantage de la religion et des lettres,
de lâinjuste abandon dont MM. Gaume ont Ă©tĂ© les victimes.
Eh bien, pour donner un seul volume du Chrysostéme avec la
supĂ©rioritĂ© qui distingue lâĂ©dition de MM. Gaume, il a fallu des
hommes dont iâĂ©ducation grammaticale et littĂ©raire ett Ă©tĂ© faite
dâaprĂ©s les anciens principes, câest-a-dire en donnant aux enfants de
bonne heure, et presque exclusivement, les auteurs de |âantiquitĂ©
profane. M. lâabbĂ© Gaume lui-mĂ©me (s'il est vrai quâil ait pris part
a ces excellents travaux), M. lâabbĂ© Gaume nâa pu devenir un bon
Ă©diteur des PĂ©res, quâa la condition d'avoir bu de prĂ©fĂ©rence, pen-
dant le cours de ses Ă©tudes, ce poison qui, selon lui, a, depuis trois
siécles, infecté les générations catholiques. Laissons, laissons les
choses comme elles sont. Sâil y a des perfectionnements a intro-
duire, il nây a pas de rĂ©volution a faire, et souvent le changement
devra se borner & un retour intelligent vers le passé. Avec la ten-
dance actuelle des idĂ©es, de fortes et bonnes Ă©tudes feront dâexcel-
lents catholiques , tandis que le romantisme du moyen Age, auquel
M. Gaume semble se rattacher, nâest que de la graine dâHugotisme.
Je vais faire une proposition aux lecteurs du Correspondant et de
Univers ; ouvrons une nouvelle liste de souscription pour la conti-
nuation des PĂ©res, de MM. Gaume : je voudrais quâen inscrivant mon
nom le premier sur la liste, il y fat suivi de deux cents autres ; alors
REVUE POLITIQUE. 57
paraitrait le premier volume du saint Jéréme, et nous ferions un feu
de joie avec lâĂ©dition du Ver rongeur.
Cette question de IâĂ©ducation classique mâest importune aujour-
dâhui, parce que jâavaisâenvie de parler dâautre chose : je voulais
continuer de mettre a profit la trave que Dieu semble nous avoir
donnée pour nous recueillir et nous fortifier avant la tempéte. Rien
ne mâa plus frappĂ© depuis quelque temps que |âopportunitĂ© provi-
dentielle des publications de cette année ; en voici une qui les com-
plate admirablement : eile a pour titre : MĂ©moires et correspondance
de Mallet du Pan. La qualité que prend I'éditeur, M. A. Sayous,
dâancien professeur 4 \â AcadĂ©mie de GenĂ©ve, semble indiquer une des
victimes de Ja tyrannie radicale de M. Fazy, le fo de Dieu, qui a
pour mission dâarracher 4 la ville de Calvin les derniers fleurons de
sa couronne littĂ©raire. A en juger par les soins quâil a donnĂ©s aux
Memorres de Mallet du Pan, M. Sayous est un esprit judicieux, mo-
dĂ©rĂ©, impartial : si nous nâavons pas le bonheur de le compter parmi
les défenseurs de ndtre foi, nous lui devons au moins une place ho-
norable entre ceux de la société; il était sous ce rapport digne de
comprendre Mallet du Pan, et le fils qui, au bout dâun demi-siĂ©cle,
accomplit cette cuvre de piĂ©tĂ© filiale en rappelant 4 }âattention des
générations oublieuses un des plus énergiques champions de la vé-
rité et du bon sens, a confié cette tache honorable a des mains dignes
et sires,
âMais quâest-ce que Mallet du Pan?
C'est dĂ©ja un malheur quâon soit obligĂ© de rĂ©pondre & cette ques-
tion, et que le nom d'un tel homme ait tenu jusquâici si peu de place
dans le souvenir de ses semblables. Nous ne nous vantons pas, pour
notre compte, dâavoir eu jusquâici beaucoup meilleure mĂ©moire:
c'était pour nous un nom de catalogue, rien de plus; aucune idée
originale, prĂ©Ă©minente, ne sây rattachait dans notre esprit : le
XVill* siécle, en expirant, avait entrainé une victime de plus dans
le gouffre ouvert par son monstrueux charlatanisme. On ne sait pas
assez, en effet, que ce siĂ©cle inexplicable nâa pas seulement eu le tort
dâĂ©lever des autels & des gĂ©nies de mauvaise foi; quâil a en mĂ©me temps
foulĂ© aux pieds une quantitĂ© dâesprits sains, intelligents, progressi/s
dans le bon sens du mot, et qui étaient les héritiers légitimes du
grand siécle. Mallet du Pan était certainement de ce nombre : les
événements extraordinaires dont il fut le témoin et le rapporteur le
mirirent sans doute; mais câĂ©lait un de ces hommes qui, de toute
fagon, doivent marquer leur trace.
Jâai des sentiments de vive admiration, de profonde sympathie a
exprimer dans cette revue catholique, en faveur dâun Ă©crivain pro-
testant, et je prie, a cette occasion, nos lecteurs, de réfléchir mare-
ment sur ces corps dâarmĂ©e lancĂ©s au dela de nos frontiĂ©res. Qui
peut nier que, depuis le commencement de ce siécle, le mouvement
des idĂ©es et des esprits nâait Ă©tĂ© principalement catholique? Et
pourtant, dans le domaine de l'histoire, nous trouvons, ou plutdt
â(car il sâagit dâabord de ma conviction personnelle) je place en
&8 REVUE POLITIQUE.
premiére ligne deux noms protestants, ceux de Fr. Schoell et de
Guizot, ra be je demande la permission de joindre dés 4 présent
celui de Mallet du Pan.
Tout le monde ne connait pas le Cours dâhistowre des Etats euro~
pĂ©ens de Fr. Schoell, et câest grand dommage. Câest une vaste com-
position, de plus de quarante volumes, Ă©crite en style refuge ; car
Schoell qui passa chez nous la plus grande partie de sa vie, Ă©tait trop
Allemand dans |âAme pour jamais apprendre & bien manier le fran-
cais; mais combien ce dĂ©savantage, et le dĂ©faut de proportion insĂ©â-
arable dâune telle entreprise, sont-ils compensĂ©s par la siretĂ© de
éradition et la maturilé des jugements. A chaque instant, dans ce
livre, le prĂ©jugĂ© protestant est vaincu par |âexpĂ©rience et lâhonnĂ©tetĂ©.
Les Ă©crivains catholiques ne nous ont rien donnĂ© dâaussi fort, dâaussi
complet et dâaussi salubre.
Tout a été dit sur les travaux historiques de M. Guizot, heureuse-
ment beaucoup plus accessibles et beaucoup pe lus que ceux de
Schoell. Ceux de nous qui ont 4 combattre quelques-uns de ses juge-
ments commencent toujours par un hommage de reconnaissance
envers celui qui a rendu si clairement & lâEglise plusieurs de ses
plus beaux titres 4 lâadmiration des hommes. Le cours des Origines
du gouvernement reprĂ©sentatif, qui a paru cette annĂ©e, et dont lâagi-
tation des esprits a empĂ©chĂ© jusquâici quâon sâoccupat sĂ©rieusement,
renferme de nouveaux titres ala gratitude des catholiques. On trouve
4 Ja fin du premier volume plusieurs legons sur lâintervention des
Ă©vĂ©ques dans le gouvernement de |âEspagne avant ]âinvasion des
Arabes, qui expliquent avec une luciditĂ© merveilleuse et âune Ă©lon-
nante impartialité, la nécessité, la légitimité et le caractére de cette
apparente thĂ©ocratie. Avant M. Guizot, les historiens spĂ©ciaux nâont
rien dit de considérable sur ce sujet, pas méme Mariana qui, de son
temps, nâavait pas a dĂ©fendre |âEglise de sâĂ©tre ingĂ©rĂ©e dans les
affaires de ]âEtat.
On ne verra plus rien désormais de comparable a ces phénoménes
de ]âĂ©quitĂ© et de la sagacitĂ© protestantes ; car aujourdâhui Ja pente
du catholicisme est si forte quâaprĂ©s avoir bataillĂ© quelque temps sur
le bord, les esprits éclairés et sincéres finissent toujours par sauter
le fossĂ©. Câest ce qui est arrivĂ© en Allemagne & MM. Hurter et
Gpfroerer, et quant a lâexcellent et spirituel M. Ranke, il nâa pe
rĂ©sister 4 Sa propre tendance que par une palinodie officielle qui âa
fait descendre du rang Ă©levĂ© quâil occupait dans lâopinion mĂ©me de
ceux qui lui demandaient cet acte de cundescendance. Mais 4]âĂ©poque
de Schoell et de Mallet du Pan la besogne nâĂ©tait pas si avancĂ©e, et
câest pourquoi, loin de faire & ces Ă©crivains un reproche de leur pro-
testantisme, ou dây voir un- sujet de dĂ©fiance, nous devons Ă©prouver
a leur égard un intérét plus sympathique et leur vouer une plus
grande estime quâaux ndĂ©tres.
Mais enfin quâĂ©tait-ce donc que Mallet du Pan?
CâĂ©tait un homme a qui Joseph de Maistre Ă©crivait en fĂ©vrier 1793,
sans le connaitre: « Monsieur, qui vous a lu vous estime, et sans autre
REVUE POLITIQUE. 59
« introduction auprés de vous que ce sentiment commun a tous vos
« lecteurs, je viens vous demander un plaisir. » Ce plaisir, câĂ©tait en
effet de recevoir Ja confidence du premier Ă©crit qui soit sorti de cette
plume immortelle et de prendre soin de le faire imprimer 4 Lausanne.
Mallet du Pan, Genevois, calviniste, et un moment favori de Voltaire,
sentit bien tout ce qu'il y avait dans le début de ce gentilhomme catho-
lique, que la Révolution francaise, importée en Savoie, venait de déli-
vrer du soin de faire justice sous un âĂ©carlate sans appel. (Nâest-ce
as dĂ©ja lâhomme des SorrĂ©es de Saint-Petersbourg 7) Non-seulement
it fit imprimer lâĂ©crit de Joseph de Maistre, mais encore i} lâannonca
par une préface digne de tous deux. Depuis lors, la correspondance
ne cessa pas entre ces deux adversaires de la démagogie, et, malgré
des diffĂ©rences dâopinion inĂ©vitables entre hommes d'origine et de
religion si opposées, quand Mallet du Pan mourut, au début du
XIX siécle, il comptait Joseph de Maistre au nombre de ses meilleurs
Tous deux ont écrit, en face de la premiére République, des
Considerations sur la Revolution frangaise. Celles de Mallet du Pan,
qui firent, lors de leur apparition en 1793, une sensation considé-
rable, ont été & peu prés oubliées : celles du comte de Maistre ou-
vrirent une sĂ©rie dâouvrages immortels, dont la renommĂ©e et Iâin-
fluence grandiront chaque jour. Mais sâil nây a que justice & |âĂ©gard
de de Maistre, on ne peut en dire autant pour ce qui concerne son
introducteur dans la carriĂ©re des lettres, et le jour de lâĂ©quitĂ©, qui
commence pour lui, fera relire et apprĂ©cier le remarquable pam-â
phiet de 1793.
M. Sayous, qui a soin de noter ces curieux rapports de de
Maistre et de Maflet du Pan, va jusquâa donner a celui-ci des droits
de parenté sur le talent de son jeune correspondant : « Quelque
« chose de plus que la conformité de leurs opinions anti-révolution-
« naires avait porté de Maistre 4 faire choix de Mallet pour parrain
« de son premier écrit. Les courageux articles du Mercure, avec leur
astyle vĂ©hĂ©ment et lâĂ©lĂ©vation passionnĂ©e qui leur donnent un relief
asi marqué, formérent dés le début, dans la province et au dehors,
«une Ă©cole dâĂ©crivains qui, par godt ou par entrainement dâexem-
« ple, adoptaient Ja maniĂ©re vigoureuse du maitre. Lâ Adresse (câest
«le premier écrit du comte Joseph) porte les traces manifestes de
«cette influence. »
Selon nous, |âĂ©diteur genevois a raison : Mallet a une qualitĂ©
commune avec de Maistre, câest ce que jâoserais appeler |âindigna-
tton; elle est naturelle dans un temps ow les esprits vigoureux sont
Obligés de remonter Je courant, et Mallet, qui écrit en toute hate et
souvent sans correction, doit 4 lâindignation des traits dignes de
Bossuet. I] est donc permis de le considérer comme le Pérugin de ce
Raphaél de la polémique au XIX siécle.
. Non-seulement le point de départ, mais encore la trempe des deux
esprits sont différents. Ce que Joseph de Maistre voit le moins bien,
cest ce qui l'approche : il a beso dâun point de vue Ă©levĂ© pour,
60 REVUE POLITIQUE.
embrasser lâensemble et pour apercevoir lâinconnu a des distances
inaccessibles pour les autres regards. Mallet, au contraire, est un
homme dâobservation distincte et immĂ©diate. Je ne crois pas quâil
soit possible de trouver un observateur qui se soit assimilé avec
plus de promptitude les fails contemporains, qui les ait résumés plas
nettement, qui en ait mieux extrait le suc, et qui ait commis moins
dâerreurs de dĂ©tai] sur ces mille renseignements que fournit la publi-
citĂ© tumultueuse dâune Ă©poque de rĂ©volution.
Aussi (et câest 18 le point capital auquel je veux en venir) Mallet et
de Maistre se complĂ©tent lâun par l'autre. Je ne saurais assez admirer
la coincidence de ces deux publications, les Lettres de Joseph de
Maistre, et les Mémoires de Mallet du Pan. M. Mallet fils est retiré &
Hampstead auprés de Londres; il a servi pendant cinquante ans le
gouvernement anglais, sans oublier son origine genevoise qui !âa mis
en rapport avec M. Sayous; tandis que ces deux personnes sâoccu-
paient dâoffrir lâexpĂ©rience de Mallet du Pan aux tĂ©moins et aux vic-
times des nouvelles perturbations sociales, le fils du comte de Maistre
sâentendait avec le plus vaillant des Ă©crivains catholiques, M. Louis
Veuillot, pour ouvrir au public ce sanctuaire de famille et dâintimitĂ© ou
resplendissent la vertu et le talent du comte Joseph, de maniére 4
primer toutes les gloires du XIX* siécle. Maintenant, que les jeunes et
vieux esprits qui se forment chaque jour a cette Ă©cole des hilotes ivres
de la philosophie et de la RĂ©volution, si riche et si claire pour notre
Ă©poque, sâapproprient par une lecture attentive les enseignements
dâun autre ordre qui surabondent dans les Lettres de Joseph de
Maistre et dans les MĂ©moires de Mallet du Pan, et je ne doute pas
quâil ne sorte de cette nourriture combinĂ©e les esprits chauds, coura-
geux, Sains et vraiment modĂ©rĂ©s quâil faut pour relever notre bati-
ment échoué a la misérable céte des réminiscences révolutionnaires,
Mallet du Pan était né aux environs de Genéve, en 1749; une bro-
chure généreuse, mais imprudente, lancée & vingt ans, au milieu
de ces tempĂ©tes dans un verre dâeau qui agitaient sa patrie, fut le
début aventuré de cet esprit qui devait plus tard régler sa mar-
che avec tant de sagesse. Il dut a ce pamphlet les caresses de
Voltaire, envers la mémoire duquel il acquitta plus tard, avec une
exagération regrettable, le devoir de la reconuaissance. Un certain
entraisement chevaleresque le fourvoya bientĂ©t sur les pas dâuan
homme qui ne fut, 4 vrai dire, quâun chevalier dâindustrie dans le
barreau et dans les Jeltres. Mais cette passion compromettante pour
Linguet eut du moins lâavantage de soustraire le jeune Mallet a |âen-
gouement philosophique : Je spectacle des passions populaires dans
une petite rĂ©publique Jui donna aussi, âsous le rapport de la poli-
tique une expérience prématurée, et quand le fléau se déploya sur
notre malheureuse patrie, nul nâĂ©tait mieux prĂ©parĂ© que Mallet du
Pan a juger en connaissance de cause des événements si imprévus
pour Ja génération qui les avait provoqués.
A cette époque, il était depuis cing ans 4 Paris, ot il avait été
appelé pour rédiger la partie politique du Mercure, par Panckoucke,
REVUE POLITIQUE. 64
l'Ă©dilteur de â EncyclopĂ©die, Le contraste des dĂ©sordres du XVIII* siĂ©-
cle avait fait des fanuiles protestantes de Genéve et de Lausaune un
type de régularité et de devoir. La vertu suisse était pour les imagi-
nations dâalors ce quâest la foi bretonne pour celles de notre Ă©poque :
un prĂ©jugĂ© vraisemblable et justifiĂ©. Mallet, homme dâintĂ©rieur, de
meeurs simples et dâaffections tendres, dâune indĂ©pendance et dâun
dĂ©sintĂ©ressement dâautant plus sirs quâil sâabstenait de chercher
leffet; Mallet, qui créa, en quelque sorte, la dignité du journaliste
et qui nây a jamais Ă©lĂ© surpassĂ©, se trouvait admirablement placĂ©
pour apprécier Je travail de dissolution qui minait la société fran-
caise. II fut surtout frappé de la bassesse des gens de lettres, et lors-
quâaprĂ©s les avoir vus sâentasser dans |'antichambre de Calonne,
il les retrouva vocifĂ©rant sur les trĂ©teaux de la dĂ©magogie, les masâ
ques lui Ă©taient connus, et il savait dâavance ce qu'il devait attendre
de jongleurs de cette espéce.
Les trois censeurs quâon lui avait imposĂ©s avant 4789 nâavaient pu
faire échir sa liberté; il avait fait respecter par les ministres de
Louis XVI, et quand Ja Révolution lui donna la faculté de tout dire,
il est sans exemple quâil en ait abusĂ©. Le Mercure devint le rappor-
teur intĂ©gre, intelligent et animĂ© des dĂ©bats de 1|âAssemblĂ©e natio-
nale. Tandis que Garat en faisait un roman a ja gloire des idées révo-
lutionnaires, Mallet transformait son journal en un livre dâhistoire.
J'ai cherché Jongtemps ot Je respectable M. Droz avait trouvé l'appui
qui lui a fait Ă©crire son excellente Histoire de Louis XVI, si Ă©.on-
namment supérieure a ses autres ouvrages : maintenant je ne doute
pas qu'il nâait pas Ă©tĂ© redevable dâune grande partie de sa rĂ©ussite
a la salubre lecture des Ă©crits de Mallet du Pan.
Ce langage si ferme et si droit devant les rhâteurs et les follicu-
laires ne faiblit pas un seul instant. Plus lâhorizon sâobscurcissait,
plus la plume de Mallet se trempait dans le péril; et, quand on lit
les vĂ©ritĂ©s intrĂ©pides quâil adressait 4 la RĂ©volution 4 la veille du
20juin 1792, on se sent presque tenté de faire honneur aux scélérats de
cetle Ă©poque dâun sentiment involontaire de respect pour le langage
d'un honnĂ©te homme. Cependant la position nâĂ©tait plus tenable, et
aprés avoir regu deux fois 4 son domicile de la rue Taranne la visite
des bonnets rouges et des piques, Mallet se décida a quitter la France
(gi il nâĂ©tait aprĂ©s tout quâun Ă©tranger), en acceptant une mission
de Louis XVI auprés des princes émigrés et de la coalition des puis-
sances.
Que ceux qui seraient encore tentĂ©s dâobscurcir la mĂ©moire de
Louis XVI, & cause de certaines marques dâindĂ©cision et de faiblesse
qui tiennent principalement au probléme insoluble de sa position,
veuillent bien lire avec recueillement Jes piéces de la négociation de
Mallet et les détails de ses rapports avec le Roi, je ne doute pas
qu'aprés cette épreuve solenhnelle elles ne rendent enfin une pleine
justice 4 lâimmortelle victime de la Convention. Son rĂ©gne, jusquâa
explosion de la frénésie révolutionnaire, fut un grand régne ; il en-
tendit comme saint Louis la politique extérieure de Ja France, et il
62 REVUE POLITIQUE.
gut Ja faire respecter comme son aieul : câest la nation qui a manquĂ©
4 Louis XVI, ce nâest pas la royautĂ©. Effacons enfin la derniĂ©re
trace de notre ingratitude; ne nous contentons pas de Je plain-
dre : les MĂ©mowres de Mallet du Pan nous auront appris & |âaimer et
4 lâadmirer.
Nous nâavons pas besoin de dire si Mallet et Louis XVI Ă©chouĂ©rent
aupreĂ©s de leurs amis du dehors : 4 deux pas de la frontiĂ©re, on nâa-
vait plus la moindre idée de la France et de la Révolution. Deux
hommes alors surent arracher son secret au nouveau sphinx: le
premier en date fut Mallet du Pan. On a justement admiré dans les
lettres de M. de Maistre la sagacité généreuse qui du fond de la Russie
lui faisait rendre hommage au génie de la France ; le regard de Mallet
ne fut pas moins ferme, quand, sorti de ce pays, mais continuant dây
entretenir des correspondances sires, il sâefforga dâĂ©clairer lâĂ©migra-
tion et les rois sur les phénoménes extraordinaires qui se dévelop-
paient a lâintĂ©rieur. Si !âon nâĂ©tait pas dĂ©godteĂ© par la fureur sacri-
lége des apologistes des jugements impartiaux sur les hommes
de la RĂ©volution, on trouverait certainement ce quâon a jamais pu
dire de plus éclairé et de plus équitable 4 leur égard dans les infor-
mations que Mallet fournissait aux puissances qu'il aurait voulu
transformer en libératrices de la France.
Cette siretĂ© de coup dâceil ne surprendrait pas a un certain degrĂ©
de la part dâun excellent observateur et dâun honnĂ©te homme qui
aurail pu, comme on le raconte du poéte Lemercier, aSsister, spec-
tateur impassible, a ces orgies sanguinaires de |âambition; mais
Mallet vivait en Suisse, et la scéne avait déja plusieurs fois changé
dâaspect, depuis quâil avait Ă©tĂ© contraint de renoncer au spectacle.
Aussi ne saurait-on assez admirer la pénétration qui lui faisait deviner
les secrets et peindre le génie des factions: il a tracé des phases de
la tourmente rĂ©volutionnaire, depuis la chute des Girondins jusquâau
48 brumaire, une suite de tableaux qui nâont rien eu dâĂ©gal dans ce
quâon a Ă©crit a loisir depuis cette Ă©poque, et au milieu desquels on
yr al a peine de distance en distance quelques inexactitudes
e détail.
Ij avait, & Paris comme en Suisse, renouvelé pendant huit ans la
fable de Sisyphe soulevant sans cesse un rocher qui retombe 4 chaque
fois sur sa téte. Sa parole ferme, son jugement impartial, sa pénétrA-
tion prophétique ne pouvaient convenir au commun des hommes.
De tous ceux qui faisaient profession de lâadmirer et de le dĂ©fendre,
les Malouet, les Mounier, les Lally-Tollendal, les Muntlosier, les de
Pradt, pas un ne lui allait & Ja cheville pour lâintuition des Ă©vĂ©ne-
ments. I] fut certainement le moteur le plus efficace et le conseiller
le plus actif de tous les mouvements contre-rĂ©volulionnaires de |âin-
térieur : il prépara le 9 thermidor, il inspira les journées de prairial ;
les fautes du 13 vendémiaire et du 48 fructidor auraient été évitées, si
Jâon sâen Ă©tait tenu a ses instructions ; plein de dĂ©dain et de mĂ©fiance
pour les efforts extĂ©rieurs, du moment quâils nâavaient ni su, nimĂ©me
voulu sérieusement sauver Louis XVI et la Reine, il travaillait obsti-
REVUE POLITIQUE. 63
eo
nĂ©ment a ce que la France revint dâelle-mĂ©me & ses destinĂ©es tradi-
tionnelles, et, malgré I'épauvante causée par tant de crimes, les
forces lui ont fait dĂ©faut avant lâespĂ©rance.
H avait prĂ©vu les campagnes dâItalie avant de connaitre Bonaparte;
mais quoiquâil ait marquĂ© dâavance la destinĂ©e de Ja rĂ©volution qui
devait tomber aux mains dâun maitre militaire, lâadmiration qu'il
concut tout aussitét, pour le général, « le morte) le plus téméraitre,
ale plus actif, le plus véloce qu'il y ait: une téte de salpétre et des
a jambes de cerf, » (lettre du 18 décembre 1796), il ne devina pas
dâabord dans homme de guerre IâhĂ©ritier immĂ©diat et tout-puissant
de la rĂ©volution : le retour dâEgypte lui parut dâabord une honte et
une folie ; mais, aprés le 18 brumaire, la vérité se montra de nou-
veau & se3 yeux dans tout son Ă©clat. Un mot du vainqueur de Rivoli
Vavait fait expulser de la Suisse et il avait dd chercher un asile en
Angleterre, ou il avait repris dans la presse pĂ©riodique le poste quâil
avait abandonné en 1792. Le Mercure Britannique \ui fournit alors
occasion dâapprĂ©cier la pĂ©ripĂ©tie qui exciuait |âacienne monarehie
pour livrer IlâEurope aux armes conquĂ©rantes des Francais. II le fit
avec un calime, une justesse, une élévation -incomparables. Plus sou-
cieux dâĂ©clairer lâopinion que de plaire au gouvernement anglais dont
i] connaissait lâ6golsme, il rendit pleine justice au restaurateur de la
paix publique, et, du premier coup, il mesura ses paroles a la granâ
deur de |âhomme : « Dans une situation de cette nature, disait-il, on
a ararement un but déterminé et limité: on marche avec les évé-
«nements. Bonaparte a la téte dans les nues: sa carriére est un
apoéme, son imagination un magasin de romans héroiques, son
« thĂ©atre une arĂ©ne ouverte 4 tous les dĂ©lires de }âentendement et de
« Pambition. Qui fixerait le point ou il sâarrĂ©tera ? Est-il assez maitre
ade ses sentiments, des choses, des temps et de sa fortune pour le
@ fixer lui-méme? »
Ce jugement tombait de Ja main dâun mourant : quelques jours
aprĂ©s lâavoir tracĂ©, Mallet du Pan, dĂ©vorĂ© par une maladie de con-
somption, fut obligĂ© dâabandonner la rĂ©daction du Mercure Britan-
nique, et le 10 mai de !lâannĂ©e suivante, 1800, il mourut a Riche-
mond, auprĂ©s de Londres : cette robuste et forte organisation sâĂ©tait
usée dans ung Jutte impossible.
Maintenant que Mallet du Pan est sorti de son tombeau et quâun
mouvement dâĂ©quitĂ© porte a lui rendre sa place en tĂ©te des Ă©crivains
politiques de la France, chacun cherche a l'attirer de son cété: l'un
veut qu'il ait combattu la révolution sans devenir contre-révolu-
tionnaire, lui qui travailla pendant dix ans & régler Ja contre-révo-
lution, afin de la rendre possible ; lâautre en fait un partisan anticipĂ©
de Louis-Philippe, et par conséquent un prophete des barricades de
1830. Ces travestissements intéressés ne doivent pas donner le
change sur les véritables sentiments de Mallet du Pan, aux hommes
qui travaillent & la restauration de Ja société francaise. Mallet du
Pan, qui avait compris l'un des premiers la chute inĂ©vitable de lâan-
Clen régime, et qui protesta sans cesse contre ceux qui voulaient le
64 REVUE POLITIQUE.
rĂ©tablir, fut aussi le seul de tous les partisans d'une rĂ©forme nĂ©cesâ
saire 4 sâapercevoir que la journĂ©e du 414 juillet 1789 avait tuĂ© la
monarchie et démuselé la révolution : « La maniére dont le peuple
« se porta 4 Vattaque de la Bastille, Pindécision et Ja faiblesse des
« autorités, enfin Jes horreurs de !a victoire, tout cela le remplit
« dâune profonde tristesse. Quoiquâil communiquat peu ses prĂ©occu-
« pations politiques sa famille, ses enfants avaient conservé un
«souvenir particulier de la sombre tristetse of lâavaient jetĂ© les
« scénes de la Bastille. » (Mémoires, t. I'*, p. 165.
Ce sentiment supĂ©rieur de |âordre et de lâautoritĂ© uni 4 une vive
répulsion pour I'arbitraire, est peut-étre le trait dominant du carac-
tére politique de Mallet du Pan; en cela il nous avait devancés de
soixante ans, et lâon peut dire quâil attendait sur le vrai terrain les
hommes que 1848 a désabusés a tout jamais des charmes de Ia révolte,
mais qui savent que !âesprit de rĂ©bellion et le despotisme sont frĂ©res
a la maniére de Castor et Pollux, ne paraissant jamais 4 la fois sur
Phorizon , mais se SuccĂ©dant invariablement ]âun a l'autre.
Ch. LENORMANT.
Lâun des GĂ©rants, GuarLtes DOUNIOL.
ERBATOM. â Revue politique, tome XXVIII, page 757, au lieu de « le regne de la
chasse, du cirage, » liser «le régne de la chasse, du cigare. »
men tee eet oN
Paris. â E. Ds Sore, imprimenr, 36, rue de Seine
Tome XXIX. â 2° Livraison. VENDREDI, 25 G61. #884.
DE
PORIGINE DE LINQUISITION
COUP D OEIL HISTORIQUE ET CRITIQUE SUR LE SAINT-OFFICE
D ESPAGNE
(DâAPRES M. HEFELBE).
Suite *,
Aprés avoir ainsi fixé le terrain général de la discussion, M. Hefele
aborde lâexamen dâune des objections les plus graves que les es-
prits légers adressent au code du Saint-Office. I] s'agit de ses
rigueurs, de cette froide cruauté devenues pour ainsi dire prover-
biales. Voyons donc jusquâa quel point un pareil reproche peut Ă©tre
fondé. A la réponse générale nous rattacherons les éclaircissements
que nous trouverons sur des difficultés de détail.
Commencons par une considération importante. En ouvrantlescodes
criminels du temps, nous trouvons dans toutes les dispositions pénales
un caractére de dureté, une facilité 4 verser le sang que notre siécle
heureusement ne connait plus. Donnons-en quelques exemples tirés
de la Caroline (Code pénal de Charles-Quint). Blasphéme contre Dieu
ella sainte Vierge : mutilation et peine de mort. Pédérastie et so-
domie : peine du feu. Magie: peine de mort. Fabrique de fausse mon-
naie, payement fait sciemment en fausse monnaie: peine du feu. Fal-
{ Voir le Correspondant, t. XXIX, p. 38.
T. Xxx. 25 oct, 1854. 2° Live. 3
66 DE L°ORIGINE
sification des poids et mesures : supplice du baton, et si lâaltĂ©ration
est de quelque importance : peine de mort. Vol quelconque avec efâ
fraction : supplice de la corde, yeux crevés, amputation de la
main, etc. Toute rĂ©cidive en fait de vol : peine de mort.âDe mĂ©me,
en France, le moindre attentat 4 la sireté des grands chemins était
puni de la peine capitale; lâon Sait aussi avec quelle barbarie les
braconniers étaient autrefois traités.
Si tel Ă©tait lâesprit gĂ©nĂ©ral de la lĂ©gislation criminelle des siĂ©cles
dont nous parlons, pourquoi, quand cet esprit se reproduit dans
les codes du Saint-Office, en ferait-on un crime a celui-ci en parti-
culier? Encore une fois, lâhĂ©rĂ©sie Ă©tait alors considĂ©rĂ©e comme un
délit de la plus haute gravité et fa nécessité de lui infliger un chati-
ment paraissait telle, que lâun des hommes les plus Ă©minents et les
plus libĂ©raux de IâĂ©poque ou IâInquisition espagnole vit le jour, }âil-
lustre chancelier Gerson soutenait que si le Pape lui-méme ou un
cardinal agissaient au dĂ©triment de |âEglise, il ne faudrait pas hĂ©siter
de leur faire subir la peine de mort; aprés cela, quel ménagement
pouvait espĂ©rer en Espagne un hĂ©rĂ©tique dâun sang soullĂ©? Au de-
meurant, sans parler de maintes differences entidrement 4 lâavantage
du Saint-Office, il ne faut pas omettre de dire quâau fur et & mesure
que les mceurs se radoucirent, et que la IĂ©gislation civile se perfec-
tionna, la procĂ©dure et la pĂ©nalitĂ© de lâInquisition suivirent un mou-
vement paralléle. Liorente le reconnait et le constate avec éloges.
Sâil est vrai que le Saint-Office nâa pas 6tĂ© plus cruel que les tri-
bunaux civils du XVIâ siĂ©cle, et 4 plus forte raison que ceux des siĂ©-
cles antĂ©rieurs, serait~il cependant exact de prĂ©tendre quâelle seule
poursuivit et dĂ©cerna la petne de mort contre lâhĂ©rĂ©sie? Les faits
abondent pour Ă©tablir au contraire que tous les pays, quelque culte
quâils professassent, admettaient alors cette conduite. Prenons pour
exemple le malheureux Servet que Calvin fit briler 4 petit feu, en
4553, a Genéve. Dés 15341, Bucer déclarait du haut de Ja chaire, 2
Strasbourg, que lâobstinĂ© antitrinitaire mĂ©ritait la mort la plus igno-
minieuse. Vingt ans plus tard, le patriarche du calvinisme expliquait
Je sens de ces paroles. Aprés le supplice, celui-ci composa un écrit
ayant ce titre: Fidelis expositio errorum M. Serveti et brevis eorum
refutatio, ubi docetur, jure gladit coercendos esse hercticos. Ce nâĂ©tait
pas tout: voici venir le doux Mélanchthon qui approuve et félicite en
termes pleins dâeffusion le rĂ©formateur gĂ©nevois dâavoir fait executer
DE L*INQUISITION. 67
cet horrible blasphĂ©mateur. Inutile maintenant dâajouter que les
doctrines de Calvin furent enseignées par d'autres encore tels que
Théodore de Béze, et que Valentin Gentilis, Bolsec, Carlostadt,
Griet, Castellion, le conseiller Ameaux, etc., se les virent appliquer
aussi bien que Servet ; nous passons Ă©galement sur les atroces traite-
ments que le protestantisme fit subir aux catholiques en Angleterre.
Certes, l'on nâĂ©prouve pas le moindre embarras A trouver Jk un
pendant a IâInquisition espagnole. Ne remontons mĂ©me pas si haut
pour trouver le méme esprit encore vivant dans le protestantisme,
etapprenons quâen 1724, dans Je Holstein, un jeune soldat, convaincu
favoir voulu faire un pacte avec le diable, eut besoin de Ja grace
royale pour nâĂ©tre que dĂ©capitĂ©. Peut-Ă©tre aussi quâun grand nom-
bre de nos lecteurs ignorent quâen 1844, le peintre Nilson, ayant
embrassé la religion catholique, le gouvernement suédois le con-
damna 4 lâexil et le dĂ©pouilla de tous ses droits civils. En prĂ©sence
de tous ces faits, anciens et nouveaux, on se demande avec Ă©tonne-
ment, pourquoi ceux qui avaient eux-mémes A se faire pardonner
leur défection jugérent et jugent parfois encore avec tant de sévérité
les défections des autres?
Nous ne terminerons pas les considérations générales que nous
avions 4 présenter sur la prétendue cruauté du code du Saint-Office,
sans rappeler deux remarques essentielles. DĂ©ja, dans ses Lettres
sur U Inquisition , le comte Joseph de Maistre avait insisté sur ce
point. Câest, dâabord, que le tribunal dâInquisition s'est toujours
bornĂ© a constater la culpabilitĂ© de !âaccusĂ© qui passait dâentre
Ses mains dans celles du pouvoir sĂ©culier; en second lieu, quâen
livrant IhĂ©rĂ©tique convaincu de son dĂ©lit & lâautoritĂ© civile, il
nâomettait jamais de faire un appel 4 sa clĂ©mence. Tout homme
sĂ©rieux reconnaitra ce quâil y a dans ces deux faits de profon-
dĂ©ment caractĂ©ristique. LâEglise a horreur du sang, et quand la
sĂ©vĂ©ritĂ© des lois humaines sâappesantit sur les victimes de |âer-
reur, elle invoque en leur faveur !âindulgence des juges. Qui niera
donc que tel soit son esprit et osera traiter cette invitation a la
miséricorde de vaine formule? Si trop souvent elle est restée ineffi-
cace, quâon accuse plutĂ©t la duretĂ© et lâindiffĂ©rence de ceux 4 qui elle
était adressée.
Ici se place tout naturellement la discussion du chiffre de ce que
} on appelle les victimes de lâ'Inquisition, infortunĂ©s qui, comme le dit
68 DE L'ORIGINE
quelque part Llorente, nâavaient commis dâautre crime peut-Ă©tre que
dâinterprĂ©ter mieux IâEcriture et dâavoir une foi plus Ă©clairĂ©e que leurs
juges. Que nos lecteurs veuillent bien se rappeler que câest par des
déclamations de ce genre et en produisant des chiffres énormes
quâune certaine classe dâĂ©crivains ont toujours cherchĂ© 4 rendre ]'In-
quisition odieuse et 4 intéresser en faveur de ceux qu'elle a con-
damnĂ©s. Tel nâest point le langage de /âhistorre. On en pourra juger
par la nomenclature des différentes catégories de crimes dont con-
naissait le Saint-Office, nomenclature dont M. Hefele recueille les
Ă©lĂ©ments dans lâouvrage de Llorente lui-mĂ©me : 1° sodomie ; 2° po-
lygamie, â cas trĂ©s-frĂ©quent en Espagne, par suite du contact des
Maures; aujourdâhui mĂ©me, dit-on, il nâest pas rare de trouver dans
ce pays, des polygames; 3° péchés de chair ordinaires, lorsque le
sĂ©ducteur avait fait accroire 4 sa complice que leur action nâĂ©tait
point un pĂ©chĂ© ; 4° mariage dâun prĂ©tre ou dâun moine, lorsque ceux-
ci avaient persuadĂ© quâils pouvaient contracter mariage ou quâils
avaient cachĂ© leur qualitĂ©; 5° sĂ©duction dâune pĂ©nitente par son
confesseur ; 6° cas ot un ecclésiastique, aprés avoir péché avec une
femme, conseillait a cette derniére de ne point confesser sa faute ;
Jo exercice de fonctions ecclésiastiques par des laiques ; 8° adminis-
tration du sacrement de Ja Pénitence par des diacres; 9° usurpation
frauduleuse du ministĂ©re de commissaire de |âInquisition ; 10° blas-
phĂ©me; 414° vol dâĂ©glise; 12° usure ; 13° homicide et sĂ©dition lorsâ
que ces attentats avaient rapport aux affaires du Saint-Office ; 14° dé-
lits des employés du Saint-Office; 15° contrebande en chevaux et
en munitions fournis a lâennemi en temps de guerre ; enfin, 16° une
quantité innombrable de cas de sorcellerie, de magie, de confection
de philtres amoureux, et en général de toute exploitation de la su-
perstition populaire. â Telle est la longue sĂ©rie des dĂ©lits sur les-
quels , outre le crime dherĂ©sie, les rois dâEspagne ont Ă©tendu, quel-
quefois contre le gré des grands inquisiteurs, la compétence du Saint-
Office. Il sâensuit nĂ©cessairement que, sans entrer dans des consi-
dérations particuliéres, le nombre de ceux qui furent condamnés pour
hérésie devrait déja subir une réduction notable et, par conséquent,
VintĂ©rĂ©t et la compassion que ]âon aime tant 4 exciter sur le sort de
tant de victsmes transformées en libres penseurs, devraient se res-
treindre dans la méme proportion. Mais voici qui corrobore notre
conclusion dâune maniĂ©re frappante : nous voulons parler du grand
DE L'INQUISITION. 69
nombre de ceux qui essuyérent Jes rigueurs du Saint-Office pour
crime de sorcellerie. Pour en donner une idée, M. Hefele rapporte
dâaprĂ©s Soldan, que dans une petite ville protestante dâAllemagne, a
Nordlingen, sur une population de six mille ames, on ne brala, de
1590 & 1594, â espace de quatre ans, â pas moins de trente-cing
sorciĂ©res. Or, en appliquant ces proportions a |âEspagne, sait-on quel
serait le chiffre des sorciéres brilées pendant quatre ans seulement?
Cinquante mille au moins, câest-a-dire vingt mille de plus que le
nombre total de ceux qui, suivant Llorente, furent punis du dernier
supplice par le Saint-Office durant les trows cent trente années de son
existence. Ce résultat nous fait du moins comprendre Ja large part
quâont eue certainement les dĂ©lits de sorcellerie dans les condamna-
tions capitales prononcĂ©es par |âInquisition.
Voila donc le nombre des bres penseurs bien réduit, et cepen-
dant, grace aux recherches de M. Hefele, notre dernier mot 1a-
dessus nâest pas dit encore. Mais avant de pousser plus loin notre
examen, câest ici le lieu de rendre attentif 4 un fait dont |âimpor-
tance ressort surtout par les détails que nous venons de donner.
C'est que ce ne fut pas seulement |âInquisition espagnole qui Ă©leva
des biichers 4 la magie et a la sorcellerie : les protestants aussi bien
que les catholiques, ]âAllemagne, |âAngleterre aussi bien que Ja PĂ©-
ninsule, versĂ©rent Je sang des malheureux accusĂ©s dâun art diaboli-
que, et Benott Carpzov, a |âendroit des procĂ©s de sorciĂ©res, est digne
au moins dâoccuper une place a cĂ©tĂ© de Torquemada. Quelqu'un
douterait-il du zéle ardent qui poussait les réformateurs a persé-
cuter sorciers et magiciens? Nous citerons, par exemple, Théodore
de Baze , reprochant aux parlements francais dâĂ©tre trop nĂ©gligents
a rĂ©primer ce genre de dĂ©lits. Et Walter Scott lui-mĂ©me nâavoue-t-il
pas que les procés de sorciéres se multipliérent en Angleterre avec
les progrés croissants du calvinisme? Enfin , nous ferons remarquer
que lorsque le protestant Thomasius entreprit, le premier de ses co-
religionnaires, de saper la foi aux sorciers, le Jésuite Frédéric Spee,
de Langenfeld, aux vertus duquel le grand Leibnitz rend un si Ă©cla~
tant hommage, lâavait dĂ©ja fortement Ă©branlĂ©e parmi les catholiques
soixante-dix ans auparavant. I] nâest pas sans intĂ©rĂ©t non plus de
rappeler quâen 1743 la FacultĂ© de droit de Tubingue condamnait en-
core une sorcitre & mort, et quâun tribunal rĂ©formĂ© du canton de
Glaris brailait bravement une de ces malheureuses, lorsque déja ,
7 DE LâORFGINE
une annĂ©e plas tĂ©t, IâInquisition espagnole avait Ă©teint son dernier
bocher.
Ce que nous venons de dire des sorciers et magiciess doit sâap-
pliquer également aux catégories des blasphémateurs, des sodo-
mites , des voleurs dâĂ©glise et autres criminels de ce genre, qua le
code criminel de Charies-Quint frappait de mort, aussi bien que ce-
lui du Saint-Office espagnol.
Or, dâaprĂ©s tous les faits que nous venons de rapporter, !âon voit
que, dans un frĂ©s-grand nombre de cas, |âInquisition nâa nullement
dévié de la pratique 4 peu prés générale de son temps , et qu'il y a
au moins beaucoup de lĂ©gdretĂ© et dâignorance & lui prodiguer ce
reproche de cruautĂ© caractĂ©ristique , lorsquâelle nâa fait que suivre
elle-mĂ©me le courant des idĂ©es de Iâ6poque.
Donc, une grande partie des victimes de |âInquisition appartiennent
a des classes de criminels contre lesquels on sévissait partout ail-
leurs.
Maintenant , voyons ce qu'il faut penser des allégations de Llo-
rente sur le chiffre des trente mille condamnations capitales quâil
attribue au Saint-Office. Il ne nous sera pas difficile dâen dĂ©montrer
YexagĂ©ration. Tout dâabord une question. Llorente a-t-i] opĂ©rĂ© sur
des données officreltes, ou du moins a-t-il pris pour base de son éva-
luation des documents privés? Pas le moins du monde, et il le re+
connait lui-méme. I] reste donc 4 examiner son procédé , qu'il ex-
plique dans plusieurs endroits de son histoire.
1° Lâon se rappelle le chiffre de 2,000 victzmes que Llorente dit avoir
Ă©tĂ© livrĂ©esaux flammes pendant la premiere annĂ©e delâ Inquisition. Nous
avons prouvé plus haut que cette assertion est compiétement fausse,
et que Llorente abuse dâune maniĂ©re indigne de lâautoritĂ© de Ma-
Tiana; nous avons fait voir ensuite que les 2,000 condamnations
en question représentent tout le grand-inquisitorat de Torque-
mada, ainsi un tspace de quinze ans. Mais voici maintenant le plus
curieux. Dans un autre endroit , le méme Llorente nous informe que
Je nombre des personnes brĂ©lĂ©es par le nouveau tribunal, jusquâau
& novembre 1484 (premiĂ©re annĂ©e), fut de 298. Câest 1&4 une bonne et
formelie contradiction. Liorente Iâa sentie et a cherchĂ© 4 Ja corriger.
- Ces exécutions, dit-il, ne sont que celles de Ja ville de Séville méme ;
toutes les autres (câest-a-dire 1,702) doivent Ă©tre rĂ©parties sur les
alentours et lâĂ©vĂ©chĂ© de Cadix. Malheureusement pour IlâA:storien
DE LâINQUISITION. 74
critique , il sâĂ©tait fermĂ© lui-mĂ©me cette issue, en affirmant ailleurs,
quâavant 1483, il nây avait eu qu'un seul tribunal pour toute |âAnda-
lousie, et que ce tribunal Ă©tait a Seville, ou lâon amenait de toutes
parts les accusés pour y étre suppliciés sur le Quemadero , en cas de
condamnation. Evidemment voila un flagrant délit de falsification ,
et, au lieu de 2,000, il faut Ă©crire 298; câest aussi un facheux prĂ©-
jugé pour la suite des calcals de Llorente.
2° Que dire de cet argument : « Lorsque Je Saint-Office comptait,
4 cété du tribunal de Séville, aais tribunaux provinciaux, le nombre
des exécutions annuelles pouvait étre porté , pour Séville, 4 88, et
pour un tribunal de province, & 44. Or, le nombre des tribunaux
s'Ă©tant Ă©levĂ© de trois 2 onze, il sâensuit que le nombre des exĂ©cutions
a da croitre dans la méme proportion. » Et Liorente de calculer en
consĂ©quence. Nâest-ce pas Ja de la dĂ©raison? Ainsi, le nombre des
criminels dépend rigoureusement de celui des tribunaux, et un seul
tribunal venant 4 Ă©tre remplacĂ© par dowze autres, câest quâil y aura
eu douze fois plus de criminels! Nous ne craignons pas de dénoncer
un pareil systĂ©me a tout homme sensĂ© ; et cependant câest encore la
upe des bases de |âĂ©valuation de Llorente.
3° Ce nâest pas tout. Est-ce faire preuve de jugement et de bonne
foi, que dâattribuer le mĂ©me nombre de condamnations capitales aux
cing tribunaux aragonais quâaux cing tribunaux de Castille, sâil est
vrai cependant que la Castille comptait cing fors plus de juifs que
PAragon , et que, par conséquent, elle a dd renfermer aussi beau-
coup plus de maraiios judaizants? Et pourtant câest ce quâa fait Llo-
rente !
4° Ecoutons ce que lâAmĂ©ricain Prescott dit lui-mĂ©me des chiffres
de lâauteur de |âMistowre critique : « Câest avec raison que |âon se
dĂ©fie des indications de Llorente ; car il est prouvĂ© que, dans dâau-
tres cas, il a admis avec légéreté Jes données les plus invraisembla-
bles. Ainsi en a-t-il agi au sujet des Juifs bannis, dont il porte le
pombre & 800,000; il est de fait cependant, et nous lâavons dĂ©montrĂ©
par les documents contemporains , que ce nombre doit étre réduit &
160,000, ou tout au plus a 170,000. »
5° Nous rappellerons, enfin, ce que déja nous avons dit au sujet
de XimĂ©nĂ©s ; il est souverainement injuste dâattribuer 4 des hommes
dépeints comme modérés un nombre de condamnations proportion-~
nellement Ă©gal & celui dâinguisiteurs censĂ©s cruels et implacables;
72 DE LâORIGINE
or, Llorente nâa pas donnĂ© 4a cette rĂ©gle la moindre attention.
Nous laissons maintenant a penser au lecteur ce que deviennent
les trente mille victtmes dont on se plait 4 Ă©pouvanter ]âimagination
du public qui nâexamine point. Encore une fois, nous ne sommes
point lâami du Saint-Office espagnol; mais nous ne pouvons sup-
porter quâon lui jette, au nom de Iâhistoire, des accusations calom-
nieuses , des reproches immérités. Aussi bien notre tache est-elle
loin dâĂ©tre achevĂ©e, et bien des fantĂ©mes appellent encore, pour
disparaitre, la lumiére sereine de Ja vérité.
Revenons donc 4M. Hefele, et demandons-lui ce que câĂ©taient que
ces redoutables autos-da-fĂ© (actus fidez) que ]âon ne se reprĂ©sente ja-
mais quâavec les circonstances les plus terribles : dâun cĂ©tĂ©, un bra-
sier immense dĂ©vorant une multitude de victimes; de ]âautre, la foule
des Espagnols, les fanatiques juges du Saint-Office , contemplant,
dâun ceil ot brille une joie fĂ©roce, ce spectacle digne des canni-
bales. Tel est le style de maint Ă©crivain ou feuilletoniste. OW trouver
cependant de quoi justifier tant de frais ? « Eh bien, dit le docte pro-
fesseur de Tubingue, quâil nous soit permis dâaffirmer quâun auto-da-fĂ©
ne se passait ni 4 briler ni a mettre a mort, mais bien & pro-
noncer Ja sentence dâacquittement des personnes faussement accu-
sĂ©es, et A rĂ©concilier avec lâEglise les coupables repentants. Combien
dâautos-da-fĂ© nây eut-il pas ot |âon ne vit braler que le cierge que
portaient dans leurs mains les pénitents , en symbole de la réappa-
rition en eux de la lumiére de Ja foi! » La réconciliation de ces der-
niers opérée , les hérétiques obstinés , ainsi que ceux dont les délits
étaient en partie civils , étaient livrés au bras séculier : en ce moment
Vauto-da-fé était terminé, et les inquisiteurs se retiraient. Llorente
se tait complétement sur cette circonstance , que nous apprenons de
Malten dans sa Bibliothéque cosmologique. Celui-ci y rapporte un
procés d'inquisition tout entier, et il est a remarquer que, dans le
cas qu'il cite, le chatiment civil ne fut infligé au coupable que le len-
demain de J'auto-da-fé.
Lâon trouve quelquefois des prĂ©tentions singuliĂ©res : ainsi, il est
de convention de frĂ©mir dâhorreur & l'idĂ©e de ces lugubres solenni-
tés, ou, dit-on, une nation entiére assistait périodiquement au sup-
plice dâune infinitĂ© dâhommes, et quand on entre dans lâanalyse his-
torique, partout l'on ne découvre que confusion, inexactitude et
exagération. Recueillons ce que les adversaires prononcés de ]'Inqui-
DE LâINQUISITION 73
sition disent eux-mémes sur les autos-da-fé, en particulier Llorente,
dont Ja tendresse pour Je Saint-Office est connue.
Auto-da-fé du 12 février 1486, 4 Toléde. 750 coupables, dit-il, y _
sont punis , â de la peine du feu, sans doute? Erreur. Pas une seule
condamnation capitale ; le seul chatiment infligĂ© , câest la pĂ©nitence
canonique.
Auto-da-fé du 2 avril de la méme année , encore a Toléde. Llo-
rente parle de neuf cents victzmes. Combien dâexĂ©cutions cette fois
Pas une seule.
Autos-da-fé du 4** mai et du 10 décembre, toujours en 1486. Dans
le premier figurent 750 personnes, au second 950, et combien en
conduisit-on au bicher? Pas une seule. â Pour toute cette Ă©poque,
Llorente cite 4 peine 27 condamnations capitales prononcées par le
tribunal de Toléde.
Liorente cite quelque part un auto-da-fé tenu @ Rome et ou figurent
250 Espagnols, qui en avaient appelĂ© au Pape. Aucun dâeux ne fut
condamné a mort; on ne fit que leur infliger quelques pratiques de
pĂ©nitence, quâils allĂ©rent accomplir aussitĂ©t dans la basilique du Va-
tican, dâou ils se rendirent ensuite 4 Sainte-Marie de la Minerve, pour
y déposer le sanbenito. A partir de ce moment, ils furent entiére-
ment libres et ne portérent plus sur eux le moindre signe du juge-
ment qui venait dâĂ©tre prononcĂ©.
A celui de Llorente, joignons le témoignage de Towsend, qui fait,
dans son Voyage en Espagne , le rĂ©cit dâun auto-da-fĂ©. Cet auteur,
ecclésiastique anglican, veut nous donner un exemple des terreurs
de ]âInquisition, en nous parlant dâun fripon, dâun misĂ©rable qui avait
vendu des potions magiques dont les ingrédients étaient tels que
lâhonnĂ©tetĂ© ne permet pas de les dĂ©signer : ]âInquisition le fit battre
de verges et. le condamna 4 la pénitence canonique. En vérité,
quelle horreur! « Au reste, ajoute M. Hefele , nous voudrions que
tous les juges eussent pour les condamnés des paroles comme celles
qui furent prononcĂ©es par lâinquisiteur 4 la lecture de ce juge-
ment. »
Ici se terminent nos citations; voila les atrocités qui inspirent
tant de courroux & la plupart de ceux qui attaquent |âInquisition. Et
quâon le remarque bien, nousnâavons point usĂ© de partialitĂ© ; nous
avons rapporté tout ce que nous avons pu rencontrer. Nons serions
tout aussi embarrassés de trouver les horreurs dont sans cesse on
7a DE L'ORIGINE
fait bruit dans les procés du Saint-Office : de toutes les affaires que
cite Llorente, i] nâen est quâan trĂ©s-petit nombre qui se terminent par
la condamnation & mort de Paccusé.
Ainsi sâexplique ce que nos adversaires eux-mĂ©mes reconnaissent,
que les Espagnols voyaient @ens les autos-da-fé des actes de mzséri-
corde plutĂ©t que de cruautĂ©, et quâune affluence immense de per-
sonnes de toute condition, des dames et des persomnages du plus
haut rang se pressaient pour prendre part & ces sofennités réconci-.
liatrices.
' Aprég avoir discaté la valeur des reproches les plas graves , exa-
minons taintenant: certains détails du code du Samt-Office, qui,
pour Ă©tre moins importants , nâen ont pas Ă©tĂ© moins dĂ©figurĂ©s.
Un mot seulement sur lâabsolution de lev. I y avait ane sorte
dâaccusĂ©s , et le nombre en a toujours Ă©tĂ© considĂ©rable , sur lesquels
examen des charges ne laissait planer quâun lĂ©ger soupcon (de lev?);
quant 4 ceux-ci, on ne leur infligeait aucun chatiment, pas méme
les peines canoniques ; on se contentait de leur donner une absolu-
tion hypothĂ©tique, ad caxtelam, comme |âon disait alors, eâest-d-dire
quâen cas que )âexcommunication efit 6t6 encourue par eux, on la dĂ©-
clarait levée, Telle fat, suivant Llorente lui-méme, lissue de la
presque totalitĂ© des procĂ©s dâinquisition , & partir de la seconde moi-
tié du XVIII° siécle.
Le judicieux auteur ne trouve quâufie chose 4 redire, câest que
Yon nâindemnis&t point ce genre dâacquittĂ©s, powr la perte de
temps, etc., quâils avaient di faire pendant la durĂ©e du proces.
Nous laissotis au lecteur )âapprdciation dâune critique aussi singuliĂ©re;
nous passons aussitĂ©t au fameux sanbemto, ce vĂ©tement dâigno-
minie qui imprimait a tous ceux qui lâavaient portĂ© un imeffacable
stigmate. A toute cette enphase opposons un peu dâhistoire.
Sanbenito est le nom espagnol de habit de pĂ©nitence que l|âon
portait autrefois, conformĂ©ment a lâusage gĂ©nĂ©ralement adoptĂ©, dans
les églises chrétiennes , de manifester la contrition intéricure par le
deuil dans |âhabillement extĂ©rieur. 1] Ă©tait inout de voir faire pĂ©nti-+
tence en uniforme de fonctions publiques, en vétements de soie,
brodĂ©s dâor et enrichis de diamants. Câest ainsi que le saccus dont
il est dĂ©ja question dans |lâAncien-Testament se transmit dâ4ge en
age; sjoutez-y la bĂ©nĂ©diction par laquelle on en faisait dans )âEglise
da moyen Age un vétement sacré, et Vous aurez le saccus benedictus,
DE L'INQUISITION. 78
ou, en espagnol, saco bendito, d'ou vient sanbemte, L'inquisi-
tion, paturellement , devait accepter cette antique coutume, et ii
fant bien peu de jugement pour trouver Ja le moindre sujet de
biAme.
Bleu, gris ou noir dans dâautres pegs, en Espagne le sanbenito
Ă©tait de couleur jaune; sa forme Ă©tait celle du costume monasti-
que. Ceux qui avaient regu lâabsolution de fev: nâĂ©taient tenus de le
porter que durant la cérémonie de leur réconciliation. 1] faut méme
dire qu'un grand nombre de ceux-ci en furent dispensĂ©s, et quâen
général tous ceux qui étaient venus se dénoncer eux-mémes subis«
saient leur pénitence dans des autos-da-fé secrets. Dans tous ces cas,
le sanbenito ne portait aucune figure. Le condamné, cependant,
Stait-il tenu & lâabjuration comme gravement suspect, on lui moettait
un sanbenito sur jeguel était représentde une branche de la croix. On
complétait la signe de la croix sur les sanbenitos de ceux qui figu-
raient dans lâauto-da-fĂ© comme hĂ©rĂ©tiques repentants. Oli trouver
jusquâs prĂ©sent une marque dâignominie? Dans le sanbenito? mais
câĂ©tait Phabit de pĂ©nitence nniversellement adoptĂ©; mais il est cer-
tain que cet habit n'avait, & lâĂ©poque dont nous parlons, rien de
dĂ©shonorant aux yeux du public; mais oâĂ©tait le costume des moines
et du clergé ; mais un grand nombre des plus grands monarques et
des hommes les plus distinguĂ©s du moyen 4ge avaient voulu sâen
revétir pour y attendre leur dernidre heure. S'effaroucherait-on dusi-
gne de la croix quâon y ajoutait dans certains cas? Eh quoi! anjour-
@âhui, lâon s'honore de porter la croix en signe de la faveur dea
princes de Ja terre, et lâon trouverait abominable, outrageant, que
dans des sidécles de foi elle edt été portée en signe du recouvrement
de la grace du roi du ciel? Maintenant, que lâen rie des figures dq
dĂ©mon, etc., dont on parsemait je sanbenito de lâhĂ©rĂ©tique obstinĂ© et
impénitent qui était livré au bras séculier, les hommes légers , inca~
pables de comprendre autre chose que les hahitudes et jes idées de
mode au XIX° siécla trouveront engore ce rire trésesensé. Pour les
esprits rĂ©fidchis et ohservateurs, ils ne verront lA quânne des formes
par lesquelles se traduigait alors le sentiment de réprobation qui
poursuit en tout lieu les coupables frappés par la loi. Ajoutez-y que
le besoin de symboliser dominait tout le moyen Age, et que dés lors
il nâest pas Ă©tonnant que le symbole reproduisit la croyance gĂ©nĂ©rale
sur le sort du criminel obstiné dans sa malice. Au reste, il a de tout
76 DE LâORIGINE
temps paru si naturel dâentourer le supplice des grands coupables de
quelque circonstance propre a frapper |âimagination, quâau XIX* siĂ©-
cle encore |âon a vu, dans des Etats dâAllemagne qui se piquent de
beaucoup de civilisation, les condamnĂ©s trainĂ©s au lieu de lâexĂ©cu-
tion couverts de peaux de bégys.
Nous avons dit que le sanbenito nâĂ©tait point un vĂ©tement dâigno-
minie; i] nous reste 4 prĂ©senter quelques rĂ©flexions sur ce quâil faut
penser, en général, des pratiques de pénitence que les statuts du
Saint-Office imposaient aux réconciliés. En les décernant, est-il dit
dans ce code si souvent traité de barbare, on écoutera les inspira-
tions de la bontĂ© et de la misĂ©ricorde, en tant quâelles seront com-
patibles avec une bonne conscience. Voila pour les pratiques en
elle-mĂ©me ; quant a1]âimpression quâelles produisaient, quâon ne |âou-
blie pas, le public y voyait bien plus un sujet dâĂ©dification que lâhu-
miliation de ceux qui les subissaient. Bien diffĂ©rents de ceux dâau-
jourdâhui, un grand nombre de pĂ©cheurs, depuis !a primitive Eglise
jusque bien avant dans Je moyen Age, ne faisaient aucune difficulté
de venir avouer leurs fautes au milieu de lâassemblĂ©e des fiddles
Vhistoire lâatteste, et ]âon trouverait mĂ©me plus dâun imitateur de
Théodose-le-Grand, descendant du tréne pour faire pénitence dans
le sac et la cendre, confondu dans la foule du peuple qui Ă©tait loin
pour cela de le mépriser. Rappelons seulement le trait de saint
Louis, qui se fit souvent donner la discipline par son confesseur.
La France le savait, et il ne sâest trouvĂ© personne pour, blamer,
tandis que de toutes parts on admirait la piété ardente du fils de
Blanche.
Au reste, pour prouver que réellement le sanbenito et les prati-
ques de pĂ©nitence infligĂ©s par le Saint-Office nâavaient rien dâinfa--
mant, nous avons plus que cela encore. Llorente, en effet, cite des
exemples de personnes qui, quoique ayant subi une pénitence de levs,
contractérent ensuite des mariages avec les plus illustres maisons ,
et mĂ©me avec des membres de lagfamille royale; bien plus, dâaprĂ©s
le méme auteur, avoir fait pénitence, pour le cas de soupcons graves,
nâĂ©tait point un obstacle aux plus hautes dignitĂ©s mĂ©me ecclĂ©siasâ
tiques.
En terminant la série des éclaircissements que nous avions 4 pré-
senter sur les pénalités du Saint-Office, nous devions dire que dans le
cas ot un condamné avait a subir une détention perpétuelle, il était
DE LâINQUISITION. 77
soit consigné dans sa propre maison (statuts de Valladolid), ou bien
enfermé dans une maison pénitentiaire qui était assujettie 4 une fré-
quente inspection , afin que rien ne manquat a sa bonne tenue : rien
nây empĂ©chait les prisonniers de se livrer aux occupations de leur
profession. ,
Nous arrivons maintenant & la procedure du Saint-Office. Lâon sent
Yimportance de ce nouvel examen, qui prouvera si |âInquisition a
Ă©tĂ© rĂ©ellement un tribunal arbitraire nâoffrant aucune garantie a |âin-
nocence.
Parlons dâabora de la torture.
Certes notre intention nâest pas dâen faire lâapologie : nous ne
Yapprouvons pas plus pour Je moyen 4ge que nous nâen voudrions
pour le XIX* siĂ©cle ; mais ce que nous voulons, câest dĂ©charger ]âIn-
quisition de cette odieuse responsabilité. Notre thése est celle-ci : le
Saint-Office sâest servi de la torture, parce que la torture Ă©tait adop-
tée de temps immémorial par tous les tribunaux séculiers de tous les
pays ; le Saint-Office a suivi dans lâadoucissement et ]âabolition de la
torture les progrés de la jurisprudence civile; le Saint-Office a ap-
pliquĂ© la torture et en gĂ©nĂ©ral traitĂ© ses prisonniers avec plus dâhu-
manité que tout autre tribunal du temps. La premiére de nos asser-
tions ne nous sera pas contestée par quiconque connait tant soit peu
Yhistoire du droit criminel. « Certes , ditM. Hefele, on ne peut nier
que ja torture ne soit une tache dans lâancienne lĂ©gislation crimi-
nelle ; mais il serait souverainement injuste de mettre 4 Ja charge de
Ja seule Inquisition une procĂ©dure quâAthĂ©nes avec toutes ses lu-
miéres, Rome avec toute sa science du droit , tous les tribunaux de
tous les pays, au moyen 4ge comme dans |âantiquitĂ©, ont approuvĂ©e et
malheureusement trop souvent employée. » Quant a notre seconde pro-
position , les faits attestent également que la torture était tombée en
dĂ©suĂ©tude bien longtemps avant dâĂ©tre rayĂ©e du Code, et quâen cela le
Saint-Office fut loin dâĂ©tre en retard sur les tribunaux sĂ©culiers. « II
est certain, dit Llorente, que depuis longtemps |'Inquisition nâemploie
plus Ja torture, de sorte quâaujourdâhui on peut Ja considĂ©rer comme
abolie. » Alors quâelle subsistait encore de droit, le fiscal en requĂ©-
rait, il est vrai, lâapplication, mais câĂ©tait 1a une pure formalitĂ©, et
suivant Llorente lui-mĂ©me, « le fiscal edt regrettĂ© que lâon edt fait
droit 4sa demande. » Ce cas nâest pas particulier au Saint-Office : en
Allemagne, par exemple, la torture Ă©tait encore inscrite dans les lois
yr
78 DE LâORIGINE
au XIXe sidcle, et cela dans un grand nombre dâEtats; il faut en dire
autant de la sĂ©vĂ©re lĂ©gislation de la Caroline, qui nâĂ©tait plus appli-
quĂ©e longtemps avant dâĂ©tre lĂ©galement supprimĂ©e. Nous ne pouvons
nous empĂ©cher de citer, a lâappui de nos remarques, |âanecdote que
rapporte le comte J. de Maistre dans ses lettres sur lâInquisition: «Je
dois ajouter quâayant eu occasion, au mois de janvier 1808 , dâentre-â
tenir sur le sujet de |âInquisition deux Espagnols dâun rang distinguĂ©,
et placés tout exprés pour étre parfaitement instruits; lorsque je
vins a parler de la torture, ils se regardĂ©rent ]âun ]âautre avec lâair
de la surprise, et sâaccordĂ©rent pour mâassurer expressĂ©ment gue
jamais ils nâavaient entendu parler de torture dans les procĂ©dures
faites par lâInquisition. »
Nous sera-t-il plus difficile de prouver notre troisiéme assertion?
Lâon se rappelle ce que nous avons dit sur le caractĂ©re de duretĂ© dont
Ja lĂ©gislation du moyen age Ă©tait empreinte. Lâ Inquisition, elle aussi, a
reflĂ©tĂ© ce caractĂ©re, câest incontestable, et |âon sâescrimerait fort mal &
propos, si on voulait la dĂ©fendre sous ce point de vue; mais ce quâil
est vrai de dire, câest que, bien loin de surpasser Ja sĂ©vĂ©ritĂ© des au-
tres cours de justice, elle lâa modĂ©rĂ©e et adoucie. Si quelquâun en
doutait, nous lâinviterions 4 jeter un coup dâceil dans la Caroline
déja mentionnée plus haut, dont les statuts, bien que conslituant un
progrés sur les législations antérieures , admetterat non-seulement la
peine du feu, du glaive, de IâĂ©cartĂ©lement, du gibet, de lâeau, mais
encore ordonnent que certains coupables soient enterrés vifs, déchi-
rĂ©s avec des tenailles incandescentes, quâon leur ampute la langue,
les oreilles, les doigts, etc... Nous le demandons, peut-on comparer
tout cela au Saint-Office ?
Nous retrouvons la méme modération, lorsque nous examinons
quel Ă©tait a cette Ă©poque le genre de prisons ot lâon enfermait les
prĂ©venus. Lâon a eu raison de parler de basses-fosses, dâaffreux don-
jons, véritables tombeaux ou le jour pénétrait 4 peine et ob régnait
une altmosphére pestilentielle. Telles étaient en effet Jes prisons du
moyen age ; mais le tort que lâon aeu, câĂ©tait de dire que ce fussent
aussi les prisons de l'Inquisition. Llorente lui-méme nous dit ex-
pressément que le Saint-Office enfermait ses prisonniers dans des
« chambres bien voitĂ©es, claires et sĂ©ches, ol lâon pouvait se don-
ner quelque mouvement. » Quant 4 des chaines, des menottes,
des colliers de fer, etc..., il ne peut pas plus en Ă©tre question ; nous
DE LâINQUISITION. 79
en avons encore Llorente pour garant. Celui-ci ne cite quâun seul
cas ou |âon ait garottĂ© un prisonnier, et câĂ©tait pour lâempĂ©cher de
se donner Ia mort. Enfin, Iâon ne cessait de veiller 4 ce que les dĂ©-
tenus ne manquassent de rien; pour sâen assurer, onfleur demandait
a eux-mémes si le gedlier les traitait convenablement. Les malades
recevaient des soins tout particuliers.
Voila ce que nous avions 4 dire en général ; pour ce qui concerne
la torture en particulier, nous ferons dâabord remarquer, 4 lâavan-
tage du Saint-Office , que celui-ci, contrairement 4 lâusage des tri-
bunaux civils, ne permettait pas quâon lâappliquat plus dâune fois
dans le mĂ©me procĂ©s ; encore fallait-il quâun mĂ©decin fit prĂ©sent pour
constater le moment ot: Ja question mettrait les jours du patient en
danger. Le grand conseil renouvelait de temps en temps cet avertis-
sement aux inquisiteurs provinciaux, qui, suivant Llorente, nâen te-
naient pas toujours compte. Nous ne pensons pas & démentir cette
assertion; nous savons trop bien, par ce qui se passe encore au
XfX° siécle, que souvent il est des employés subalternes plus durs
que !âinflexible loi elle-mĂ©me. Au reste, diverses prĂ©cautions furent
ordonnées successivement 4 cet égard : dans un premier réglement
on dĂ©crĂ©te que les tribunaux provinciaux nâauront plus le pouvoir
dâordonner la torture sans un jugement du conseil supĂ©rieur; une
autre disposition met la question 4 la discrĂ©tion de lâĂ©vĂ©que diocĂ©-
sain jugeant de concert avec les consulteurs et ]âinquisiteur, mais
sealement aprĂ©s que |âaccusĂ© aura Ă©puisĂ© tous les moyens possibles |
de dĂ©fense; dans ce cas, if est enjoint 4 !âĂ©vĂ©que et aux autres
dâassister & âapplication de Ja question, afin dâempĂ©cher toute es-
pĂ©ce de mauvais traitements. Enfin, nous dirons 4 |âhonneur du
Saint-Office, que, bien souvent, dés les premiers temps méme, il ne
fit que menacer de recourir 4 la torture, et que déja, en 1537, le
grand conseil dĂ©fendit de lâappliquer & aucun Morisque. Nous vou-
drions quâon pit citer un seul tribunal contemporain usant dâun
pareille générosité. ;
Poursuivons notre examen et voyons si la justice du Saint-Office
Ă©tait une justice de surprise et dâodieux guet-apens.
4° Chaque tribunal dâinquisition dĂ©butait par Ja promulgation dâun
délai de grdce ; dés lors, avait-on apostasié, il suffisait de se déclarer
dans Jes limites fixĂ©es pour Ă©tre pardonnĂ©. I! nây avait alors dâautres
peines % subir que les pénitences canoniques qui devaient étre pu-
80 DE LâORIGINE
bliques lorsque lâapostasie avait eu elle-mĂ©me ce caractĂ©re. Cette
mesure Ă©tait fondĂ©e dans !âancienne discipline de lâEglise et parait
dâailleurs si naturelle que nous ne comprenons pas les contradictions
de Liorente. II faut ajouter que les statuts de hInquisition réclamaient
en faveur de cette classe de pĂ©nitents toute Iâindulgence possible.
Le délai de grace écoulé, Ja sévérité des lois commengait son
cours : cependant il arrivait bien des fois quâon renouvelait ou pro-
longeait le temps de grace; nous en trouvons dans Llorente un
-exemple frappant. A lâoccasion de sa translation @ TolĂ©de le tribunal
de Villaréal accorda un délai de grace de quarante jours. « Alors, dit
auteur citĂ©, !âon vit accourir une multitude Ă©norme de nouveaux
chrĂ©tiens sâaccusant eux-mĂ©mes dâĂ©tre retombĂ©s dans le judaisme.
Ce délai révolu, poursuit Llorente, les inquisiteurs accordérent un
second terme de sowvante jours, et enfin un troisiéme de trente. »
Voila donc cette institution si avide de supplices et de tortures, voila
lâinsatiable fureur avec laquelle elle sâacharnait 4 trouyer des vic-
times. Et pourtant, quâon sâen souvienne, ces maraiios relaps Ă©taient
considĂ©rĂ©s & cette Ă©poque comme des criminels dâ Etat.
Allons plus loin : 2° LâInguisition espagnole ne connaissait-elle
point dâĂ©gards pour ]â4ge des accusĂ©s? Lisez ce dĂ©cret du farouche
Torquemada : « Lorsque des fils ou filles dâhĂ©rĂ©tiques, induits a pro-
fesser lâerreur par les legons de leurs parents et nâayant pas encore
atteint leur vingtiĂ©me annĂ©e, se prĂ©senteront dâeux-mĂ©mes pour Ă©tre
regus en grace, dussent-ils venir méme apres le délai fixe, les in-
quisiteurs les accueilleront avec bonté, leur imposeront des prati-
ques de pĂ©nitence plus lĂ©gĂ©res et veilleront 4 ce quâils soient instruits
dans la foi et les sacrements de la sainte mĂ©re IâEglise. » Nous fe-
rons remarquer quâil ne sâagit point ici dâenfants au-dessous de gua-
torze ans, car ce nâĂ©tait quâa cette Ă©poque quâils pouvaient Ă©tre ad-
mis & faire abjuration solennelle : la loi décernant des peines graves
contre les relaps, on voulait, par cette mesure, les empécher de les
encourir 4 un age ouils nâauraient pas encore assez de maturitĂ© dans
le jugement.
3° Est-il vrai que lâInquisition ait poussĂ© le fanatisme jusquâa faire
des expressions, des propos les plus innocents, la base dâune procĂ©-
dure? Ecoutons Deza qui surpassa, dit-on, méme les rigueurs de
son prédécesseur. Le 17 juin 1500, il décréte ce qui suit : « Personne
ne pourra Ă©tre arrĂ©tĂ© pour un sujet de peu dâimportance, pas mĂ©me
DE LâINQUISITION. 84
pour des blasphĂ©mes, sâils ont Ă©tĂ© profĂ©rĂ©s dans un accĂ©s de colĂ©re. »
La Caroline aussi décernait les peines les plus fortes contre le blas-
phéme, et elle ne faisait point cette réserve, qui, par conséquent,
honore doublement le Saint-Office.
4° Avant dâactionner quelquâun, |âInquisition faisait constater par
des mĂ©decins si ]âaccusĂ© nâavait point pour lui lâexcuse dâun affaiblis-
sement mental. Elle Ă©tait si loin de prĂ©ter lâoreille a chaque dĂ©non-
ciateur, que nous trouvons dans Llorente méme plusieurs cas ot les
inquisiteurs, longtemps disposés a attribuer les griefs 4 un dérange-
ment dâesprit, ne cĂ©dĂ©rent que Jorsque les charges se furent accu-
mulées.
5° En présence des restrictions et des précautions sans nombre
que le Saint-Office sâimposait avant de lancer des mandats dâarres-
tation, l'on peut affirmer hardiment que ses tribunaux laissaient en
cela loin derriére eux tous les autres tribunaux du temps. Voici le
premier article des statuts de Torquemada (4498) : « Prés de chaque
tribunal se trouveront deux inquisiteurs, un juriste et un théologien,
auxquels il est dĂ©fendu dâordonner une arrestation autrement quâa
lâunanimitĂ©. » Cette disposition est dĂ©veloppĂ©e dans |âarticle 3 : « Lâon
ne peut arréter que lorsque le crime est établi par un nombre suffi-
sant de preuves. » Cette enquéte ne donnant pas une lumiére com-
pléte sur le caractére hérétique des charges imputées, le tribunal
demandait ]âavis dâune commission de savants thĂ©ologiens, profes-
seurs, etc... appelĂ©s qualificateurs et entiÂąrement Ă©trangers 4 |âin-
quisHion. Ceux-ci transmettaient leur sentiment dans une piéce
munie de leurs signatures. Leur dĂ©cision Ă©tait-elle nĂ©gative, lâinculpĂ©
Ă©tat mes hors de cause; lorsquâau contraire elle Ă©tait affirmative,
l'arrestation ne sâensuivait quâautant quâil nâexistait pas de juge~
ment contradictoire de qualificateurs consultés avant eux. Quand les
inquisiteurs nâĂ©taient point dâaccord, ou que la personne compromise
Ă©tait dâune certaine importance, le conseil supĂ©rieur dâinquisition
pouvait seul ordonner |âarrestation. Les conditions furent encore mul-
tipliées par Philippe II ; quant 4 Charles IV, il défendit en général que
l'Inquisition pdt arrĂ©ter qui que ce fit, sans en avoir dâabord rĂ©-
féré au roi.
Evidemment, de cette série de faits, il ressort que le Saint-Office
et ses patrons Ă©taient prĂ©occupĂ©s aussi dâautre chose que dâassouvir
leur fanatisme et leur cupidité ; mais, laissons conclure M. Hefele
$2 DE L'ORIGINE
Tui-mĂ©me : « LorsquâaprĂ©s tout cela !âon vient nous faire des rĂ©cits
dâarrestations mystĂ©rieuses, de gens disparus subitement sans laisser
aucune trace de leur sort, il ne faut voir la que de pures fables, dâau-
tant plus invraisemblables que |âon Ă©tablissait pour chaque prison-
nier un curateur de ses biens, et que |âarrestation Ă©tait elle-mĂ©me as-
sujettie 4 toutes sortes de formalités. »
LInquisition, dit-on, a accueilli et fait valoir des griefs qui démon-
trent chez elle an esprit de futile et odieuse chicane.
Cette question, nous lâavons dĂ©ja traitĂ©e en passant dans notre
examen historique. Le principe que nous avons fait valoir relative~
ment aux maranos vaut Ă©galement a ]âĂ©gard des Maures. Nous le rĂ©-
pétons : un seul et méme acte prenait un caractére différent selon
que lâauteur en Ă©tait sort un convert: juif ou maure, sort un ancier
chrétien ; certaines paroles, certaines actions pouvaient constituer
une charge grave pour ceux-la, tandis que ceux-ci ne devaient pas
sérieusement en étre inquictés. Au reste, M. Hefele qui a examiné le
dĂ©tail de ces sujets dâaccrsation, ne craint pas dâavancer que la plu-
part sont de natere & attirer sur tout le monde indistinctement le
soupcon dâapostasie.
Pour montrer combien on a mis de légéreté dans les attaques diri-
gées 4 ce sujet contre le Saint-Office, nous citerons, par exemple
M. Prescott. « Le maraiio, dit-il, était suspect de rechute pour avoir
donnĂ© 4 ses enfants des noms de 1!âA.-T., et pourtant il lui Ă©tait dĂ©-
fendu dâen donner qui appartinssent au N.-T. » La question amsi po-
sĂ©e, lâInquisition devient absurde et inique, et W. Prescott ne manque
pas de se laisser aller & toute sa verve dâindignation : en rĂ©alitĂ©,
nous nâaurions nous-mĂ©me rien de mieux 4 faire que de le suivre.
Mais si Ja conclusion de |âhonorable historien est logiquement fondĂ©e
sur les prémisses, celles-ci ne le sont point sur la vérité historique.
Voici la solution de toute âĂ©nigme. La dĂ©fense de donner des noms
du N.-T. concernait exclustvement les Juifs restés tels, tandis que la
défense opposée ne regardait que les Jmfs converts. Cela change
âŹtrangement ta question. LâInquisition nâa donc Ă©tĂ© mi absurde ni
imique, M. Prescott seul a commis une grande et grave erreur.
On a prĂ©tendu que lâInquisition favorisait et encourageait par lâim-
punité les dénonciations calomnieuses. Voici ce que nous répondons
2 an pareil reproche. Pour Ă©tablir cette assertion, i} faudrait pouvoir
sâappuyer sar quelque disposition des statuts om sur an nombre saf-
DE LINQUISITION. 83
fisant de faits. On nâa fait ni ]âun ni ]âautre; tout reste donc a prouver
aux adversaires du Saint-Office. Quel est, au reste, Je tribunal qui ne
soit exposé 4 recevoir de fausses dépositions, soit pour, soit contre
un accusĂ©? Quelles quâelles soient, un tribunal intĂ©gre doit les re-
pousser. Ce sont la des principes de justice innĂ©s; câĂ©taient ceux de
lâInquisition. Dans les statuts de 1498, lâarticle 8 exige que 1âon in-
flige un chatiment public @ un tĂ©moin convaincu de calomnie. Quâon
se rappelle aussi la, conduite courageuse de Ximénés dans le procés
de Cordoue. Dans un auto-da-fé tenu a Séville en 1559, un faux dé-
nonciateur recut une condamnation a quatre-cent coups de fouet et 4
quatre ans de galĂ©res. LĂ©on X alla jusquâa prescrire que tout faux
témoin fit puni de mort.
Passons maintenant aux circonstances de linterrogatoire des ac-
cusĂ©s ; car ]4 aussi on a voulu dĂ©couvrir de |âarbitraire et une absence
complĂ©te de garanties. 1° Lâinterrogatoire Ă©tait fait par le greffier du
tribunal, en prĂ©sence de |âun des deux inquisileurs et de deux prĂ©-
tres entiérement étrangers a I'Inquisition : ces derniers avaient qua-
litĂ© dâassesseurs et devaient protĂ©ger les accusĂ©s contre des violences
quelconques. 2° Une ordonnance du huitiéme grand-inquisiteur
Valdés prescrit de traiter Jes accusés avec bienveillance et de les
laisser constamment assis; ce nâest que pendant la lecture de lâacte
dâaccusation quâils devaient se tenir debout. 3° ValdĂ©s va plus loin
encore ; il veut « que lâon se dĂ©fie de lâaccusateur autant que de |âac-
cusĂ©, » et recommande « quâon se garde avec soin de toute antici-
pation de jugement, ce dĂ©faut conduisant facilement 4 |âerreur. »
4° Enfin, dans lâarticle 23, il dĂ©crĂ©te que Jes inquisiteurs laisseront a
linculpĂ© le choix dâun avouĂ© parmi Jes avocats du Saint-Office obligĂ©s
au silence par serment, et quâils feront jurer 4 ce dernier de dĂ©fendre
loyalement et sincĂ©rement son client. LâaccusĂ© Ă©tait-il pauvre, le fisc
payait lâavocat. 5° Lâaccusateur, 4 son tour, Ă©tait tenu de dĂ©clarer
sous la foi du serment quâil nâobĂ©issait point 4 lâinspiration de quel-
que haine privée : on lui rappelait que les calomniateurs, aprés avoir
subi les chatiments temporels les plus sévéres étaient dévoués aux
flammes Ă©ternelles. .
AprĂ©s tout cela, nous devons encore tout spĂ©cialement attirer lâat-
tention sur lâadmirable s6llicitude avec Jaguelle, 4 une Ă©poque ou
tout était si imparfait, se faisait la révision des procés-verbaux.
Lâinterrogatoire achevĂ©, le procĂ©s-verbal de lâaudience Ă©tait immĂ©-
8h DE LâORIGINE
diatement lu, 4 haute voix, en présence des deux prétres dont nous
avons parlé, pour étre rectifié, si besoin en était. Cette lecture était
renouvelĂ©e 4 quatre jours dâintervalle, et cette fois encore l'on adâ
mettait les remarques ou corrections oubliées la premiére fois. Enfin,
par surcroit de prĂ©caution, lorsque lâaccusĂ© nâavait point encore
vingt-cing ans, il fallait quâon lui dĂ©signat parmi les plus honorables
habitants de Ja ville, principalement parmi les juristes, un procureur
spĂ©cial pour |âassister dans tout le cours du procas.
Pourquoi maintenant Llorente vient-il objecter que l'ignorance de
YaccusĂ© rendait souvent toutes ces prĂ©cautions inutiles? Câest 1a dâaâ
bord un cas commun 4 tous les tribunaux et a toutes espéces de
causes ; ensuite quâon veuille bien se souvenir que les deux ecclĂ©-
siastiques mentionnés plus haut étaient chargés, quant a tous ces
points, des intĂ©rĂ©ts de )âaccusĂ©. On sâest rĂ©criĂ© aussi sur les altĂ©ra~
tions du texte des actes de lâinterrogatoire; or, nous prions les accu-
sateurs du Saint-Office de nous prouver que ces altérations consis-
tassent en autre chose quâa mettre Ja troisieme personne a Ja place
de la premiére et 4 omettre les endroits des dépositions qui eussent
pu rĂ©vĂ©ler le nom de |âaccusateur. Cette derniĂ©re suppression dĂ©cou-
Jait du principe en vertu duquel les accusateurs restaient anonymes
pour lâaccusĂ©, principe sur lequel nous allons revenir dans un
instant. Nous terminerons ]âĂ©numĂ©ration que nous venons de faire des
garanties offertes )âaccusĂ©, en ajoutant que les inquisiteurs avaient
ordre dâĂ©tre empressĂ©s a accueillir tout ce qui pouvait servir la dĂ©fense,
et mĂ©me apres cela de demander encore & )âinculpĂ© sâil dĂ©sirait de
nouvelles recherches : dans ce cas, il fallait, autant que possible,
obtempérer a son désir.
Nous arrivons 4 lâexamen des rĂ©gles suivies par le Saint-Office
avant de porter un jugement; voyons si lâon peut avec raison les
attaquer : :
4° Chaque jugement dâun tribunal provincial Ă©tait assujetti 4 la
rĂ©vision et 4 lâapprobation des autoritĂ©s supĂ©rieures, du grand in-
quisiteur et du grand conseil; alors seulement i] pouvait avoir son
effet.
2° Le grand inquisiteur adressait les actes originaux transmis par
Je tribunal de premiére instance & des juristes qui portaient le nom
de Consulents et qui plaidaient prés du Saint-Office sans étre ses
fonctionnaires. Llorente se fache de ce que ces derniers nâeussent
DE LâINQUISITION. 85
pas le droit de voter. Mais ou donc voit-on se pratiquer ce que ]âex-
cellent critique demande ici pour IâInquisition ?
3° Nous avons vu que |âarrestation dâune personne tombĂ©e en sus-
Picion Ă©tait prĂ©cĂ©dĂ©e dâune apprĂ©ciation des griefs par des thĂ©olo-
giens impartiaux; linterrogatoire fait, les témoins entendus, les
gualificateurs devaient se prononcer une seconde fois sur le caractére
des propositions ou des faits maintenus par le tribunal.
L° LâaccusĂ© avait le droit de rĂ©cuser les juges dâun tribunal de
province; le faisait-il, le grand inquisiteur Ă©tait obligĂ© dâen a
gner d'autres. (Statuts de Valdés, 1561.)
5° LâaccusĂ© nâavouant point le dĂ©lit, le tribunal ne pouvait passer
Outre sans que les preuves eussent un caractĂ©re dâĂ©vidence com-
pléte. Torquemada déja avait fait des lois par lesquelles il ordonnait
de procéder dans ce cas avec une grande circonspection et la der-
niére précision.
6° Ce que nous lisons dans Lilorente méme permet de conclure
sans aucun doute que les évéques des diocéses respectifs avaient le
droit dâintervenir dans le jugement. Cependant la confusion et le peu
de logique qui rĂ©gnent dans |âHistoire critique nous mettent dans
NimpossibilitĂ© de dĂ©terminer nettement lâĂ©tendue de ces attributions.
7° Enfin nous ferons remarquer les appels nombreux que les in-
quisitoriés interjetérent des sentences rendues par le Saint-Office a
la justice du Saint-Siége. Celui-ci désignait alors, pour agir en son
ânom, un archevĂ©que de la PĂ©ninsule, ou bien, ce qui fut encore plus
fréquent, il examinait et jugeait lui-méme.
Comme nous |âavons promis, nous allons dire un mot du silence
qui couvrait les noms des témoins 4 charge, silence dont les calom-
niateurs du Saint-Office ont tant fait de bruit. Voici comment les
Statuts de Torquemada (1484) posent la question : « On a pu se con-
vaincre que la déclaration publique des noms et de Ja personne des
tĂ©moins devenait nuisible et dangereuse pour ces derniers, car ]âon
a vu et lâon voit encore des hĂ©rĂ©tiques tuer, blesser ou maltraster
ceux qui avaient dĂ©posĂ© contre eux. » Quâil en ait Ă©tĂ© rĂ©ellement
ainsi, lâon nâa pas de peine 4 le concevoir. Un cĂ©lĂ©bre professeur de
Berlin, M. LĂ©opold Ranke, nâhĂ©site pas a dire que la loi que cet Ă©tat
de choses provoqua était fondée sur la nécessité de prémunir les
tĂ©moins et les accusateurs contre les persĂ©cutions dâinculpĂ©s souvent
riches et puissants. A cété du témoignage du savant prussien, M. He-
86 DE LâORIGINE
fele place celui de M. Lenormant, de }âInstitut, dont les lecons, alors
qu'il supplĂ©ait M. Guizot & la Sorbonne, furent reproduites et acâ
cueillies avec intĂ©rĂ©t dans les Revues dâAllemagne: « La plupart des
dénonciateurs, dit-il, appartenait a la classe infime; la loi qui jetait
un voile sur leurs noms devait les protéger contre la vengeance et le
ressentiment de familles considérées et puissantes. » Evidemment
cette opinion est fondĂ©e dans la nature des choses ; elle lâest aussi
dans lâhistoire. Voici, par exemple, un fait qui vaut toute une Ă©ou-
mération. Sous Charles V, les Cortés de Valladolid demandérent la
publication des noms des témoins, alléguant que cette publication
n'Ă©tait nullement dangereuse, & moins que |âaccusĂ© ne fit duc, mar-
grave, comte, évéque ou prélat. Et la vengeance espagnole ?
Au reste, si âInquisition a tenu & mettre & couvert la siiretĂ© dea
tĂ©moins, a-t-elle complĂ©tement laissĂ© lâaccusĂ© sans contrepoids?
Vous allez en juger. Une disposition autorisait celui-ci a désigner
toutes les personnes quâil considĂ©rait comme ses ennemis et dont il
récusait le témoignage. Sans doute il a dd arriver souvent que les
personnes désignées ne figuraient point dans le procés; mais déja&
cette facultĂ© dâexclusion accordĂ©e a !âaccusĂ© nâĂ©tait-elle pas une ga-
rantie prĂ©cieuse ? I] va sans dire que lâexclusion devait Ă©tre appuyĂ©e
de motifs sérieux, de méme que le Saint-Office, de son cété, avait a
examiner si le tĂ©moin nâĂ©tait pas guidĂ© par quelque inimitiĂ© person-
nelle. Au droit dont nous venons de parler. se joignait celui de faire
requĂ©rir une sĂ©rie de tĂ©moins a dĂ©charge. Lâ inquisition Ă©tait obligĂ©e
de les entendre, dit-on les rechercher jusquâen AmĂ©rique. Liorente
en cite un exemple.
- Nous partons de cette remarque pour justifier le Saint-Office du
reproche dâavoir fait trainer les procĂ©s en longueur. On aurait tort,
en effet, de croire que la raison des délais dont on usait quelquefois
se trouve dans lâinhumanitĂ© ou la nĂ©gligence. En consultant les Sta-
tuts, nous remarquons a ce sujet une insistance toute particulidre :
«ll ne faut pas que lâon contrarie Jes prisonniers en les retenant au
dela du temps nécessaire dans Jes prisons; qu'on se hate de faire
Jeur procés, afin de ne leur donner aucun sujet de plainte. » Cette
instruction est de 1488. En 1498, Torquemada insiste encore dans
le mĂ©me sens. MalgrĂ© cela, si les procĂ©s de Iâ Inquisition nâen duraient
pas moins fort longtemps, ot en trouver Ja cause? Nous avons déj&
indiqué les difficultés que les tribunaux devaient souvent éprouver
DE LâINQUISITION. 8?
pour Ă©ntendre tons les tĂ©moins dĂ©signĂ©s par lâaccusĂ©; mais quâon
veuille seulement se rappeler les nombreuses opérations qui devaient
précéder le jogemient : appréciation des qualificateurs, audition des
témoins, révision des procés-verbaux, expédition des actes au grand
conseil, révision da jugement par les Coxsulents, confirmation ou
modification du méme jugement par le tribunal supréme, on reeon-
attra quâil y a 14 matiĂ©re & dĂ©lais, et sans doute que personne nâen
voudra faire un crime a |âInquisition. Quelquefoig on a pa prolopger
le temps de la procĂ©dure a dessein; mais ce nâĂ©tait point alors pour
faire souffrir lâaceusĂ©. On voulait seulement lai laisser du temps
pour rentrer en lai-mĂ©me Ă©t se repentir, le Saint-Office ne condamâ
nant jamais & mort, & moins quâil ne fit relaps, un hĂ©rĂ©tique repen-
tant. LâaccesĂ©âavoue-t-il sa faute? «de ce moment, comme dit le
come de Maistre, le délt se change en péehé et le supplice devient
pénttence. L6 coupable jeiine, prie, se mortifie. Au lieu de marcher
au supplice, il récite des psaumes, i} confesse ses péchés , il entend
la messe ; on Vexerce, on )âabsout, on le rend & sa famille et 4 la so-
cKtĂ©.» «Quel est, dit le Journat de âEmpire du 17 septembre 1805,
quel est le triburial en Earope, autre que celai de F Inquisition, qui
abeout le coupable lorsqaâtl se repent et confesse le repentir?»â
Un miot encore. Nous avons vu que lon accordait aux accusés
plein pouvoir dâuser de tous les moyens de dĂ©fense, et que pour eux
on assignait des témoins qui habitaient les contrées les plus éloi-
gnĂ©es. Eh bien! quâon le sache, accusation ne jouissait pas de la
méme faveur. Les Statuts de 1488 défendent expressément de retar-
der la fin dâun procĂ©s sous prĂ©texte de renseignements plus com-
plets; ils exigent une conclusion immĂ©diate dâaprĂ©s les charges
disponibles, Plas tard, de nouveaux faits survenant, une nouvelle
instruction pouvait avoir liea. Il nây a 1a rien que de parfaitement
régulier.
Nous touchons au terme de notre travail; une derniére question
appelle notre attention. A cété du fanatisme, dit-on, la grande ini-
quitĂ© da Saint-Office câest la cupiditĂ© : les juges se partageaient la
dépouille des victimes. Ce reproche est grave; et, pour notre
compte , nous déclarons que nous fiétririons sans hésiter une insti-
tution qui serait entachĂ©e dâun vice aussi radical. Mais enfin, ici
pour la centiéme fois, Ja passion a aveuglé les accusateurs du Saint-
Office; au liew dâhistoire ils nâont fait que de ridicule pathos. Voici
88 DE L'ORIGINE
Je vrai, garanti entre autres par Llorente. Le produit de Ja confiscaâ
tion des biens des condamnés revenait au fisc; royal; quant aux
fonctionnaires quelconques de ]âInguisition, ils recevaient tous les
trimestres leurs honoraires respectifs. Donc, si le reproche de cupi-
ditĂ© peut Ă©tre adressĂ© 4 quelquâun, câest aux seuls rois dâEspagne
qu'il doit revenir. Llorente, par exemple, n'y manque pas, et
M. Ranke fait de méme. A dire vrai, le reproche est bien ancien ;
dĂ©ja Ferdinand le Catholique cherche a sâen justifier dans une lettre
adressée a Sixte IV.
Il est incontestable quâa |âĂ©poque ow les confiscations Ă©taient le
plus consi dérables , le Statut de Torquemada en affectait le revenu
aux entreprises qui intéressaient la gloire de Dieu, telles que la
guerre des Maures. Or câĂ©tait prĂ©cisĂ©ment le temps ou les riches
Iaraiios Ă©taient poursuivis, et Llorente dit expressĂ©ment quâaprĂ©s
cela le fisc ne retira plus des confiscations quâun revenu mĂ©diocre.
Ii sâensuit que lâobjection doit Ă©tre rĂ©duite 4 de lĂ©gĂ©res proportions.
Voici maintenant ce que nous ajouterons 4 cet Ă©gard. Un fait certain,
câest que le pouvoir royal, souvent bien embarrassĂ© dans ses finan-
ces, se montra toujours trĂ©s-jaloux du droit quâil revendiquait aux
confiscations et surveilla avec sévérité la conduite du Saint-Office
dans ce qui le concernait. Mentionnons deux traits qui confirment ce
jugement.
Ferdinand négligeait de solder les traitements des fonctionnaires
de IâInquisition ; pour y remĂ©dier, Torquemada voulut Ă©tablir en rĂ©-
gle quâavant dâĂ©tre versĂ© dans le trĂ©sor royal le produit des confis-
cations servirait dâabord & payer les employĂ©s du Saint-Office. Cette
mesure fut mal accueillie par le roi et elle ne put passer. Lâhabile
monarque mit une grande partie des frais de IâInquisition a Ja charge
de IâEglise, et il continua de percevoir les confiscations.
Nous avons vu plus haut, en parlant de XimĂ©nĂ©s, que âillustre
chancelier de Castille fut chargĂ© par Alexandre VI dâexaminer une
plainte-que le roi dâ Espagne avait faite, accusant les inquisiteurs dâa-
gir au détriment du trésor royal. Toutes les probabilités concourent
4 la conclusion que, dans cette conjoncture, les inquisiteurs, sâap-
puyant sur les invitations réitérées du Saint-Siége, avaient disposé
des biens des condamnés en faveur de leurs enfants ou empéché Ja
confiscation de la fortune dâhĂ©rĂ©tiques repentants.
Notre intention nâest point de laver entiÂąrement le gouvernement
DE LâINQUISITION. 89
espagnol a lâendroit du reproche de cupiditĂ© ; mais ce que nous croyons,
c'est que lâon ne peut Ă©tre admis & tant accuser dâaviditĂ© des souve-
rains qui se sont montrés si souvent généreux. La confiscation des
biens ne fut jamais appliquée aux Maures, dont les biens passaient a
leurs enfants. Dans un grand nombre de cas, le trésor réservail une
partie de la fortune aux enfants mineurs, 4 ]âĂ©ducation desquels il
Ă©tait tenu de pourvoir ; enfin un grand nombre de veuves et dâorphe-
lins recurent en don de Ferdinand et dâIsabelle Ja totalitĂ© ou une
partie des biens confisqués. Disons en finissant que les lois castillanes
consacraient la confiscation des biens des hérétiques depuis un temps
immĂ©morial, et que lâInquisition, en accordant des dĂ©lais de grace,
adoucit considérablement ce droit rigoureux : vie, liberté et fortune
recevaient une chance de sĂ©curitĂ© quâelles nâavaient point auparavant.
Ici s'arrĂ©te la seconde partie de notre travail. Ce que nous trouâ
vons encore dans le livre de M. Hefele concerne spécialement le su-
Jet que nous traiterons dans notre troisiĂ©me article. Jusquâa prĂ©sent,
nous avons pris 4 tache la réhabilitation A:storique du Saint-Office
espagnol. Prochainement nous aurons nous - méme a dresser contre
lui un acte dâaccusation.
A. SISSON.
(La fin a un numéro prochain.)
AMYOT ET LES TRADUCTEURS FRANCAIS
AU xv1r° SIECLE
g
PRECEDE DâUN ELOGE DâAMYOT!
PAR AUGUSTE DE BLIGNIERES 2
ll y a terriblement 4 dire sur Amyat, cet évéque de cour qui avait
dĂ©butĂ© dans les lettres par la traduction du roman sentimental dâHĂ©lio-
dore, puis du roman licencieux de Longus; qui aurait, dit-on, encouru
dans sa jeunesse une condamnation pour hérésie; qui éleva Charles IX
et Henri III, ce qui nâest pas une compensation 4 mes yeux; qui de-
mandait dâabord un tout petit avoir de mille Ă©cus de rente et finit
par tenir des libéralités de ses royaux éléves de nombreux bénéfices,
4 Chez Durand. 4 vol. in-8°, 1851.
2 Ces quelques lignes Ă©taient rĂ©digĂ©es lorsque le jeune Ă©crivain, dont lâou-
yrage fait l'objet de notre examen, a été frappé par la mort. A peine Agé de vingt-
sept ans, deux fois couronné par l'Institut, professeur de rhétorique dans un col-
lége de Paris, Auguste de Blignitres commencait sa carritre comme beaucoup
eussent dĂ©sirĂ© finir la leur; mais il lâavait commencĂ©e et embrassĂ©e pour Dieu
surtout; et, puisque Dieu 1âa tranchĂ©e aussi promptement, câest sans doute qu'elle
Ă©tait dĂ©jĂ© remplie par assez dâceuvres, assez fĂ©conde pour le bien. Consummatus in
brevi, explevit tempora mutta. Le temps et lâespace nous ont manquĂ© pour apprĂ©=
cier, comme ils le méritaient, au point de vue littéraire, les travaux de M. de
Bligniéres, et en particulier son livre sur Amyot; mais en face de cette mort si
prématuréc et si chrétienne, déchirante et consolante A la fois, on sent plus que
jamais toute la vanitĂ© de la science et de la gloire humaine; on nâa de coeur que
pour prier Dieu, sâhumilier devant lui et le bĂ©air.
ESSA] SUR AMYOT, ETC. of
plus ja charge de grand auménier; qui, au milieu de cette richesse,
avait renom dâavarice et passait pour se nourrir de langues de bosaf,
en souvenir, lui disait le roi Charles, du boucher son pére; qui avait
le tort, dans sa grandeur, de dédaigner sa bourgade natale de
Melun, et qui ne signa jamais ses livres, comme on faisait alors :
Jacques Amyot, Melsmais ; qai aurait, de plus, été, selon ses adver-
ssires, un personnage politique trés-équivoque, criant tour a tour :
Ve leros! ot Vela Ligue ! Mauvais catholique et mauvais royaliste
ala fois : et par-dessus le marché, hérétique au commencement de sa
vie, il aurait & la fin cruellement persécuté les hérétiques. Tout cela
fait peut-etre |âĂ©toffe dâun grand Ă©crivain; mais cela ne fait, au
premier coup dâceul, ni un chrĂ©tien, ni un prĂ©tre, ni un Ă©vĂ©que bien
Ă©difant.
Il faut dire cependant que, sous la plume de M. de Bligniéres,
beaucoup de ces nuages se dissipent. Il y a sur lâenfance dâAmyot,
sur les seize sous qu'il avait dans sa poche en arrivant A Orléans,
tm conte trés-accrédité, mais que le biographe tient a bon droit pour
fortapocryphe ; 4 ce conte se rattachent le penchant vers lâhĂ©rĂ©sie, la
condamnation prononcĂ©e : nulle preuve de tout cela, si ce nâest dans
ThĂ©odore de BĂ©ze, qui nâĂ©tait pas fachĂ© de faire compter Amyot
parmi les siens. Les aâŹcusations de cruautĂ© envers les protestants
sont du mĂ©me ThĂ©odore de BĂ©ze, qui nâĂ©tait pas fachĂ© non plus
dâajouter quelques persĂ©cutions de plus au martyrologe calviniste ;
l'Ă©vĂ©que dâAuxerre, doux et timide, accusĂ© de modĂ©ration par les
ligueurs, ne fit jamais brdler personne. Les accusations dâavarice
sont de Brantéme, jaloux, en sa qualité de gentilhomme, de la for-
tune plĂ©bĂ©ienne dâAmyot, et lui imputant une lĂ©sinerie qui est le vice
proverbial des parvenus. Les accusations de mépris envers sa ville
datale sont de quelques Melunais susceptibles & lâexcĂ©s. Un collĂ©ge,
quil fit batir dans sa petite ville épiscopale, répond, avec d'autres
libéralités, aux reproches de parcimonie ; et je ne veux pas croire que
son Cour ait jamais oubliĂ© la petite ville dâot sa pauvre mĂ©re lui en-
Yoyait par le coche un pain chaque semaine, tandis quâil Ă©tudiait &
Paris, indigent Ă©colier, se faisant le valet dâautres Ă©coliers pour avoir
de quoi payer ses Ă©tudes.
Les accusations contre la vie politique #âAmyot mâembarrassent
moins quâelles ne semblent embarrasser M. de BligniĂ©res. Si en ce
monde jl fut jamais permis dâhĂ©siter, ce fut entre le roi et la Ligue ;
92 : ESSAI SUR AMYOT
dâun cĂ©tĂ©, lâhĂ©rĂ©ditĂ© royale, dont on nâavait pas encore fait, comme
depuis on 1âa voulu faire, un dogme presque religieux, mais qui,
alors comme toujours, avait sa valeur véritable, sa valeur comme
fait historique; de lâautre, le principe, pour Je moins aussi clair
dans le droit public du pays, de la catholicité nécessaire du sou-
verain. Si le roi triomphait; un prince hérétique, le protestan-
tisme dominant, un danger imminent pour }âEglise : si la Ligue
triomphait; une révolution, trés-probablement une dynastie étran-
gére, la nationalité compromise. Un certain sentiment de loyauté
respectueuse, de fidélité héréditaire chez les royalistes; une certaine
verdeur de liberté démocratique, un certain orgueil de peuple sou-
verain chez les ligueurs. Et quant aux violences, aux crimes, aux
excĂ©s, aux passions, il y en avait tant de part et dâautre, que ce
nâĂ©tait pas la peine dâen parler.
Certes, câĂ©taient bien la de ces questions douteuses sur lesquelles
la morale la plus rigide ne peut sâĂ©tonner quâun homme ait failli.
il y eut des deux cétés, et des hommes intelligents, et des hommes
honnĂ©tes, et de pieux catholiques. Nâaccusons pas nos pĂ©res; nous
nous sommes divisĂ©s, nous, sur dâautres questions, bien moins
douteuses, & vrai dire, bien plus claires, si nous les avions exami-
nées au jour de la conscience. Ils eurent, plus que nous, les passions
et les torts des honnétes gens; nous avons eu trop souvent les fai-
blesses et ]âaveuglement des Ă©goistes.
Quant 4 Amyot, je ne vois pas trop ce qui rend ici sa conduite si
accusable. Les ligueurs lui reprochĂ©rent de nâavoir pas quiltĂ©
Henri Ill immédiatement aprés le meurtre du duc de Guise. Il
avait cependant dĂ©clarĂ© au prince quâil ne pouvait Ă©tre absous
que par le pape; et, en sa qualité de grand auménier, défendu
au chapelain ordinaire de lui donner |âabsolution. M. de BligniĂ©res,
dâun autre cĂ©tĂ©, a grandâpeine & voir Amyot dans les rangs de
la Ligue, et reconnaissant aprés la mort de Henri Ill la royauté
du cardinal de Bourbon. II faut cependant en prendre son parti,
et pour ma part, je le fais sans chagrin; Amyot fut ligueur modéré,
mais i] fut ligueur. Avec une juste horreur pour lâassassinat de
Henri III, un regret touchant pour ce prince et une pieuse sollici-
tude pour son ame, il ne sâen refuse pas moins 4 reconnaitre un hĂ©-
rétique pour son maitre. « Votre prudence juge trés-bien, écrivait-il
au duc de Nivernais, trĂ©s-prudent en effet, que IâĂ©tablissement de
ET LES TRADUCTEURS FRANCAIS. , 93
celui qui se maintient pour ce jourdâhui roi de la France (Henri IV)
est la ruine de ]âEglise catholique, sâil nây est pourvu par la bontĂ© et
misĂ©ricorde de notre Dieu ; et crois qu'il nây a pas de moyen humain
plus certain, sinon que tous ceux qui sont unis en la profession de la
religion catholique, et par conséquence en la volonté de conserver la"
couronne de France en son entier, convinssent tous ensemble 4 lâen-
contre de celui qui en procure la division et Ja ruine..... Mon avisa
toujours Ă©tĂ© que ceux que lâon appelle associĂ©s avec les hĂ©rĂ©tiques
sont envers Dieu en pire condition que les hérétiques mémes,
dâautant que les hĂ©rĂ©tiques faillent par erreur... mais les associĂ©s
péchent de certaine et propensée malice. » Cette lettre, publiée pour
Ja premiére fois par M. de Bligniéres , écrite & un personnage trés-
important et trés-hésitant, dans le but de le décider en faveur de la
Ligue, écrite au moment méme ou Amyot était violenté de toutes
fagons & cause de son attachement a Ja mĂ©moire dâHenri III, ou « on
Je calomniait et prenait en mauvaise part toutes ses actions pour
avoir un accés auprés de » ce prince ; cette lettre prouve, ce me sem-
ble, sans rĂ©plique, quels Ă©taient les sentiments dâAmyot.
I] y a encore un autre trait de son histoire qui tourmente un peu
ses biographes. Amyot parut comme envoyé francais par Henri II, &
ja seconde session du concile de Trente. Selon de Thou, il y joua le
rĂ©le dâun vĂ©ritable hĂ©ros gallican, dĂ©bita une magnifique harangue
imitée en entier de Tite-Live, ov il déclarait au concile que le roi ne
Je tenait point pour cecuménique, se plaignit, menaga, protesta. Tous
les historiens lâont donc tenu pour un des Achille du gallicanisme.
Mais Amyot, peu jaloux de cette gloire, raconte lui-méme la chose
autrement. Toute sa mission fut de porter un billet cacheté dont il ne
savait pas le contenu. I] le porta, fort embarrassé et fort intimidé,
aux pĂ©res du concile ; mais ceux-ci qui lurent sur lâadresse conventus
au lieu de concilium refusĂ©rent de \âouvrir. La-dessus Amyot de dis-
serter trés-humblement sur la valeur du mot latin conventus, disant
aux prélats que sauf leur révérence, cette diction-la és anciens liwres
latins ne sonne pas st mal. 1) filait le plus douz quâil pouvait, craignant
de se faire mettre en prison s'il ett un peu trop avant parle, affir-
mant quâon trouverait dans sa missive toutes choses si sobres, st mo-
dérées et si réservées quils ne se repentiratent pas de U'avoir ouie, les
priant le plus révéremment qu'il pouvatt qu'on ne fit point ce tort au
roi. On ouvre donc la lettre sous toute réserve ; elle contenait une
94 ESSAI SUR AMYOT
protestation quâAmyot lut & haate et intelligible voix, si bien, ajoute-
t-il, que si sa commission ne consistatt quâa presenter les lettres du ror
et a faire lecture de la proposition, il pensait y avoir amplement sa-
tisfait. A cela se réduit l"héroisme que lui préte de Thou, dont ses
biographes lui ont fait gloire, ct que M. de Bligniéres, je ne sais pour-
quoi, regrette pour lui.
Reste donc le dernier et le plus grave reproche quâon puisse faire
4 Amyot: sa traduction de Longus, écrite 4 Bourges au début de sa
carriĂ©re littĂ©raire et ecclĂ©siastique, publiĂ©e un peu plus tard lorsquâil
était précepteur des princes. Ceci serait par trop difficile 4 excuser. II
est bien vrai quâAmyot nâĂ©tait pas encore Ă©vĂ©que; que jusque-la il
nâavait guĂ©re, comme tant dâautres alors, acceptĂ© IâĂ©tat ecclĂ©siastique
que comme une condition obligée de lacarriére des lettres ; il est vrai
encore que de tristes et fréquents exemples autorisaient le sien, et
quâau XVIÂź siĂ©cle on excusait infiniment de choses pour Yamour da
grec. Je ne me résigne pourtant pas a excuser la corruption par la
corruption, et il sera toujours dĂ©plorable quâun futur Ă©vĂ©que, le prĂ©-
cepteur de deux princes (mais quels princes !)- ait mis en lumiére
ce roman qui mérita plus tard de paraitre un jour orné par le crayon
du RĂ©gent.
Jâaime mieux, pour la mĂ©moire dâAmyot, son Ă©lĂ©gie sur la mort
de Charles IX. Elle est cependant en vers latins, et je nâai jamais
compris comment les mouvements spontanĂ©s de lâimagination et du
cceur peuvent se faire jour dans un Jangage que personne ne parle.
Sauf un petit nombre dâexceptions, cette poĂ©sie latine moderne,
poĂ©sie calquĂ©e, imitation perpĂ©tuelle dâune littĂ©rature qui nâĂ©tait
elle-mĂ©me qu'une littĂ©rature dâimilation, me semble un des plus
inutiles labeurs dans lesquels l'industrie humaine se soit consomâ
mĂ©e. Je me permets âde croire quâHorace, qui avait Ă©tudiĂ© a
Athénes et parlait le grec & peu prés comme Sa langue, savait le
grec un peu mieux que Santeuil et Coffin ne savaient Ie latin. Ce-
pendant, quand il voulut faire des vers grecs, son dieu Apollon
lui apparut en songe, et lui conseilla amicalement de sâessayer &
dâautres Ă©tudes et de ne pas porter de bois dans la forĂ©t. Si les mo-
dernes adorateurs de Phébus eussent eu meilleur souvenir de cet
avertissement de leur dieu, nous aurions été privés de quelques
âmilliers de centons virgiliens, fort habilement faits, mais trĂ©s-peu
inspirĂ©s, dont on nous impose |âadmiration dans les classes ; Je rĂ©gne
: ET LES TRADUCTEURS FRANGAIS. 95
dua vrai, du spontané, du naturel dans la littérature, se serait un
pou plus pramptement et plus facilement Ă©tabli. Les pastiches au-
raient Ă©tĂ© un peu moins longtemps en faveur; et lâĂ©re de la mytho-
logie, qui asi longtemps faussé la poésie moderne, se fit un peu
moins prolongéc.
Amyot, cependant, Ă©chappe 4 une partie de ces reproches; il y
a dans son Ă©lĂ©gie un sentiment vrai et cordial, quâon sâĂ©tonne que
Charles IX ait inspirĂ©. Il nâenfle pas la voix; 11 ne porte pas son
hĂ©ros dans lâOlympe ; il ne compare pas Charles IX 4 Hercule ou &
Apollon, ni Catherine de Médicis & Latane ou a Pénélope, comme le
font les nombreux panĂ©gyristes latins de ce prince. Il nây a pas un
mot de mythologie; mais il y a par compensation, ce qui est 4 peu
prés incompatible avec la mythologie, je dirais presque avec les vers
latins, un mouvement vrai du cceur. Sa louange est timide 4 ]âĂ©gard
aâun si triste hĂ©ros ; elle a peur de rĂ©veiller de terribles accusations;
elle ne met pas orgueilleusement Charles IX auprés de Jupiter; mais,
plus modestement et plus chrétiennement, elle implore pour lai la
maiséricorde divine. « Oh! combien se réveille mon amére douleur,
lorsque me revient 4 la pensée le matin de ce jour supréme, ou il
mâappela, les yeux baignĂ©s de larmes, et me dit : Crois-moi, cher
maitre, ma peine nâest pas de mourir si jeune; mais de sentir man
cceur encore si peu contrit, et de nâĂ©tre pas encore assez purifiĂ© par
ja douleur de mes fautes. Mais je prie le Christ que, dans sa bonté,
il me remette mes péchés, et veuille me compter parmi les siens! »
Pendant ce temps-la, Ronsard et dâAurat introduisaient Je roi mort
dans le cercle des dieux, ou i] était porté par la piété et la justice,
présenté par Apollon et par Jupiter, oi sa femme Elisabeth jouait le
rĂ©le dâHĂ©bĂ©, ot il devait Ă©tre le dieu des Frangais (Gallacus tlle
Deus, summo decorandus honore), ou il devait régner sur les astres,
pendant que son frére (Henri III) régnerait sur la terre.
Ille poli sidus, sidus at iste soli.
Ce contraste, qui est au moins une preuve de bon godt, caractérise
Amyot. Littérairement parlant, il échappa au paganisme de la Renais-
sance. Un de ses grands mérites, son grand mérite littéraire peut-
Ă©tre, câest que sa parole est entiĂ©rement frangaise, lorsque tant
d'autres faisaient la leur grecque et la romaine ; câest quâil a, tout en
96 ESSAI SUR AMYOT
traduisant, et en traduisant du grec, maintenu IâoriginalitĂ© de notre
langue, et lâa sauvĂ©e de ce naufrage quâon a appelĂ© le Ronsardisme.
« Amyot, disait un de ses contemporains, a la vertu qui est singu-
liére en écriture parfaite, 4 savoir le langage du commun et du peu-
ple, etla liaison du docte. » (Du Verdier. Bibliothéque). Ce langage
du commun peuple, câest tout simplement le frangais, le vrai fran-
cais, qui périssait entre les mains des savants, si quelques hommes
comme Amyot ou Montaigne ne lâeussent sauvĂ©.
Chose singuliére! ce sont les traducteurs, en bonne partie, qui
ont sauvĂ© lâoriginalitĂ© de la Jangue. I! y a eu, depuis Je commen-
cement du XVI* siécle, une série de traducteurs dont Amyot est Ie
plus illustre et le dernier, occupés a tourner les auteurs anciens
en vulgaire langage, pour lâusage, non des Ă©rudits qui tenaient
tel travail en grand mĂ©pris, mais pour lâusage du commun, des
gens non doctes, des femmes, des seigneurs, des princes qui, 4 cette
Ă©poque, ne sâĂ©taient pas encore facunnĂ©s a |âĂ©tude du latin. Ces
traducteurs nâĂ©taient pas, en gĂ©nĂ©ral, des hommes bien docteg :
ils traduisaient Jes auteurs grecs dâaprĂ©s des versions latines; quelâ
quefois le latin, dâaprĂ©s des traductions italiennes. Ils achetaient
ou louaient quelque secrétaire grec ou florentin, qui translatait
pour eux en italien ou en latin ce grec quâils nâauraient pas su
lire. Denys Sauvaige, qui publia en 1546 un opuscule de Plutarque
traduit du vulgaire toscan, ne savait ni le grec, ni le latin, ni méme
litalien ; mais il avait un serviteur qui savait la derniére de ces lan-
gues, et qui parvint 4 voler quelque part une version italienne du
livre faite dâaprĂ©s une version latine. Claude Seysse], archevĂ©que
de Turin, un des plus laborieux et des plus éminents prédécesseurs
dâAmyot, ne savait pas Je grec; il nâen dĂ©diait pas moins a Louis XII
sa traduction de Diodore, lui avouant bonnement son ignorance et
ajoutant : « Messire Jehan Lascari, votre ancien serviteur, celui qui
aujourdâhui a le plus de connaissance dâicelle Jangue, qui est la
sienne naturelle, » touché du plaisir que le roi prenait a hire telles
histoires, mâen a donnĂ© trois livres en Jatin. Mais moins ces tradue-
teurs Ă©taient doctes, mieux ils accomplissaient cette partie de leur
tache, la conservation du vrai et naif Jangage francais. Ils initiaient
leur siĂ©cle 4 Ja connaissance devenue inĂ©vitable de lâantiquitĂ©, sans
pour cela lui faire parler un francais latinisé, comme quelques-uns
essayĂ©rent de le faire. Ils nâĂ©taient pas dâexacts traducteurs ; ils con-
ET LES TRADUCTEURS FRANCAIS. = |e OF
servaient mal la couleur locale; ils parlaient des colonels «
cienne Rome et des gentilshommes du pays grec; ils transportij
leur vieille France dans la Gréce antique : mais ils sanvaient, pal
cela méme, quelque chose de la vieille France.
Amyot, plus docte quâeux, a cependant suivi la mĂ©me voie. Son
bon godt a maintenu la pureté de la langue. Nul écrivain de ce
temps dont la parole soit moins entachĂ©e de latinisme et dâhellĂ©-
nisme ; nul, méme y compris Montaigne , qui tienne une place plus
fondamentale dans lâhistoire de notre Jangue. I] contribua 4 nous
sauver, grammaticalement parlant, des excés de la Renaissance
auxquels, moralement parlant, il Ă©tait loin dâavoir Ă©chappĂ©.
Câest 14 son titre bien plus que celui de traducteur fidĂ©le. Les cri-
tiques de détail que discute M. de Bligniéres peuvent étre mal fon-
dées; le Plutarque d'Amyot a pu étre fidéle, eu égard 4 son siécle. Mais
Si nous nous mettons au point de vue des siécles suivants, il est im-
possible de nier quâAmyot ne nous ait donnĂ© un faux Plutarque. Du
nbhéteur de Chéronée, écrivain peu naif du moins naif de tous les sié-
cles, il a fait, oudu moins il nous semble avoir fait un homme naif,
simple, un bonhomme. On a dit et on dit sans cesse «le bon Plutarque »
comme on dit «le bon Amyot;» câest 1a, je crois, une illusion dâop-
tique. Amyot Jui-méme est pour nous un bonhomme, uniquement
parce quâil parle une Jangue plus voisine de son enfance que la nĂ©tre ;
et Plutarque surtout est un bonhomme, parce quâil parle la langue
dâAmyot. Ce dernier venude |âantiquitĂ©, ce contemporain de JuvĂ©nal
et de Pline le jeune, cet humble sujet de Domitien et de Trajan, ce tar-
dif restaurateur du paganisme défaillant, ce compilateur des dires de
toutes les Ă©coles de philosophie, peut ne pas manquer dâune certaine
rectitude dans le sens, de certaines intentions morales; il est quel-
quefois vrai dans un siĂ©cle trĂ©s-faux : mais il nâest guĂ©re naif. Courier
lui reproche de pousser le soin de la phrase jusquâa ce point quâil edt
fait gagner 4 PompĂ©e la bataille de Pharsale, si cela et mieux arâ
rangĂ© sa pĂ©riode. Câest beaucoup dire; il est certain, nĂ©anmoins,
que Plutarque Ă©crit beaucoup pour lâeffet. Dans l'histoire, il nâest
rien moins que fidéle; irrévocablement brouillé avec la chronologie,
faisant de )âhistoire romaine sans savoir le Jatin, et Ja devinant a tra-
vers des Ă©crits dont il ne comprend pas Iâididme ; cherchant le dic-
ton, lâapophthegme, |âanecdote, |âeffet ; il est peintre surtout, peintre
T. xxix. 25 ocr. 1854. 2° vive. 4
98 ESSAI SUR AMYOT, ETC.
souvent heureux, mais peinire, et peintre systématique, qui
pis eat.
En me laissant aller ainsi sur Amyot et sur Plutarque, je fais, je
crois, le meilleur Ă©loge possible de /âEssa: de M. de BligniĂ©res. Le
premier mĂ©rite dâun livre est de vous laisser plein du sujet quâil
traile, et de vous donner la-dessus beaucoup & penser et beaucoup
a dire. Les lecteurs du Correspondant trouveront peut-Ă©tre que
M. de BligniĂ©res a rĂ©ussi jusquâa lâexcĂ©s. Jâaurais cependant encore
beaucoup @ dire de son travail; il me resterait a parler du cété gram-
matical, de IâĂ©tude de lâancienne langue, qu'il poursuit dâun bout a
autre do livre avec une minutie que |âon pourra, si lâon veut,
trouver excessive, mais qui nâen est pas moins mĂ©fitoire aux yeux
de la science. Sur la langue dâAmyot et de ses contemporains, sur
Amyot lui-méme et sur les traducteurs du XVI* siécle, il y a ici un
de ces livres complets comme les Ă©rudits seuls savent Jes bien ap-
précier, mais comme les ignorants eux-mémes aiment 4 les lire.
Fr. pet CHAMPAGNY.
OBSERVATIONS
SOR
LA SPATISTIQUE INTELLECTURLIE
ET MORALE DE LA FRANCE
PENDANT LA PERIODE DE VINGT ANS (1828-47)
ZN REPONSE AUX OPINIONS EMISES ET AUX CHIFWRES PRODUINS PAR PLUSIEURS
MEBBRES DE LâACADEMIZ DES SCIRNCES MORALES EF POLITIQUES DANS LES SEANCES-
DU 29 SEPTEMBRE, DU 13 OCTOBRE ET DU 10 NOVEMBRE 1849.
(8° waricezâ.)
« Tl est plus dangereux de mettre erreur & la place-
« Ge la vérité qne de resier dans l'ignorance, »
(Moneac nz Joxnis, Compte-rendu, t. XVI,
p- 422.)
En abordant cette derniĂ©re partie de ma dĂ©fense, jâĂ©prouve un as~ â
sez grand embarras ; ma rĂ©ponse prĂ©parĂ©e, jâai longtemps rĂ©flĂ©chi et
délibéré en moi-méme, si je devais omg ou non faire attention 4 tou-
tes les insinuations peu bienveillantes que renferment les critiques-
de M. Moreau de JonnĂ©s, et au moment dâĂ©crire, ma main hĂ©site en-
core. Dâun cĂ©tĂ©, )âautoritĂ© du CHEF DE LA STATISTIQUE GENERALE DE
âLA FRANCE, pouvant donner crĂ©dit aux assertions inexactes qu'il a
Ă©mises, mâengage âa les relever, mais, de lâautre, il y a des insinua-
tions tellement personnelles que je crains de manquer aux Ă©gards
qui sont dus & ]âAge et 4 la science de mon savant adversaire, et, er
méme temps, 4 la reconnaissance que je lui dois pour avoir, lui aussi,
encouragé mes premiers essais avec une bienveillance que je ne
veux pas oublier.
1 Voir le Correspondent, tome XXVII, page 000,
400 STATISTIQUE INTELLECTUELLE ET MORALE
Si donc, je me dĂ©cide a rĂ©pondre, câest uniquement dans lâintĂ©rĂ©t
de la science et de Ja vérité.
Amicus Plato, sed magis amica veritas.
Je ferai tous mes efforts pour dégager la personne de M. Moreau
de Jonnés des erreurs que je suis obligéde relever.
« M. Moreau de JonnĂ©s'rappelle que lâauteur sâefforce depuis plu-
« sieurs années de recommander par les formes de la science un pa-
« radoze qui, s'il avait quelque fondement, serait un phénoméne in-
« tellectuel vraiment déplorable. Il croit avow découvert, par des
« supputations laborieuses, que les dĂ©partements ow |âinstruction
« primaire compte le plus grand nombre dâĂ©lĂ©ves, sont prĂ©cisĂ©-
« ment ceux ou il se commet le plus grand nombre de crimes et de
« délits 4. »-
Tous ceux qui sâoccupent de statistique morale savent si ce que
M. Moreau de JonnĂ©s me reproche comme un paradoxe nâest pas de-
puis longtemps reconnu comme une incontestable vérité, et que,
s'il y a eu du mĂ©rite 4 dĂ©couvrir cette vĂ©ritĂ©, ce nâest pas 4 moi quâen
doit revenir lâhonneur, puisque mes premiers travaux sur la statis-
tique morale ne datent que de 1838, et mes premiéres communi-
cations & IâInstitut que de 1839 et de 1840, tandis que cette vĂ©ritĂ©
avait déja été constatée dés 1829, par MM. Balbi et Guerry 2, et que
depuis cette époque elle a été constamment admise et proclamée
par tous ceux qui ont sérieusement étudié les faits et qui ont voulu
prehdre Ja peine de relever eux-mémes les chiffres officiels.
Suivant M. Guerry, dont personne ne contestera la conscien-
cieuse exactitude, « il est démontré que les départements ou il y a
« le plus dâignorance ne sont pas ceux ot il se commet le plus de
« crimes contre les personnes. II serait inutile, ajoute-t-il, de parler
« ici des attentats contre les propriĂ©tĂ©s, puisquâ:/s ont principale-
a ment lieu dans les départements ou tl y a le plus instruction *. »
M. le baron de Morogues, dont le dévouement aux intéréts mo-
raux et intellectuels de la France est bien connu, dans un ouvrage
4 Compte rendu, décembre 1849, p. 419.
2 Statistique comparée de état de Vinstruction et du nombre des crimes, 1820.
3 Guenny. Essai sur la statistique morale de la France, déposé & l'Institut, le 2
âuillet 4832, couronnĂ© par lâAcadĂ©mie des sciences, en 1833.
DE LA FRANCE. 404
autographié et publié peu de temps aprés celui de M. Guerry, rap-
pelle ces résultats et les admet sans restriction 1?
M. dâAngeville est encore plus catĂ©gorique ?.
« Le temps nâest pas encore trĂ©s-Ă©loignĂ©, dit ce consciencieux au-
« teur, oi }âon affirmait, sans redouter aucune contradiction, que la
« cause la plus active de la multiplicité et de la progression des
« crimes provenait de lâignorance des masses.
« Cette opinion est encore fort répandue et a beaucoup de crédit
« dans les départements ; elle a quelque chose qui satisfait tellement
a la raison que la nĂ©tre sâest longtemps dĂ©battue contre les faits avant
« dy renoncer.»
« Voici ce que ces faits indiquent : sur les 17 départements ou il
« ya le plus dignorance, 7 sont dans la sĂ©rie ou il y a le moins dâac-
« cusĂ©s de crimes, tandis quâun seul, celui des PyrĂ©nĂ©es-Orientales,
« figure dans celle ot 1âon compte le plus de ces accusĂ©s. (Et mĂ©me ce
« dĂ©partement nâest pas parmi les 17 ou il y a le plus dâignorance.)
« Nous avons cherché par toutes sortes de combinaisons a échapper
« a@ la conclusion qui ressort de ce simple rapprochement. Câest dans
«ce but, mais inutilement, que, pour nos calculs sur la criminalité,
« nous avons rendu aux départements si ignorants du centre de la
« France les accusés de crimes nés dans leur sein qui avaient été se
« faire juger dans le nord et lenord-est de la France.
« Câest encore dans ce but que nous avons cherchĂ© si la mĂ©thode
a que nous avions adoptĂ©e pour dĂ©terminer lâinstruction des dĂ©par-
« tements entre eux, au moyen du recrutement, était exacte. On
« peut juger par les chiffres (des éléves) qui permettent de classer
« les dĂ©partements selon leur degrĂ© dâinstruction, que les rĂ©sultats
« obtenus par l'étude du recrutement ne laissent rien a désirer sous
a le rapport de Vexactitude; car, que lâon prenne pour base de cal-
« cul le nombre dâĂ©coliers par 1,000 habitants, ou Je nombre de re-
acrues ayant requ instruction primaire, on arrive 4 un résultat
{ De Monocoss. Recherches des causes de la richesse et de la mistre des peuples
civilisés, p. 110.
2 DâAncEvILLE. Essai sur la statistique dela population francaise considĂ©rĂ©e sous
quelques-uns de ses rapports physiques eÂą moraux. Bourg, 1836, p. 69 et 70. Ou-
Vrage qui, prĂ©sentĂ© & temps pour Je concours de statistique de lâAcadĂ©mie des
sciences, « aurait certainement mérité ses suffrages, » suivant le rapport de M. Du-
fresnoy, inséré dans les Comptes rendus, T. XV, p. 1127, séance du 10 décembre
1842.
02 STATISTIQUE INTELLECTUELLE ET MORALE
« presque identique. Dés iors il nous a bien fallu reconnaitre ung
« VERITE, câest que la orimmalitĂ© nâest en aucune maniĂ©re determinĂ©e
« par le dĂ©faut dâinstruction.
. « Les crimes contre les personnes sont ordinairament ceux que
« jâon sâobstine le plus 4 mettre sur le compte de l'igmerance ; cette
« opinion est basĂ©e particuhĂ©remeĂ©nt sur ce fait, que câest dans le
a midi de la France qu'il y a fe moins de lumiĂ©res, et que câest aussi
« dans cette partie du royaume quâil se commet le plus de crimes de
a cette nature. Cet argument serait vrai, si le matdi était réellement
a ja partie de Ja France la plus ignorante; mais H nâea est rien ; car
a dansles 16 départements situés au midi du 44° degré de latitude, o&8
ail se commet tant de crimes contre les personnes, lâinstructĂ©on
« est beaucoup plus répandue que dans les dépareemonts du centre
«de la France oa de la Bretagne, o& ces sortes de crimes sont fort
« rares,
« Lorsquâil nous a Ă©tĂ© pEmontRE que la crimumaleteĂ© nâ Ă©tait en aucune
« maniére en raison derecte de Uignerance, nous avons voulu exami-
a@ner si le cas contraire nâavait pas lieu, et aprĂ©s aveit olessĂ© les
« dĂ©partements entre eux dans !âordre de leur moralitĂ© dĂ©duite de
« jeur criminalité, nous les avons placés en regard dans ordre de
«leur degrĂ© dâignorance. Quel nâa pas Ă©tĂ© notre Ă©tonnement, Joreque
« nous avons vu que les 32 départements de la France du nord, qua
« sont x éclatrés, contiennent 13 des 17 départemenis de ta serie qa
« prĂ©sente le plus dâaccusĂ©s de crimes, tandis que le midi, câest-a-dire
« 63 dĂ©partements, nâen renferment que i!
« Aprés cette double expérience, il ne pouvait nous rester aucun
« doute sur le point de savoir st lâtgrorance est ume cause de cremt-
«-naltlé : CETTE ONNION EST UN PRESUGE. »
M. Quételet, dans son Essai de physique sociale, publié en 1835,
arrive aux mémes résultats. « I] me semble, ajoute ce savant, que
« lâerreur commune provient surtout de ce quâon s âattend & trouver
« moins de crimes dans un pays parce quâon y envoie plus dâenfants
« aux Ă©coles, ou parce quâen gĂ©nĂ©ral plus de personnes du peuple
« savent lire et Ă©crire. Ce serait plutĂ©t de lâinstruction morale quâil
« faudrait tenir compte ; car bien souvent (instruction guâ on dea Guz.
â Ă©coles nâoffre qu'un moyen de plus pour commettre le crime *,
. § Quetelet, Ser Vhomme ti fe développement de ses facuttés, ou Busai de dee
sociale. Paris, chez Bachelier, 1835. T. II, p. 198.
â
DE LA FRANCE, 108
M. VillermĂ© nâest pas moins formel dans son Tableau de ( Ă©tat
physique et moral des ouvriers ; « M. Guerry a PARFAITEMENT DEMON~
« TRE, dans con Essai sur la statistique morale de la France, que les
a départements ou le savoir est le moins commun ne sont pas ceux
« oi il se commet le plus de crimes, Et ce résultat, dont les comptes
« apnuels de Ja justice criminelle, les derniers surtout, offrent la
« preuve, vient encore tout rĂ©cemment dâĂ©tre confirmĂ© par MM. QuĂ©=
« telet, dâAngeville et Charles Dupin !, »
« Du travail, auquel nous nous sommes livré, dit M. Dehen, il ré-
« sulte que pour Ja plupart des départements, et notamment pour
« ceux du nord et de |âest de la France, la moralitĂ© serait en raison
a presque inverse du developpement de lâ instruction primaire, Câest-d-
« dire que la majeure partie de ces derniers départements, qui ren-
«ferment le plus grand nombre dâĂ©lĂ©ves primaires, se trouvent
«compter en mĂ©me temps le plus grand nombre dâaccusĂ©s, toute
« proportion gardĂ©e dâailleurs, dans lâun comme dans l'autre cag,
« avec la population respective des départements. Un simple coup
« dâeil sur les tableaux ou sur notre Carte figuratwe de (instruction
« primaire comparĂ©e a la moralitĂ©, suffirait pour dissiper jusquâau
« moindre doute & cet égard 3, »
Toutes ces publications, 4 |âexception de la derniĂ©re, sont antĂ©â
rieures 4 mes premiéres communications a l'Institut. Je dois donc
dĂ©cliner âhonneur que voudrait me faire M, Moreau de JonnĂ©s, en
m'attribuant une dĂ©couverte qui ne mâappartient nullement. DĂ©s lors
aussi Je reproche quâil mâadresse tombe compiĂ©tement a faux, non-
seulement parce que je suis innocent du fait qui le motiverait, mais
encore parce que ce fait qualifié paradoxe est tout simplement une
verté depuis longtemps acquise et démonirde par tous ceux qui ont
sĂ©rieusement Ă©tudiĂ© les Ă©lĂ©ments de la question; et dâailleurs lâob-
jection de M. Moreau de JonnĂ©s nâest appuyĂ©e dâaucune preuve.
Quant aux conclusions quâen tire Je spirituel acadĂ©micien, et ala
comparaison quâil Ă©tablit entre le monde actuel, devenu si pervers, et
le monde dâautrefois, dont il nâest pas question dans mon travail,
â Tableau de Pitat physique et moral des everters employĂ©ds dans les manufactures
de coton, de laine, de sote, ouvrage entrepris par ordre de lâAcadĂ©mie des sciences
Morales et politiques. Paris, chez Renouard, 1840. T. II, p. 153-455.
1 Denen, inspecteur de lâinstraction primaire, Statistique de instruction prt
meire en France, comparĂ©e avec (a moralitĂ©, par dĂ©partement et par ressort dâAca-
démie. Amiens, 1842, p,dernitre,
104 STATISTIQUE INTELLECTUELLE ET MORALE
comme elles nâont pas plus de fondement que lâerreur qui leur sert
de base, je nây rĂ©pondrai pas; je me bornerai 4 renvoyer M. Moreau
de JonnĂ©s et tous ceux qui, comme lui, pensent quâil nâest rĂ©sultĂ©
que du bien de toutes nos révolutions, au travail de M. Raudot (de
lâYonne), intitulĂ© de la Decadence de la France; ils y trouveront de
nombreuses et concluantes comparaisons entre lâancien et le nouveau
rĂ©gimeâ. Je reviens 4 ma thĂ©se.
Chacun peut voir maintenant si cette ie énoncée, soutenue et
démontrée par les hommes que je viens de citer est si ¹trange que
M. Moreau de JonnĂ©s se plait a le dire, et si elle mĂ©rite « dâĂ©tre ran-
« gée parmi Jes idées fizarres qu'on rencontre fréquemment dans
a histoire des aberrations de |âesprit humain 2. »
Je passe donc a une partie des critiques qui parait plus sérieuse, a
celle des chiffres puisés dans les comptes rendus du recrutement de
lâarmĂ©e, dont M. Moreau de JonnĂ©s ne conteste pas |âexactitude, mais
dont, suivant lui, jâaurais Ă©tendu outre mesure les consĂ©quences. Je
cite textuellement :
« Chaque annĂ©e, lors de |âappel de Ja classe des jeunes gens de
« vingt ans qui doivent fournir le contingent de 80,000 hommes des-
« tinĂ©s a recruter lâarmĂ©e, on tient un compte numĂ©rique de ceux qui
« savent lire et Ă©crire , de ceux qui ne savent ni |âun ni )âautre, et
a enfin de ceux qui savent lire seulement. La classe sâĂ©levant 4 en-
« viron 300,000, elle est a la population totale dans le rapport de 4
« sur 120 habitants. Ce chiffre est un terme moyen général, et la pro-
« portion varie pour chaque département. Dans celui de Ja Seine,
« elle dépasse 1 sur 175. » (C'est celui ou il y a proportionnellement
Ie moins de conscrits.)
« Mais dans ce travail de statistique spéciale, comment a-t-on pu
« découvrir une constatation complete et générale (aucun statisticien
«nâa prĂ©tendu que ce fdt 14a une constatation complĂ©te et gĂ©nĂ©-
«rale, et moi moins gue tout autre) de Jâinstruction primaire
«dans chaque département? comment a-t-on pu trouver dans
& une enquéte circonscrite 4 300,000 personnes les éléments qui font
« connaitre par localitĂ© lâinstruction de toute la population? Ce ne
« peut étre que par une opération qui semble plutét une combinai-
« son alĂ©atoireâ quâune supputation statistique. En effet, elle consiste
N
â Paris, 1850; chez Amyot, rue de la Paix.
2 Compte rendu, p. 420.
DE LA FRANCE. 405
«a multiplier cent-fois , deux cents foisâ les chiffres , et & donner &
« chacun dâeux une expression centuple et au dela de son expression
« initiale, réelle et positive. Dans ce calcul conjectural, on suppose
« temérawrement qu il est permis de juger de U instruction de 100 a 200
« habitants de la France par celle dâun jeune homme de vingt ans, sans
a tem compte des autres dges, des sexes et des différences prodi-
a gieuses qui existent entre la population des villes et celle des cam-
a pagnes. Il suffit dâexposer de telles opĂ©rations pour anĂ©antir les rĂ©-
« sultats gua en sont trés?, n
Je n'ai pas dĂ©guisĂ© }âobjection , me sera-t-il permis de ne pas aĂ©-
guiser la réponse ? Tous ceux qui ont entendu la lecture de mon mé-
Moire, ou qui lâont lu depuis sa publication, savent s PenquĂ©te est
ewrconscrite a 300,000 personnes, et sâil est nĂ©cessaire de muleiplier
cent fos, deux cents fois (par 100 ou par 200) les chiffres officiels pour
Ă©tablir la classification des dĂ©partements telle quâelle se trouve dans
mon travail et dans les travaux de mes devanciers, et voila pourtant
ce que M. Moreau de Jonnés avance et répéte sous toutes les formes.
Je suis vraiment honteux dâavoir a relever de pareilles Ă©normitĂ©s, et
si tout le monde pouvait connaitre les faits, je nâen parlerais pas;
mais il y a si peu dâhommes, mĂ©me parmi les plus instruits, qui les
alent étudiés, que je suis obligé de retablir la vérité si gravement al-
tĂ©rĂ©e dans ces assertions. Voici dâabord un petit extrait de mon mĂ©-
moire,
« Le nombre total des conscrits qui, pendant la période de 19 ans,
1827-45, ont satisfait 4 la conscription, sâĂ©lĂ©ve 4 5,677,712.
aSurce nombre, 235,122 savaient lire seulement;
« 2,747,408 savaient lire et écrire ;
a 2,535,225 ne savaient ni lire ni Ă©crire ;
« Liinstruction de 459,957 est restĂ©e inconnueâ. »
Dans mon tableau autographié, les départements sont comparés
entre eux, sous ce rapport, pendant chacune des quatre périodes
1827-34, 1832-36, 1837-44 et 4842-45 ; et dans la comparaison que
J'ai Ă©tablie entre la criminalitĂ© et la diffusion de lâinstruction pri-
£ Je pense que M. Moreau de Jonnés veut dire seultiplier par 100 ou par 200, Multi-
plier cent fois, deux cents fois les chiffres n'a aucun sens, tant quâon nâajoute pas par
quel nombre on doit multiplier.
2 Essai sur (a statistique intellectuelle et morale comparée des départements de la
France. Paris, chez De Soye, 1850, p. 5.â= * Ibid., p. 421.
{06 | STATISTIQUE INTELLECTUELLE ET MORALE
maire, jâai embrassĂ© ja pĂ©riode totale de 19 ans, et jâai eu bien soin
dâen prĂ©venir. LâenquĂ©te officielle sâĂ©tend donc & 5,517,755 persomnes;
elie nâest donc pas restreinte 4 800,000. Il ne faut donc pas musler-
plier cent fois, deuw cents fots les chiffres officiels, ni donner 4 cha-
eun deux une expression centuple et au dela de la valeur ininate,
rĂ©elle et positive. Mais il y a plus; lors mĂ©me que jâaurais considĂ©rĂ©
wne seule classe, la critique de M. Moreau de Jonnés serait encore
exagérée de plus d'un tiers. Et en effet, il est impossible, 4 moins
de vouloir tomber dans lâabsurde, de faire entrer dans des compa~
raisons de ce genre toute la population. Est-ce que les enfants & la
mamelie et au biberon doivent aussi Ă©tre comptĂ©s quand il sâagit
d'instruction et de criminalité? Ceux des départements sstreats sont~
iis donc plus éclairés et plus moraux que ceux des départements
iynorants ? Quâen pense M. Moreau de JonnĂ©s, qui les comprend dans
Ses supputations?
Evidemment, on ne devrait faire entrer dans des comparaisons
de cette espéce que la population 4gée de plus de 20 ans, puisque
câest cette population qui fournit presque tous les accusĂ©s. Pour ne
pas mâexposer a de nouvelles objections, je descends jusquâĂ© 13 ans.
âOr, le nombre proportionne! sur 1,000 habitants des enfants de cet
Age et au-desgous ne sâĂ©lĂ©ve pas 4 moins de $87. Ainsi sur 1,000 ha-
pitants i] nâen reste plus que 613. Câest une rĂ©duction de prĂ©s de 40
pour 100 sur Je total de la population dont parle M. Moreau de Jon=
nes. Et alors les 300,000 conscrits formeraient, non plus un cent
vingtieme, modis 4 peu prés un 70° ou un 75°; et comme au lieu d'une
classe, jâen considĂ©re 19, il en rĂ©sulte que lâenquĂ©te , au liew d'Ă©tre
circonscrite au cent vingtieme, sâĂ©lĂ©ve rĂ©eliement au quart de la po-
pulation quâon doit considĂ©rer dans un travail de ce genre, sous peine
de tomber dans |âabsurde. Ainsi, pour se donner contre moi une ap-
parence de âraison, M. Moreau de JonnĂ©s a rĂ©duit de 19 a 4 lâun des
termes de la comparaison et portĂ© lâautre de 75 & 120, et c'est sun
wette double erreur qu'il a bati tout l'Ă©chafaudage de sa mercuriale.
Ne suffit-ti pas dexposer de telies objections pour anéantw les com~
clustons gui en sont tirées?
- M&is C8 nâest pas tout: on sait, ot il serait par trop extraordinaire
que M. Moregu de JonnĂ©s lâignorat, avec quelle rĂ©gularitĂ© se repro-
@uisent apnuellement les nombres totaux et proportionnels des con-
scrits lettrés ou illettrés appartenant 4 chaque département, @ tel
DE LA FRANCE. ÂŁ02
point que lorsquâon classe les 86 dĂ©partements dâaprĂ©s ces nombres,
iis se présentent presque toujours dans ke méme ordre, quella que
soit Ja période qu'on embraase. Et cette classification est encore con~
firmée, soit par les nombres proportionnela des élives des écoles
primaires â, soit par les nombrea proportionaels des acousds exstrects,
A lVexception de quelques déplacements peu considérables, les ddr
partements occupent les mĂ©mes rangs dâaprĂ©s ces trois ordres de
faits. Si dono il y a quelque chose dâ incontestable aujourdâ hui en fait
de statistique, câest & coup sir cette classification des dĂ©partements,
et je me eancais pas encare camment le chef de la statistique géné=
ralede la France a pu la comester. Je dĂ©fie quâos me cite un seul
aatear, ayant relové lui-méme les chiffres officiels, qui ait trouvé ung
classification diférente.
Que reate>t-il donc mainteaant da toutes les qhjections da M. Ma~
reau de Jonnés? Des inainuations purement gratuites, puisque lea
chiffres et lea arguments qui leur servaient de bases sont compldéier
yaent erronĂ©s. Jâen donaerai pourtant quelques extraits afin qu'on
ne mâaccuse pas dâĂ©luder des difficultĂ©s sĂ©rieuges.
«1) est gurtout nuisible de se servir des formes de la science pour
« accréditer un paradoxe (lisez maintenant une vérité dgmonirée par
« tous ceux qui ont pris la peine de relever les chiffres officiels) qui,
# Sil avait quelque fandemant, ferait iĂ©seapĂ©rer delâespdce humaine,
a Non, assurĂ©ment, (es hommes, a prasure qwils sâĂ©claarent, ne de»
« mennens par pins méechanta, »
. da défie M. Moreau de Jonaés de trouver dans mes travaux un mot
qui pulase seryir de base & une paraille insinuation, réndide pour la
seconde fois?,
. Les passages que jâai citĂ©s plus haut (p. $62 et suiv.) prouvent jusn
tament le contraire. lâai mĂ©me ecommentĂ© a lâ AcadĂ©mie la leature dâua
travail spécial pour prouver la nécesaité de |'instruction '. Mais pags
sone.
«a S'il était possihte que ja atatiatique prouvat cette these, ajoute
«M. Moreau de Jonaés, je la ranserazs comme um oracle imposter. »
{M. Morean de Jonnds a ddja renié la statistique morale dans ses El
« Ains? que Ia bien Ă©tabli M. dâAngeville. Quvrage citĂ© plus haut.
? Lettre & ML le secrĂ©taire perpstuel de lâAcadĂ©mie des sciances.morales et RO
Utiques, séance du 31 janvier 1846. Moniteur dy 8 avril 1846.
' % SĂ©ance du 23 septembre 1848. Ce travail nâayant pas Ă©tĂ© lu en entier est restd
manuscrit, il est déposé a I'Institut.
408 STATISTIQUE INTELLECTUELLE ET MORALE
ments de Statistique (p. 2). Il est vrai de dire que jamais on nâa plus
. fait de statistique morale que depuis cet anathéme.) «Mais cinquante
«ans dâexpĂ©rience officielle me rassurent et mâont prouvĂ© pĂ©remp-
« toirement que câest une science de vĂ©ritĂ© qui ne cesse jamais de
« concorder avec le bon sens, et qui nâemploie le langage des chiffres
«que pour rendre plus puissant et plus irrésistible le langage de la
a raison â.»
Comme jenâaurai jamais cinquante ans dâexpĂ©rienice officielle 4 opâ
poser a ceux de M. Moreau de Jonnés, pour leur faire équilibre, je
suis obligĂ©, pour me dĂ©fendre, de recourir 4 dâautres armes, au lan-
gage des faits et de la raison. Il est du moins un principe sur lequet
nous sommes dâaccord, câest que la statistique est une science de
vĂ©ritĂ©, quâelle ne trompe pas; mais je sais, et par ma propre expĂ©â
rience, et par |âexamen que jâai pu faire des travaux des autres, que
les statisticiens peuvent se tromper, que souvent ils se trompent réel-
lement et peuvent devenir ainsi, je ne dirai pas des oracles imposâ
teurs, mais des organes dâerreurs plus ou moins considĂ©rabies dont
ils sont eux-mĂ©mes Jes premiĂ©res victimes. Les ouvrages de M. Moâ
reau de Jonnés ne sont pas plus exempts de ces erreurs que la plu-
part des autres travaux du méme genre.
Aussi, quand il mâarrive de rencontrer une assertion qui me parait
plus ou moins paradoxale et quâon donne comme consĂ©quence de la
statistique, au lieu de me répandre en insinuations plus ou moins ha-
sardĂ©es sur les intentions et le but de lâauteur, de mâen prendre a la
Statistique, toujours trés-innocente, et de menacer de la renter comme
un oracle imposteur, je tache de remonter aux sources pour voir si le
paradoxe nâest pas tout simplement le rĂ©sultat dâune erreur ou bien
dâune statistique mal faite, câest-4-dire de quelque chose gut n'est pas
de la statistique. Ce procédé me parait si exclusivement scientifique,
que je nâaurais jamais cru nĂ©cessaire de le formuler et dâen montrer
quelques applications, si je ne lâavais va complĂ©tement nĂ©gligĂ© a mon
Ă©gard dans la discussion quâa provoquĂ©e mon dernier mĂ©moire.
Voici comment jâai quelquefois appliquĂ© ce procĂ©dĂ© aux travaux
de M. Moreau de JonnĂ©s, Je mâoccupe trĂ©s-peu des comparaisons que
Yon établit entre la criminalité de la France et celle des autres pays
de lâEurope; dâabord, parce que jâai peu de temps; ensuite, parce
que, ne connaissant pas suffisamment les langues étrangéres, j'at
4 Compte rendu, t. XIV, p. 422.
DE LA FRANCE. 409
beaucoup de peine a établir ou méme a vérifier ces espéces de com-
paraisons. Dâailleurs la diffĂ©rence des lĂ©gislations rend ce travail trĂ©s-
difficile ; je me dĂ©clare donc 4 peu prĂ©s incompĂ©tent. Cependant jâai
Ă©tĂ© amenĂ© a consulter quelquefois les comptes rendus de |âadminis-
tration de la justice chez les nations voisines de Ja France : par exem-
ple, lorsque jâai prĂ©parĂ© mon travail ser la criminalitĂ© spĂ©cifique de
Phomme aux differents dges de la vie, que jâai eu lâhonneur de lire &
Académie des sciences morales et politiques le 14 septembre 1847.
Yai dd aussi lire les travaux de statistique criminelle comparée que
jai pu me procurer, et a ce titre ceux de M. Moreau de Jennés de-
vaient fixer mon attention. Jâai surtout remarquĂ© un mĂ©moire lu &
YAcadémie des sciences le 9 octobre 1843 et inséré dans le Compte
Rendu , t. XVII, p. 724. Deux propositions de ce mémoire ont sur-
tout frappé mon attention. Voici la premiére :
« Il yadonc, proportionnellement 4 la population de chaque pays,
% QUATRE FOIS autant dâaccusations de crimes et de dĂ©lits en Angle-
a terre quâen France et TROIS FOIS ET DEMIE autant de condamna-
« tions!. »
Parmi les chiffres qui servent de base a cette conclusion, se trou-
vent attribués 4 la France, pour 1841, 10,744 accuses (lisez prévenus)
de vols simples, dont 8,839 condamnés. Mon premier soin en pré-
sence de ces chiffres, qui mâogt paru singuliĂ©rement attĂ©nuĂ©s, a Ă©tĂ©
de les vĂ©rifier, et voici ce que jâai trouvĂ© dans le compte rendu offi-
ciel de 1844.
22,315 prévenus de vols simples, au lieu de 10,744, différence
14,571; sur ce nombre, ont été condamneés :
4,450 & lâemprisonnement de plus dâun an;
42,427 a lâemprisonnement de moins dâun an;
1,222 a lâamende ;
500 a étre envoyés dans une maison de correction.
Total : 18,299 condamnés, au Jieu de 8,839; différence, 9,460.
Pour trouver des nombres qui se rapprochent de ceux quâon donne
ici pour 1841, il faut remonter au dela de 1830 4 1828, 1827 et 1826,
années pendant lesquelles on a compté en fait de vols simples :
. Moyenne des tro 6
1826 41837 4828 années.
Prévenus. . 10,796 11,629 42,688 41,704
Condamneés. 8,082 8,582 9,400 8,688
ÂŁ Comptes rendus des travaux de lâAcadĂ©mie des sciences, t. XVII, p. 730.
410 STATISTIQUE INTELLECTUELLE ET MORALE
Aprés une pareille découverte, la proposition qui attribuait a! An-
gleterre une criminalité quadruple de la criminalité de la France en
1841, et qui était donnée comme conclusion de Ja statistique, est
devenue pour moi une proposition plus ou moins exagérée, plus on
moins fausse, prĂ©cisĂ©ment parce quâelle Ă©tait en contradiction avee
Ja statistique, du moins quant a lâun des termes de la comparaison 4,
La seconde proposition qui mâavait frappĂ© dans le mĂ©me travail
est celle-ci : « Il semble que les femmes (en Angleterre et en 1842)
« entrent plutét que les hommes dans cette fatale carriére (cellé du
« crime) gt quâelles y restent plus longtemps. Il y @ quatre fats plus
« de vieilles femmes que de vieillards parmi les accusés de crimes 4gés
« de soixante ans et au dela (459 et 414) 7. »
Ici rien de plus facile & contréler pour quiconque pent consulter
le compte rendu de la justice criminelle en Angleterre pendant lâan-
nĂ©e 1842. A prior cette assertion devait paraitre dâautant plus ex-
traordinaire que ce fait serait unique dans la statistique criminelle.
Malheureusement pour celui qui 1âa Ă©mise voici les chiffres officiels
-quâon trouve dans le tableau ot les accusĂ©s de 1842 sont classĂ©s par
Sexe et par age.
hommes... 459
femmes... 444â
_ Dans Je mémoire de M. Moreau de Jonnés, les chiffres sont exac-
tement copiés, il ya simplement transposition : LE CHIFFRE DES HOM-
MES A ETE PRIS POUR CELUI DES FEMMES ET RECIPROQUEMENT. Ainsi la
statistique disait QUATRE FOIS MOINS de Vieilles femmes que de vieil-
lards, et lâauteur a dit quaTRE Fols Pius de vieilles femmes qua de
vieillards.
De pareilles propositions ne sont pas plus de statistique que les
propositions deux et trows font sept, la somme des trois angles Cun
triangle est Ă©gale a quatre angles droits, ne sont de lâarithmĂ©tique ou '
Accusés agés de 60 ans et au dela
4 Au reste les personnes qui désireraient éclaircir cette question comme toutes
celles qui se rapportent A la statistique morale comparde de la France et de lâAn-
gleterre, trouveront des solutions nettes, précises et parfaitement établies dans le
savant et magnifique ouvrage que publie M. J.-B. Baillitre: Statistique morale de
vâ Angleterre comparĂ©e a celle dela France, dâapres les documents officiels prĂ©sentĂ©s
au Parlement, les arréts de la Cour criminelle centrale de Londres et les comptes
de lâadministration de Ia justice criminelle en France, par M. A. Gurnny, membre
correspondant de UInstitut de France et de la société de statistique de Londres.
4 volume grand in-4, avec tableaux et cartes gravées.
* Comptes rendus des travaux de lâAcadĂ©mie des sciences, t. XVII, p. 727
DE LA FRANCE, 44g
de la géométrie. Ce sont tout simplement des erreurs dont la statis-
tique est tout a fait innocente. Ces erreurs sont, au reste, beaucoup
plus frĂ©quentes quâon ne le pense communĂ©ment.
fl paraitrait que ce nâest pas seulement dans la statistique dâAn-
gleterre que se rencontrent les preuves de |âexactitude qui distingue
les travaux dâune critique aussi sĂ©vĂ©re pour les autres. Les person-
nes qui suivent les sĂ©ances de l'Institut ont gardĂ© le souvenir de |âef-
fet produit par la curieuse correspondance a laquelle a donné lieu,
il y a quelques années, la lecture de certain mémoire sur Ja statisti-
que de [ Espagne. Âź
Un espagnol, M. Rodriguez, adressa quelques observations assez
curieuses & }âAcadĂ©mie; nous nâen citerons quâune seule, et nous
laisserons & peu prés parler le critique espagnol : M. Moreau de
JonnĂ©s, voulant prouver que le clergĂ© dâEspagne possĂ©dait le tiers
du sol, cite 4 lâappui de sa thĂ©se (p. 80 de son ouvrage) lâopinion de
M. Arguelles, qui estimait « que les terres possédées par le clergé
« conjolntement avec la couronne, avaient une Ă©tendue dâun million
« et demi de fanégues ou de 12,700,000 hectares, faisant 6,160 Hieues
« carrées. »
Or, la fanégue est une mesure agraire de 80⹠16¹ de cdté, ou de
0,64 dâhectare ; un million et demi de fanĂ©gues font donc 963,750 hec-
tares, ou 486 lieues carrĂ©es, câest-i-dire un nombre treize fois*plus
pet. Jâaurais voulu attribuer une telle inexactitude 4 une erreur de
chiffres, si dâun cĂ©tĂ© un million et demi nâĂ©tait Ă©crit en toutes Jet-
tres, et si de lâautre 12 millions dâhectares ne faisaient exactement
6,160 lieues carrées, qui pourtant ne feraient pas encore le ters,
mais le quart de |âEspagne. |
Et ce qui prouve que M. Rodriguez nâest pas exagĂ©rĂ© dans sa
critique , câest que la fanĂ©gue, qu'il fait Ă©gale & 64 ares, vau-
drait, apres annuaire du Bureau des longitudes, un peu moins
de 6 ares; ce qui rend encore plus considérable Verreur du
Statisticien francais, puisquâun million et demi de fanĂ©gues ne
ferait guĂ©re que 689,760 hectares, lâerreur serait dix-huit fois plus
grande ; et comme, dâaprĂ©s Rodriguez, 12,660,000 dâhectares ne font
que le quart de |âEspagne, il en rĂ©sulterait que 689,760 hectares
nâen formeraient que la soixante-douziĂ©me partie. Lâerreur finale de
la statistique de lâEspagne serait donc de 1/3 & 4/72. M. Moreau de
JonnĂ©s aurait donc, dans cette comparaison, augmentĂ© !âun des ter-
4412 STATISTIQUE INTELLECTUELLE ET MORALE
mes dâun tiers, et rendu lâautre dix-huit fois plus petit. Câest absolu-
ment comme dans Ja comparaison quâil Ă©tablit entre les conscrits
dont ]âĂ©tat intellectuel a Ă©tĂ© constatĂ© et le reste de Ja population.
Telles sont les erreurs que lâon rencontre parfois dans les ouvrages
particuliers de mon savant adversaire.
Les statistiques officielles, Ă©manĂ©es du ministĂ©re de }âagriculture
et du commerce, et confectionnĂ©es aux frais du trĂ©sor public, câest-
a-dire des contribuables, en seraient-elles au moins plus exemptes
que les autres? Hélas! non. Malgré la science incontestable et les
cinquant@ ans dâexpĂ©rience officielle du savant qui en dirige la pu-
blication, malgrĂ© les avantages immenses dâune position officielle
qui lui permet de réunir de toutes les parties de la France les docu-
ments quâil dĂ©sire et dans la forme quâil a prescrite, de les vĂ©rifier, -
de les contrdler et de les renvoyer jusques dans les départements les
plus éloignés pour la moindre rectification, on y trouve de nombreu-
ses erreurs, des fautes Ă©normes.
Il est inutile de faire ]â6numĂ©ration de celles qui ont dĂ©ja Ă©tĂ© si-
gnalées dans la Statistique agricole, par MM. H. Passy!, de Gaspa-
rin, Darblay, Millot, Villermé3, etc., et de rappeler toutes les dis-
cussions soulevées 4 propos de la Statistique des Alénes et de leur
classification dâaprĂ©s les causes de |âaliĂ©nation mentale, publiĂ©es
dans le premier des deux volumes intitulés Administration publique.
Ces critiques et ces discussions ont déja regu dans le temps une as-
sez grande publicitĂ©5, Je ne raconterai pas non plus lâespĂ©ce de
duel statistique entre M. Moreau de Jonnés et M. Demonferrand a
propos des fautes plus ou moins nombreuses signalées par ce der-
nier dans la Statistique de France, et dans les feuilles de mouve-
ments de la population. Voici seulement quelques extraits du rapport
de la commission chargĂ©e, par lâAcadĂ©mie, dâexaminer cette grave
affaire :
« PĂ©nĂ©trĂ© de lâimportance de cette discussion, qui est entitrement
a lige & la connaissance de la population de la France, et par la a
« une foule dâintĂ©rĂ©ts divers, le rapporteur de Ja commission a cru
« ne pouvoir mieux remplir les intentions de lâAcadĂ©mie quâen al-
4 Journal des Ă©conomistes, t.I, p. 44 et suivantes.
2 Ibhid., mai 1845.
3 Comptes rendus des travaux de lâAcadĂ©mie des sciences, Journal des Ă©cono~
mistes, mai 1845, etc. °
DE LA FRANCE. 443
«fant Jui-méme aux archives du royaume examiner les documents
« Originaux quâon y conserve et gui ont servi de base aux travaux
« Statistiques dont nous parlons. Le résultat de cet examen a été TOUT
«A FAIT FAVORABLE @ M. Demonferrand. Ayant choisi au hasard un
«a certain nombre de localités, nous avons refait nous-mémes toutes
ales additions, et nous avons trouvé Tousours que lorsque M. De-
« monferrand annongait une faute dâaddition, ceTTe FAUTE EXISTAIT
« REELLEMENT et quâelle avait 6tĂ©6 CORRIGEER EXACTEMENT PAR LUI. Ces
« additions ont Ă©tĂ© rĂ©pĂ©tĂ©es plusieurs fois, et lâexamen auquel on sâest
a livré ne semble pouvoir laisser aucun DOUTE A CE suseT..... En ré-
« SumĂ© vos commissaires pensent que lâAcadĂ©mie doit approuveRr le
«mĂ©moire de M. Demonferrand, et engager lâauteur a continuer,
a avec persévérance, ses intéressantes recherches. » Le travail de
M. Demonferrand fut couronnĂ©, malgrĂ© |âopposition de son savant
adversaire '.
Fayet.
4 Voyez Comptes rendus des travaux de lâAcadĂ©mie des sciences, sĂ©ances du 26
juin 1837, du 46 juillet 1838, et le Journal de lâBeole polytechnique, XXVI* et
XXVII* cahiers.
(La suite a un prochain numero.)
REVOE POLITIQUE.
Paris, le 24 octobre 1852.
Le calme plat qui régnait encore, il ya quinze jours, nous indiquait
Papproche d'une crise : je la pressentais, sans me douter le moins du
monde par quel pointelle ferait explosion. En voyant de-quelle main
le coup est parti, uncoup heureusement sans force, telumimbelle sine
ictu, et la lumiére inattendue qui vient de se faire, je serais tenté de
remercier Dieu. En tout cas, 4 ]âaspect des symptĂ©mes qui surgis-
gent de toutes parts, lâespĂ©rance lâemporte sur |âinquiĂ©Lude.
Nous Ă©tions en effet sur la pente Ja plus funeste, et en mous y sen-
tant glisser nous-mĂ©mes, nous perdions le droit dâavertir ceux qui
donnaient |âimpulsion au mouvement. Dans la dĂ©route de Russie,
nos soldats rencontraient de temps en temps un grand feu allumé des
débris de quelques maisons : les malheureux 4 demi gelés qui pas-
saient se sentaient subjugués par un attrait irrésistible. En vain les
plus fermes et les plus sages les avertissaient-ils du danger ; aucune
remontrance ne pouvait empĂ©cher ces dĂ©plorables victimes de sâen-
tasser silencieusement autour du foyer. Le lendemain, a la pointe du
jour, les nouveaux survenants ne trouvaient plus que des tisons fu-
mants et des couches de cadavres.
Il nây a rien dâexagĂ©rĂ© dans la comparaison que jâĂ©tablis entre ces
cruels souvenirs et notre situation du commencement dâoctobre. Dans
un pays si léger que les gens dont Ja passion puérilement aveugle a
amenĂ© Ja catastrophe du 24 FĂ©vrier peuvent relever un drapeau dâin-
trigue politique sans mourir de honte, ou sans se condamner a une
vie dâexpiation chrĂ©tienne, il Ă©tait impossible que lâart avec lequel on *
creuse les divisions des partis dynastiques nâamenat pas a une con-
Ciliation de Jassitude, et si Ile président de la République edt pu ga-
gner sur lui de rester immobile, ce calcul dâinaction aurait pris dans
Vhistoire lâapparence de la plus sage et de la plus profonde politique.
REVUE POLITIQUE. 445.
Les hommes qui coaservent religigusement Je dépét des traditions
nationales ne sont pas de ceux qui peuvent dire: Perissent les cola-
nies plutĂ©t qu'un principe ! I] est des moments ou lâaveuglement uni-
versel les oblige 4 capituler, et nous Ă©tions peut-Ă©tre a la veille dâune
nécessité de ce genre.
Ils le sentaient bien, ces hommes qui, profanant le nom dâartistes,
prennent a tache de livrer tous les jours les noms at les traits des
personnages les plus respectables a Ja risée et au mépris du peu-
ple. La caricature politique avait abandonné les Capucins pour
se jeter sur la fysion; dans des croquis charbonnés 04 des mains,
ignobles sâefforcent en vain de rendre grotesques des trails qui dĂ©-
fient la dérision par leur noblesse, heureux miroir de celle de.
lâame, nous trouvions aux vitres des marchands dâestampes la dĂ©-
monstration de la joie quâĂ©prouvent les natures dĂ©gradĂ©es, quand
celles dâun autre ordre semblent exposĂ©es a se dĂ©mentir. On sent
que câest pour lâopinion lĂ©gitimiste une force morale immense que sa
fidĂ©litĂ©, et quand les hommes dont la vie entiĂ©re nâa Ă©tĂ© quâun acte
continuel de dévouement sont sur le point de dire: « Putsque le pays
est insensé, puisque le mal et la faiblesse surmontent toutes les in-
tentions droites et Ă©clairĂ©es, ce nâest pas nous qui donnerons le signal
de Ja guerre civile ; » les 4mes de Thersite (car câest aux Thersites
que profitent Je plus les libertés de notre époque) sont aux aguets
pour faire entendre au premier mot leurs huées calomaieuses.
Ainsi, au moment ou la carriére des aventures semblait se fermer
dâelle-mĂ©me pour le PrĂ©sident de la RĂ©publique, i! lâa rouverte de
son propre mouvement, et brisĂ© volontairement |âappui dans lequel
une Ă©vidente majoritĂ© du parti de lâordre Ă©tait disposĂ©e a chercher.
son salut; dâun seul mot, il nous a fait des destinĂ©es nouvelles, et
c'est cette carriĂ©re ouverte quâil nous faut maintenant envisager.
Câest un tort, dans un temps dâaberrations comme le ndtre, que dâa-
voir lâesprit sensible aux dissonances de la raison. Sous ce rapport, |
jeconfesse sans peine ce qui cause parfois mon défaut de prévoyance :
on a beau répéter tous les matins certaines cantilénes, quand la voix.
est fausse et l'air absurde, il mâest impossible de prendre au sĂ©rieux
une pareille musique. Câest ce qui mâest arrivĂ© pour le paradoxe de.
abolition de la Joi du 34 mai, que nous trouvions depuis plusieurs
mois dans presque tous les numéros du Constitutionnel. Ce journal,
qui compte 4 bon droit parmi les puissances de la pressa, a un dé-
faut capital qui paralyse les hommes éclairés et honnétes engagés
dans sa rĂ©daction : lâintelligence qui dirige est au-dessous de celle
qui exĂ©cute. Câest ce qui arrivera toutes les fois que Ja spĂ©culation
416 REVUE POLITIQUE.
lâemportera sur le talent. Les choses sont aujourdâhui si mal ordon-
nĂ©es, que les gens dâesprit qui sâenrdlent a la suite des spĂ©culateurs
ont peut-Ă©tre une excuse lĂ©gitime. Mais, en vĂ©ritĂ©, ce nâest pas la
peine dâavoir tant reprochĂ© au pauvre Corneille ses courbettes dĂ©di-
catoires envers M. de Montauron, quand on en est réduit 4 confier son
sort et a livrer sa pensée a certains tripoteurs de dividendes.
Il y a une histoire secréte, sans aucun doute, pour la gestation du
systĂ©me qui avait pour base Ilâabolition de la loi du 34 mai; mais au-
jourdâhui que |âĂ©clat a eu lieu, et que lâavortement paraft certain,
cette histoire ne nous importe guére. Nous ne prenons pas intérét
4 savoir qui du Constitutionnel ou de |âElysĂ©e a concu et nourri cette
Ă©trange pensĂ©e; contentons-nous dâune seule rĂ©flexion. Un des traits
essentiels de la rĂ©action salutaire qui doit sauver la sociĂ©tĂ©, câest la -
rĂ©pulsion gĂ©nĂ©rale quâon Ă©prouve contre l'iofluence exagĂ©rĂ©e et il-
légitime des journaux. Les journalistes honnétes gens ont la naiveté
de se plaindre de ce quâon les enveloppe dans la rĂ©probation com-
mune : quâils se contentent dâĂ©tre honnĂ©tes sans sacrifier 4 lâesprit
de corps, et il leur restera une assez belle part de considération et
dâinfluence. Quant aux autres, il leur est bien difficile de se mettre a
Yunisson des sentiments et des idĂ©es dâune sociĂ©tĂ© qui ne veut plus
de leur domination. Comme ils sont les ennemis paturels de toute
idĂ©e conservatrice, ils ne peuvent faire de la conservation quâa la
facon dont lepersonnage principal dâune comĂ©die trop cĂ©lĂ©bre fait de
la propriété et de la famille. On se force bien pendant quelque temps,
on prend des airs réguliers, graves, dévots méme; mais, au moindre
accident, la bohéme reparatit par un coin ou par un autre, et ala place
de lâhomme dâordre on nâa plus devant les yeux que Ie flibustier.
Quand Je Président de la République a fait entendre nettement
quâil prĂ©tendait rajeunir sa situation par lâabrogation de Ja loi du 34
mai, on a vu la Presse se précipiter, nouvel Ixion, sur la fausse
Junon qu'on lui offrait, et quant au Constitutionnel, guĂ©ri par |âexpĂ©-
rience de lâidĂ©e de faire un premier ministre dâun entrepreneur de
gazettes, il a paru plus que jamais comme le conseiller intime et pré-
pondĂ©rant. A !âarriĂ©re-plan se montrait fe Pays, journal des ambi-
tions rentrĂ©es et des pensĂ©es Ă©garĂ©es en 1848. En somme, câĂ©tait une
conspiration de journaux, et soit parmi les inspirateurs, soit parmt
les conseillers, soit enfin parmi les metteurs en ceuvre, il ne sâest
pas rencontrĂ© un homme de bon sens pour avertir, quâa droite, a
gauche et au centre on ne trouverait personne pour la soutenir.
Il est juste de laisser de cĂ©tĂ© le reproche que doivent sâadresser
quelques-uns des auteurs de la loi du 34 mai. On peut en effet attri-
REVUE POLITIQUE. 417
buer ce quâoffre 4 certains Ă©gards de dĂ©raisonnable }âĂ©conomie de
cette loi, 4 la crainte quâinspirait, dans un moment critique, la manie
des amendements et lâespĂ©ce de fureur avec laquelle les hommes
de tiers-parti se jettent sur les dispositions qui peuvent déranger
lâeffet dâune mesure salutaire; câest pourquoi |âon avait fait prendre
et lâon a fait respecter jusquâau bout lâengagement dâaccepter la loi
telle quelle, quand bien méme Ia discussion y ferait voir quelque er-
reur ou quelque lacune Ă©vidente. On doit convenir toutefois que
imposition de ce serment provenait aussi du manque de sang-froid
de certains chefs. Mais aujourdâhui, ce nâest pas de ces imperfections
qu'il faut se prĂ©occuper ;.lâon ne peut douter que la majoritĂ© qui a fait
la loi du 34 mai ne soit résolue a Ja maintenir dans son intégrité, et la
raison dâune semblable rĂ©solution est Ă©vidente. Cette loi est le seul
acte d'une grande importance qui ait fait sérieusement reculer la ré-
volution ; ca Ă©tĂ© une affaire dâhonneur dâautant mieux rĂ©giĂ©e quâon
nâa pas Ă©tĂ© obligĂ© dâaller sur le terrain. LâĂ©meute avait dit quâon nâo-
serait pas toucher au suffrage universel; |âAssemblĂ©e lĂ©gislative a
rĂ©pondu 4a ce dĂ©fi, en rayant plusieurs millions dâĂ©lecteurs, et |âĂ©-
meute en a Ă©tĂ© pour ses frais de forfanterie : câĂ©tait un grand signe
de dĂ©cadence. Depuis lors, la situation ne sâest pas un seul moment
détendue, et ja société veille encore derriére ce rempart élevé a la
hate, mais assez fort pour contenir momentanĂ©ment !âennemi.
Maintenant on vient nous dire : comme nous ne sommes pas bien
sirs que vous nous laissiez le commandement de votre armée, nous
allons, avec votre permission, ouvrir une porte dans le rempart pour
y faire entrer lâennemi. Nâayez pas peur! car, sâil vous en veut, a
vous, il va trouver ici lâobjet de son culte, et le respect quâil inspire
vous servira de bouclier! â En vĂ©ritĂ©, jamais le royaume dâUtopie
nâa renfermĂ© rien de sembiable 4 cette chimĂ©re.
Dâabord lignorante adoration sur laquelle on compte, nâa plus,
tant sâen faut, lâunanimitĂ© de 1848. A cette Ă©poque, le suffrage uni-
versel Ă©tait trop jeune pour porter ses fruits: il ne manquait pas de-
précepteurs, mais ceux-ci, en ingurgitant trop précipitamment leur
doctrine, se la voyaient rejeter par la masse des populations. Une
vieille erreur Ă©tait alors plus puissante que la semence dâune erreur
nouvelle. Mais, depuis cette époque, les choses ont bien marché, et
pour sâen convaincre, il nâest pas nĂ©cessaire de recourir aux scrutins
de la Bourgogne et de |âAlsace. A jour fixe, et pour !âenseignement
manifeste de toute Ja France, le suffrage illimitĂ© sâest chargĂ© de rĂ©-
pondre aux avances du Président de la République. II est parti, le poi-
gnard dans la poche, Ja pique ou Ja fourche en main, de Précy, de
448 REVUE POLITIQUE.
Sancergues et de Beffes ; les hommes qui, dés 1848, arrachaient de la
main des paysans effrayés les bulletins de leur choix, et y substi~
tuaient de force des listes incendiaires, sant devenus chefs de bande,
et se font suivre par la population sĂ©duite ou Ă©pouvantĂ©e : sorte dâar~
mée comme en fournissent toutes les révolutions, se dissipant ainsi
que |âeau a travers Jes interstices dâun vase fĂ©lĂ©, si le rĂ©cipieat regoit
le moindre choc, mais prĂ©tes 4 dĂ©verser lâinondation, powr peu que
lâapparence du succĂ©s frappe lâimagination populaire, Aussi ne doit-
on pas compter aujourdâhui combien, dĂ©s Ja premiĂ©re renceatre, se
sont échappés des soldats que les nouveaux Ronsin avaient levés dans
le Cher et dans la Niévre; il faut se représenter le torrent dévasta~
teur qui se serait formé de cea premiers ruisseaux, si les cing gen-
darmes de PrĂ©cy eussent Ă©prouvĂ© quelque daute dans |âexĂ©cution
de leur consigne.
Ce doute funeste, qui oserait affirmer quâil ne leur fit pas venu,
sils avaient su quâen haut lieu on sâapprĂ©tait a faire une avance
Ă©lactorale aux bandits de la contrĂ©e? Câest un miracle, que dâun bout
de la France a lâautre, avec la faussetĂ© fondamentale de Ja situation
dâun gouvernement qui, au nom de la RĂ©publique, lutte contre lâen~
trainement républicain, on trouve des hommes qui chaque jour, &
chaque heure, brevent les menaces d'une faction, enivrĂ©e de lâespoir
d'une prochaine catastrophe, et maintiennent, avec )âordre matĂ©riel,
ce qui reste de lâordre moral de la sociĂ©tĂ© ; mais ik ne faut pas jouer
avec les prodiges, et jâaffirmerais qu'il nây a pas en France, a
Vheure qu'il est, ua homme raisopnable qui ne soit convaincu quâau
moiodre dérangement, dela museliére, tout se ddchatnere.
Les canseillers de |âElysĂ©e ont donc Ă©tĂ© bien aveugles, âils ont ins-
pirĂ© ou caressĂ© lâijlusion dâune nouvelle victoire & remporter sur le
suffrage universel, parla moyen d@âune canceasion faite aux entreprises
de la dĂ©wagogie. Depuis trois ans, le PrĂ©sident nâa plus eu dechances
sérieuses que dans Jes rangs du parti de ordre ; pas un républicain
ne lui a pardonnĂ© |âentrainement popuiaire qui fit PĂ©lectian du
40 décembre, Les hommes qui en 1848 voplaiens sincdrement ¹tablir
un gouvernement rĂ©gulier ala condition dâen denenurer les chefs, nâen
sont venus 4 se soumettre aux mouvements les plus déserdannés
des conclaves populaires, que par un besoin effréné de revanche,
et lâascendant quâont perdu leg conapirateura en gants jaunes nâĂ©+
chappera pas aux prédicateurs de cabaret qui préchent le partage
des terres et Jâabolition des dettes. Lâintrigua de la Presse nâa dane
pas plus de pied dans las bas-fonds du radiaalisme Ă©galitaira. que les
agaceries du Constitutionnel; at quant ay prestige particuliar dg
Ă©
REVUE POLITIQUE. 429
neveu de NapolĂ©on, il suffirait de IâhĂ©sitation ou de Ja modĂ©ration
qui lâont empĂ©chĂ© pendant trois ans dâaborder le rĂ©le que lui assi-
gnait le veu de Ja population des campagnes, pour empécher les
mémes électeurs de se fier une seconde fois & lui. Pour réussir de
nouveau, i] lui fallait le concours et ja recommandation des amis de
Yordre: ila perdu ces avantages en voulant changer de soldats.
It est vrai que son autoritĂ© reste conditionnelle, et câest une posi-
tion peu agrĂ©able pour dâaussi vastes pensĂ©es. Nous rĂ©pondrons a
cela que, dans |âintĂ©rĂ©t mĂ©me dâune Ă©tonnante fortune que |âon
rĂ©ve encore plus grande, il importait dâadopter la rĂ©gle fondamen-
tale qui gouverne la saine politique de notre Ă©poque : Ne jamais
consmrer. LâAssemblĂ©e en votant Ja rĂ©vision & une majoritĂ© impo-
sante, et en composant la commission de permanence d'esprits sages
et pacifiques, les conseils généraux, en demandant a la presque una-
nimité ja révision et la révision intégrale 4 une immense majorité,
intimaient la méme conduite: tout le monde devait marcher 4 ciel
ouvert. Au lieu de cela, que fait-on? Nous nâavons a ce sujet ni rĂ©cit
& donner, ni conjectures 4 Ă©metire. On en sait plus quâon ne peut
dire : 6t il suffit de la manifestation dâan projet essentiellement hos-
tile & Ja majoritĂ© de lâAssemblĂ©e, en pleines vacances du âparlemens,
en pleine conflance du parti de lâordre, de ce congĂ© impĂ©rieuse-
ment donné au dernier des ministéres Iégaux, aux hommes qui par
légéreté et par attache au pouvoir avaient couvert de leur responsa-
bilité la révocation du général Changarnier, pour montrer de quelle
hauteur on sâest JancĂ©, pour en revenir & la plus dĂ©plorable inconsis-
tance politique : en un mot, câest un suicide.
Aprés un pareil éclat, i] nous importe peu quels noms circulent et
quelles tentatives peuvent se faire. On a épuisé la bonne volonté des
hommes parlementaires, méme des plus petits et des plus naive-
ment ambitieux. Les hommes du dehors ne sont pas maieux disposés ;
il y a grande difficuléé a reconstituer le cabinet intérimaire dont le pas-
sage aux affaires nâa jaissĂ© gĂ©nĂ©ralement que de bons souvenirs. Les
hommes de yaleur qui avaient accepté cette position délicate, avaiant
encore en perspective, pour leur justification, Je retour ou lâavĂ©ne-
mentau poavoir dâhommes dĂ©terminĂ©s a maintenir la bonne harmonie
du PrĂ©sident et de lâAssemblĂ©e; mais aujourdâhui la derniĂ©re couche
est Ă©puisĂ©e ; aprĂ©s M. Baroche, il faut tirer |âĂ©chelle. Quant aux gĂ©-
néraux de fraiche date qui ne demanderaient pas mieux que de renou-
veler au profit de leur agrandissement Je beau drame de (Afrique @
Paris, si glorieusement représenté par leurs devanciers, en 1848 et
4849, il leur faudrait un point dâappui plus solide, et IâhĂ©sitation
fe
120 REVUE POLITIQUE.
quâils semblent Ă©prouver sert mieux 4 dĂ©montrer les embarras de leur
ambition que les scrupules de leur conscience.
Aussi, de quelque cĂ©tĂ© quâon se tourne, on ne voit que danger et
qu affaiblissement pour une cause naguére si puissante; ceux qui la
goutiennent encore par parti pris, nâont quâun mot a opposer au
vrai pouvoir qui reste, celui de la majoritĂ© dans |âAssemblĂ©e : Vous
wĂ©tes pont une majoritĂ©. Toute la question est 1a, en effet, et câest
pourquoi nous sommes loin de perdre |âespĂ©rance. Ce peuple-ci est
de ceux qui ont besoin dâĂ©tre mis au pied du mur; jusque-la il ne
fait guére que des sottises : il est admirable pour gaspiller une si-
tuation. Mais poussez-le dans une impasse, et il est le seul qui saura
en sortir. Le général Changarnier se trouvait un jour en Afrique,
au fond dâune espĂ©ce de cratĂ©re, entourĂ© de toutes parts de mon-
tagnes escarpées; les Arabes occupaient tous les passages et les
officiers se disaient les uns aux autres : Nous sommes pris! Que fit
Je gĂ©nĂ©ral ? Il mit 4 )âordre du jour une razzia pour le jendemain,
comme si }âon avait Ă©tĂ© en pleine campagne, et cette hĂ©roique fan-
faronnade fut le salut de la division. Les Arabes se le tinrent pour
dit; et, en effet, qui peut ordonner de piller |âennemi, si ce nâest un
vainqueur ?
La majorité est & bout de délais et de querelles intérieures. Je sais
bien que plus le pĂ©ril devient imminent et plus les incorrigibles sâen-
hardissent. Ils ont jeté la candidature du prince de Joinville dans les
jambes du Président ; les voici tout préts 4 semer des mémes chausses-
trapes le chemin difficile par lequel le Parlement doit passer. Mais la
nécessilé est plus forte, grace 4 Dieu, que toutes les intrigues, et le
rdle que doit jouer la majorité est si clair, son devoir si marqué, sa
force si certaine, quâil nous est impossible de ne pas croire & une
prochaine union. Ce que la commission de permanence, expression
dâun accord auquel nous avons applaudi comme au plus heureux
de tous les symptémes, a fait ces jours-ci en face des entreprises,
son sang-froid, sa prudence, sa fermetĂ© se retrouveront, nâen dou-
tons pas, dans la majoritĂ© de lâAssemblĂ©e lĂ©gislative : et alors.....
Les musulmans ont dĂ©robĂ© aux chrĂ©tiens cette sentence quâil nous
est bien permis de leur reprendre: Dieu est grand et miséricordieux !
Au reste, tout en réprimant nos espérances, si souvent trompées
quant au dĂ©lai, jamais quant au fond (car nous nâavons pas cessĂ© de
marcher vers le but), et lors mĂ©me quâon parviendrait 4 boucher la
voie dâeau actuelle par un essai de rapatriage, le profit 4 tirer de la
crise nâen serait pas moins considĂ©rable. On saft aujourdâhui ce qui
suivrait un triomphe de la politique prĂ©sidentielle, soit que lâopinion
i
REVUE POLITIQUE. 422
y edt prété les mains, soit qu'on eit procédé par surprise. La répu-
tation de sagesse qui a jusquâici soutenu lâinfluence de IâElysĂ©e aura
recu une atteinte des plus graves. Nous avons toujours pensé que
ceux mĂ©mes qui insistaient le plus pour quâon sâen remit de notre
sort aux idĂ©es napolĂ©oniennes, seraient, aussitdt aprĂ©s lâĂ©vĂ©nement,
au dĂ©sespoir du succĂ©s de leurs voeux. Aujourdâhui, nous savons par
la veille ce quâaurait Ă©tĂ© Je lendemain, et, quoi quâil arrive, lâexpĂ©-
rience ne sera pas perdue.
Nous remarquerons aussi, non sans une véritable satisfaction,
que, jusquâa ce moment, toutes les exagĂ©rations du dĂ©sespoir qui
poussaient a un renversement du gouvernement parlementaire, sont
venues des rangs ou lâon accueillait la politique prĂ©sidentielle. Scru-
tez, au contraire, toutes les nuances de la droite jusquâa ses frac-
tions les moins raisonnables, et vous y trouverez, radicalement
effacĂ©e , lâ'ancienne foi 4 lâefficacitĂ© du despotisme royal. Quand
MM. Berryer et de Falloux se sont expliquĂ©s sur ce point, ils lâont
donc fait, malgrĂ© des dissentiments momentanĂ©s, pour toute |âopi-
nion JĂ©gitimiste. La constatation de cette unanimitĂ© nâefface pas,
sans doute, la prévention des adversaires, mais elle trace a la po-
htique royale une voie lumineuse, et câest cette politique qui peut dire
a son tour, et cette fois sans crainte dâĂ©tre dĂ©mentie par les faits :
Tous les partis vous promettront en vain Ja liberté, moi seule je suis
en état de vous donner la liberté véritable.
La nĂ©cessitĂ© (aidĂ©e, dit-on, dâun accĂ©s dâautocratie, prĂ©cieux &
étudier dans Ja conjoncture présente) vient de faire mettre deux dé-
partements de plus, le Cher et la NiĂ©vre, en Ă©tat de siĂ©ge : on nâest
pas au bout de cette carriĂ©re ; car, nous |âavons dit a une autre Ă©poque,
l'état de siége est, avec le caractére francais, la situation normale
dâune rĂ©publique qui rĂ©siste 4 la dĂ©magogie. Tant que lâinsurrection
restera glorifiée, on ne pourra empécher les esprits grossiers et avides
de considérer un gouvernement sans chef permanent comme une
aréne incessamment ouverte a la concurrence des aventuriers. La
rĂ©pression serait cent fois plus Ă©nergique, quâon ne parviendrait pas
a dĂ©raciner cette conviction : tout ce quâon obtiendrait serait dâen
ajourner |âeffet. Ii nâya pas de gouvernement stable sans force morale ;
il nây a plus de force morale en dehors des idĂ©es que nous dĂ©fendons.
La France recoit en ce moment une impression de tristesse qui doit
agir sur les cceurs et ramener encore bien des esprits; |âauguste fille
de Louis XVI vient de fermer les yeux loin de sa patrie: la posté-
rité commence donc pour cette grande infortune , et déja nous
voyons quelle en sera |âeffet dans )âhistoire. On racontera le martyre
/
222 REVUE POLITIQUE.
de cette vierge royale dans Ja tour du Temple; on contemplera avec
vĂ©nĂ©ration lâexistence de vertus et de sacrifices qui est venue sâa-
jouter & ces tourmehts des premiéres années. Nous qui avons vu
cette princesse sur la terre de France, nous dont la pensĂ©e lâa con-
stamment suivie dans |âexi], disons aux gĂ©nĂ©rations nouvelles ce
que furent lâabnĂ©gation, la charitĂ©, la bontĂ© inĂ©puisable de |a fille de
Louis XVI: rappelons son courage dans |âadversitĂ©, et son inĂ©pui-
sable indulgence pour ceux qui lâavaient condamnĂ©e a passer plus
de quarante ans de sa vie dans |âexil. Disons que jamais Francaise
nâa aimĂ© plus passionnĂ©ment son pays, et nâa priĂ© pour lui avec plus
de ferveur.
Les destinĂ©es dâune race comme celle des Bourbons ne sauraient
étre jugées avec indifférence : ces princes dans lesquels se reflétent
toutes les nuances du caractére national offrent le mélange le plus
extraordinaire de fautes déplorables et de grandes actions. Avec les
Bourbons, quand lemala pesé dans un des plateaux de la balance,
Vexpiation est toujours venue de lâautre cĂ©tĂ© rĂ©tablir |âĂ©quilibre,
et pour que cette expiation fut & la fois plus solennelle et plus com-
piĂ©te, la Providence a marquĂ© les 4mes pures de cette famille dâun
sceau de supériorité morale extraordinaire. La fille de Louis XVI réu-
nissait dans sa personne tous Jes malheurs et toutes les vertus de sa
famille : elle nous protégera du haut du ciel, aprés avoir préparé dans
son auguste neveu les rares qualitĂ©s qui font aujourdâhui notre plus
chére espérance.
Ch. L&NORMANT.
BULLETIN BIBLIOGRAPHIOUE,
La question que nous avons touchée 4 propos du Ver Rongeur, de
M. lâ'abbĂ© Gaume, ne pouvait manquer dâĂ©mouvoir les esprits sages
et expĂ©rimentĂ©s de ceux qui, dans le clergĂ©, se livrent 4 IâĂ©du-
cation de la jeunesse. Un ecclĂ©siastique distinguĂ© du diocĂ©se dâAu-
tun, M. lâabbĂ© Landriot, nous prie de faire connaitre la prĂ©face dâun
Ouvrage, maintenant sous presse, ou il semble se placer exactement
dans le méme point de vue que nous. Nous déférons au veeu de
M. l'abbé Landriot, en nous réservant de faire connaitre plus tard
dâautres parties de son livre. D'un autre cĂ©tĂ©, nos lecteurs appren-
dront sans doute avec plaisir la promesse que le R. P. Daniel, de
la Compagnie de JĂ©sus, a bien voulu nous faire de donner prochai-
nement dans le Correspondant des articles ou il présentera la défense
du systéme d'éducation classique et littéraire suivi, non-seulement
depuis trois siécles, mais de tout temps, dans les écoles catholiques,
Ch. LENORMANT.
Une discussion trĂ©s-grave vient de sâengager : lâenseignement hittĂ©-
faire, tel qu'il se pratique dans les écoles chrétiennes, est attaqaé avec
Ohe violence que nous regrettons. On Yaccuse dâavoir rompu dans
toute ' Enrope, manifestement, sacrilégement, mathetreusement, la
thatne de Censeignement catholique (Ver Rongeur, p. 3). On hei ap-
plique les foudroyantes paroles avec lesquelles ]âEsprit saint a flĂ©tri les
orgies dn culte xolatrique : Infandorum tdolorum cultura omnis mal
Causa est, et imtinm et fimis (Epigraphe du livre). On accuse les
sésnites, fes Oratoriens, les Bénédictins et d'autres en grand nombre,
@avoir coutĂ© les gĂ©nĂ©rations dans le moule du pagantsme, et dâavoir
dbtent des generations paienwes (Ver Rongeur, p. 28-29). On accuse
les partisans vtu systĂ©me actuel dâenseignement dâapprendre aur gĂ©rĂ©-
rations de (Europe 4 reyerder tes paroles des auteurs pafens comme
424 BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE.
des oracles, et leurs théories sociales comme tout ce quvil y a de plus
parfait, de plus beau au monde (p. 309). On les traite comme des
novateurs qui ont introduit le pagamsme dans l'Ă©ducation; comme
des hommes a imagination, qui prétendent conserver chrétiennes les
gĂ©nĂ©rations quils satirent de paganisme et auxquelles ils laissent ignoâ
rer le Christianisme ; comme des disciples du sens privĂ©, qui, mĂ©priâ
sant et la pratique constante des dges de foi et les prescriptions de
l'Eglise universelle, imposent leurs théories comme des régles infail-
libles (p. 397). Les pages 243, 24h, 245, 246, renferment dâautres
insinuations trĂ©s-peu flatteuses pour les maisons tenues par des reltâ
gieux ou des ecclésiastiques, et dans lesquelles régne le pagamsme
classique.
Ailleurs, on annonce quâil sâagit dâune revolution (Prospect. de la
Bible des class. chrétiens, p. 2). Et cette révolution, organisée contre
lenseignement actuel, on veut lâopĂ©rer au moyen dâun plan gĂ©nĂ©ral
dâĂ©tudes, dâow les classiques paiens seront bannis depuis la huitiĂ©me
Jusquâa Ja troisiĂ©me, et simplement tolĂ©rĂ©s & partir de la troisiĂ©me jusâ
quâa la rhĂ©torique (Ver Rongeur, p. 394-395). Les auteurs paiens
seront remplacés par la Vulgate, leg Commentaires de S. Jéréme, les
_ Homelies de S. Grégoire le Grand, et un choix d'autres Péres, Et
encore, parmi ces derniers, il en est dont on se dĂ©fie, parce quâils con-
servent encore dans leur style des formes paiennes (Prospectus de la
Biblioth., p. 8); il en est méme, comme S. Paulin, Prudence, S. Da-
mase, S. Avit, que l'on exclut du programme, parce quâils sont paiens
par la forme (1b., p. 9).
Lâauteur prĂ©tend appuyer son systĂ©me sur les monuments de la traâ
dition catholique, et il affirme quâil a Ă©tĂ© pratiquĂ© par les nations chrĂ©-
tiennes durant quinze siécles. (16., p. 144; Ver Rongeur, p. 46, 68,
357, 397.)
Le livre que nous publions sera une réponse aux accusations de
M. Gaume. Il est divisé en deux parties : dans la premitre, nous prou-
verons, par des documents incontestables, que lâenseignement littĂ©raire
pratiquĂ© dans IâEglise, dans les quinze premiers siĂ©cles, Ă©tait & peu prĂ©s
semblable & celui que M. Gaume attaque avec tant de véhémence; et
que les auteurs paiens ont toujours été mis entre les mains des enfants
avec les précautions usitées encore aujourd'hui. Nous accumulerons les
textes, afin quâon ne nous accuse pas de prendre l'exception pour la
régle. Dans la seconde partie, nous suivrons les différentes assertions de
auteur, et nous les apprécierons en soumettant au lecteur le texte de
louvrage et nos propres réflexions. De la discussion des autorités invo-
quées par M. Gaume, il résultera que la plupart des textes qu'il cite
BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE. 125
sont ou altérés, ou pris dans un autre sens, ou indifférents a la ques~
tion, OU Opposes G@ son systĂ©me. Lâexamen de la partie thĂ©orique nous
aménera 4 reconnaitre quelques vérités incontestables au milieu de pro-
positions évidemment exagérées. Pour les reproches presque amers exe
primĂ©s contre les mĂ©thodes actuelles, nous espĂ©rons que lâauteur re=
grettera de sâĂ©tre laissĂ© entrainer 4 un mouvement trop vif, quelque gĂ©-
néreux qu'il soit dans les intentions,
Nous eussions partagé complétement la manitre de voir de M. Gaume
s'il se fdt bornĂ© a demander IâamĂ©lioration des Ă©tudes, lâintroduction
plus compléte et plus sérieuse des ouvrages ecclésiastiques, et s'il edt
seulement proposĂ© dâinspirer @ nos Ă©coles le souffle dâune vie plus chrĂ©-
tienne. Evidemment, il y aa faire sous ce rapport, et l'on pourrait
trĂ©s-facilement organiser un plan dâĂ©tudes oa les PĂ©res et les Docteurs
de I'Eglise seraient traitĂ©s avec le respect et lâhonneur quâils mĂ©ritent,
méme sous le rapport littéraire 1. Ce que nous ne pouvons admettre dans
Je livre de M. Gaume, ce sont les idées trop exclusives, et nous crai-
gunons sérieusement que les exagérations de son ouvrage ne deviennent
- peut-âŹtre un obstacle & des rĂ©formes dĂ©sirables.
Quel que soit notre jugement sur le Ver Rongeur, nous nâen conser-
verons pas moins le plus grand respect pour les intentions de I'auteur,
et la plus haute estime pour ses vertus et son caractĂ©re. LâintĂ©rĂ©t de la
vérité et la gravité de la question ont pu seuls nous décider 4 nous
mettre pubjiquement en désaccord avec lui.
(
Reponses, par M. lâ'abbĂ© DE SEcuR. â ( 6* Ă©dition, revue et augmentĂ©e
par lâauteur 7.)
RĂ©ponses & quoi ? se demande-t-on dâabord ; puis, cĂ©dant a la curio=
sitĂ©, on ouvre, on interroge le livre, et lâon trouve, en effet, des Re-
{ Cette pensée nous a dirigé dans la publication des Conferences sur PRtude
des belles-lettres (v. surtout t. I*", p. 162-163). Unir ensemble la littérature sacrée
et profane, nous a paru la seule thĂ©orie admissible. Lâimportance de la discussion
nous fait un devoir de constater que Son Eminence Mgr le cardinal Mathieu, ar-
cheyĂ©que de Besancon, NN. SS. lâarchevĂ©que de ChambĂ©ry, les Ă©vĂ©ques de Beaue
vais, de Dijon, de Meaux, dâAnnecy, ont approuvĂ© nos idĂ©es et le plan de notre
ouvrage : le célébre professeur du collége romain, le P. Perrone, nous a puissam~
ment encouragé dans cette voie, ainsi que le savant chanoine Audisio, & qui une
science profonde et des vertus Ă©prouvĂ©es par Ja persĂ©cution, ont valu lâestime par-
ticuliére du pape Pie IX.
2 Au bureau central de la Société de Saint-Vincent de Paul, rue Garanciére, 6,
et chez Jacques Lecoffre, libraire, rue du Vieux-Colombier, 29.
ee
496 BULLETIN BIBLIOGRAPAHIQUE.
ponyes 2 ces deux atlversaires, TincrĂ©duivĂ© et PIrrĂ©ligion, qui nâen
wmréritent gotre, il semble. Toutefois, il s'agit de ves maximes déiétéres
qui ont, sur les esprits ignorants eu faibles, une déplorable influence,
et sont {arme de guerre des hommes de mauvaise fol. Poar les uns et
tes autres, efles sont comme ces proverbes qui deviennent ja régle
de conduite du plas grand nombre; mais, du moins, les proverbes sont-
ils puisés & une source pure : lexpérience universelie; c'est, comme
on dit, da sugesse des neteons, Les mafkearenx, qui débitent les maxi-
mes aaxquelles rĂ©pond M. de SĂ©gur, eseratent-~ils soutenir qeâelles sont
puisĂ©es hk la mame source ! HĂ©inzs! ce nâest point la sagesse, mais la dĂ©-
raison humaine qui fes a dictĂ©es, Qai de noas aâa entenda et nâentend
encore chaque jour proférer, en haine de la vérité, oes banalités deasé-
thantes et stériles ?
Il nây a point de Dreu, dira Tan; â quand on est mort, tout est
mort, dira Pautre; â el suffit dĂ©tre honnĂ©te homme, ayoutera celui-
ti; â Dreu nâa pas besoin de mes preeres, rĂ©pĂ©tera celui-lk ; â c'est le
hasard gi méne tout, @ira enfin un dernier.... Ab uno disce omnes...
Ces quelques Ă©chantillons font connaftre tout le reste.
Câest donc & ve fĂ©perteire edieux, funeste, que s'attaque i*aateur des
Réponses > c'est contre lui qu'il s'avance résohument et ia vissére levée.
Sembtable au chevaker @es temps écoultés, qui we donne de merci 3
gon ennemi que s'il le voit abattu, terrassé, M. Pabbé de Ségur ne
laisse rien debout. La foi et le bon sens tui viennent en aide; et ces
deux puissants auxiliaires combattent vigoureusement avec lui. Le sujet
Ă©tait beau, sans doute! DĂ©fendre Dieu, lâAme, lâimmortalitĂ©, tout ce
qui est grand, tout ce qui console le coeur; enfin, tout ce qui éléve
Fintelligence. Certes, lâauteur pouvait avoir ja lĂ©gitime ambition ,
il était assurément en mesure @e Monner a sa pensée , a sa parole,
toutes les proportions dâune si riche matiĂ©re ; mais il savait la dou-
âble devise du champion quâil avait en prĂ©sence : mer et persfler.
Hi nâa donc pas voulu franchir le -cercle dans lequel il Yensit a |'en-
fermer: celui du calme bon sens et de la simple vérité. Et les coups
âqu'il porte ne sont que plus assurĂ©s, que mieux appliquĂ©s. En lisant
ces Réponses , nous nous prenions a somger, tantét a laustére ami de
RenĂ©, le pĂ©re Souel, qui ne voyait pas dans ce quâil entendait, matiĂ©re
4 s'attendrir; tantĂ©t aussi â saufla correction et IâĂ©lĂ©gance dont M. de
SĂ©gar a'enfreint jamais les lois â- au pere Bridaine. De quoi s'agissait-
Hi pour le vigoureux prédicatear ? De broder des ornements & sen ex-
pression? Non; mais tout le monde le sait, de frapper, Mentrafner.
Est-ce & dire que l'auteur des RĂ©ponses ne sache pas, a l'occasion,
Ă©lever ses aÂącenjs, ou donner de l'Ă©clat a lâenveloppe de sa pensĂ©e ? Loin
BULLETIN BIBLIOGRAPBIQUE, 127
de B, il mous serait facile au contraire de citer des pages empreintes
d'une véritable élévation. IJ est question, par exemple, de la priére et
de cette belle affirmation que Dieu nâen a que faire :.... « Dieu nâa pas
besoin de vos priéres, il est vrai.... Elles ne changent en rien sa béati-
tude immuable; mais il les exige de vous..., parce que yous, sa créa-
ture et san enfant, vous les lui devez. Votre pensĂ©e, dont il est ]âauteur,
il y a droit,..; et ca ceeur, qu'il vous a donné, il a droit & son amour,,.
« Quoi de plus grand, quoi de plus doux que la priére !
« C'est la pensĂ©e humaine sâappliquant a Dieu, son plus digne objet.
« Crest Je coeur sâunissant au Dieu,dâinfinie bontĂ©, d'infinie perfec~
tion, d'infini amour.... Câest l'enfant qui parle 4 san pĂ©re bien-aimĂ©,
« C'est Pami gui converse familitrement avec son ami...
« Câest le pĂ©cheur faible et infirme qui demande misĂ©ricorde au Diey
qui a dit: Jamais je ne rejetterai celui qui vient & moi. »
Ainsi disent les BĂ©ponses: nâest-ce pas le coeur qui parle ici tout
eatier ; et catte page nâest-elle pas elle-mĂ©me une priĂ©re! Mais le dia-
lecticien reparait bientét: il connait ceux qu'il cherche & convaincre
on a convertir. Dans les fonctions si pénibles qu'il remplit (il est
aaménier de la prison militaire), il a pu voir, dirait-on, ces stériles
waximes 4 lâceuvre, ct il les traite, s'il nous est permis de recourir
a cette comparaison mĂ©dicale, dâune facon allopathique ; a des raisons
prétendues telles, il en oppose de bonnes, de sérieuses ; a des sophis-
mes, il rĂ©pond par la sagesse irrĂ©fragable des siĂ©cles. « Il nây a pas de
Dieu, » lui dit son malade, â car ce nâest pas un autre homme qu'il
a devant lui. â Il nây a pas de Dieu? â En Ă©tes-vous bien sir?
lui rĂ©pond simplement Iâhomme de Ja foi et de la priere. Et qui donc
alors a fait le ciel, la terre, Je soleil, les Ă©toiles, lhomme, le monde?
Tout cela sâest-il fait tout seul? Que diriez-vous si quelquâun vous
montrant une maison vous affirmait quâelle sâest faite toute seule ? Que
diriez-vous mĂ©me, sâil prĂ©tendait que cela est possible ? Quâil se moque
de vous, nâest-il pas vrai? ou bien quâil est fou; et vous auriez grande-
ment raison. Si une maison ne peut se faire toute seule, combien
moins encore les merveilleuses crĂ©atures qui remplissent lâunivers, &
commencer par notre corps, qui est la plus parfaite de toutes. »
L'argument n'est pas neuf, opposera-t-on. Mais ne suffit-il pas qu'il
soit vrai, irrĂ©sistible? Encore une fois, il ne sâagit pas ici de viser &
effet, de faire de la phrase ; il sâagit de quelque chose de mieux et dâun
plus pressant intĂ©rĂ©t : unum est precipuum, |âimportant, c'est de mettre
4 néant toutes ces erreurs qui de loin paraissent quelque chose, et de
prĂ©s ne contiennent que le vide. Câest 4 quoi les RĂ©ponses ont pleine-
ment réussi. Peu de livres renferment en moins de lignes plus de choses
498-- â"' + ° BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE. . + wt
et de vérités. On peut, sur quelques points secondalres, et céfa hous est
arrivé 4 nous-méme en le lisant, ne pas se rencontrer toujours avec
M. de Ségur; mais ce qui 2 nos yeux est acquis 4 l'histoire de la polé-
mique religieuse, c'est quâelle compte dans ses rangs un soldat de plus,
et un yaillant soldat. Et que lâon nĂ© croie point, qu âala place de lâerrear
quâil combat, l'auteur des Reponses mettra quelque autre erreur, que
qui aussi tombera dans un extréme. Il est trop chrétien pour cela. Té~
âmojn cq qu'd dit He la Saidt-BarthĂ©lemy : « Ga Ă©tĂ© un de ca exces
déplorables que l'irritation des guerres clviles, Yastuce-de la pélitique,
la fureur de quelques care: ai la dureté des mceeurs du temps peu-
vent seules expliquer.
« La religion est bien loin danraaee: tout ce quâon fait en son
nom et tout ce qui se couvre de son manteau. »
On ne saurait parler plus sagement. Câest donc un bon livre que celui-
la; aussi bien pensĂ© quâ il est bien-dit, parce que surtout il sâattaque 4 une
lépre véritable, 2 une des plus tristes maladies qui puissent affliger le corps
social : lincrĂ©dulitĂ©, qui dessĂ©che lĂ© ceeur et flĂ©trit lâintelligence. Or, il
faut le dire : quelque puisse Ă©tre lâavenir de ce pays, i+ nây a de salut
possible pour la sociĂ©tĂ© que si la Religion se trouve & la base. Câest ce
que M. lâabbĂ© de SĂ©gur a parfaitement compris et dĂ©montrĂ© dans ce
livre, qui sera tout a la fois une réfutation et un préservatif.
Victor ROSENWALD.
8
Lâun des GĂ©rants, CHARLES DOUNIOL.
Si ee ate ae aT .
Paris, â E. Ds Sors, imprimear, 36, rue de Seine.
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x
Fome IXIZ. â 3 Livraisen. LUWDI, 10 NOV. (851,
LA
PHILOSOPHIE ET LES GONCILES
EN FRANCE *,
(3° antTicys.)
IV
LE TRADITIONALISME ET LES CONCILES.
_ Nous aimons 2 le recdnnaftre, |âĂ©piscopat nâa point ea pour les tradi-
tionalistes cette sĂ©vĂ©ritĂ© de langage qu'il a employĂ©e a IâĂ©gard des ratio-
nalistes. I] voit en eux, non des ennemis de I Eglise, mais des fils dé-
voués, de courageux défenseurs de la religion, qui ont en le malheor,
dans lâardeur de leur zĂ©le, de se laisser emporter au-dela des limites du
vrai, Ce ne sont poi:t contre eux des sentences de réprobation, ce sont
des avertissements paternels, mais sérieux.
Les conciles nâont point signalĂ© par son nom le traditionalisme,
comme ils ont fait pour le ratiunalisme; mais on verra que lears paroles
he peuvent sâadresser quâa lui. Nous rapporterons ces paroles solen-
nelles, et les traditionalistes eux-mĂ©mes nâoseront dire quâelles ne les
concernent pas. Nous ne voulons rien exagérer : des quatre conciles pro-
vincianx qui ont publié lears actes, deux seulement, ceux de Rennes et
dâAvignon, se sont crus obligĂ©s de prĂ©munir les Ă©crivains catholiques
§ Vote le Correspondent, t. XXIX, p. 1.
T. wx, 10 nov. 1854. 3° civa. 5
130 LA PHILOSOPHIE
,contre les excés qu'ils ont 2 éviter en histoire et en philosophie. Poar-
quoi cela? et tandis que tous les quatre, sans sâĂ©tre concertĂ©s, s'accordent
& flétrir éga'ement Ja philosophie rationaliste, pourquoi deux seulement
ont-ils jugé opportun, nécessaire, de réprimer certaines tendances de la
presse religieuse? Tout ce que nous pouvons dire et penser, câest que
les uns et Ics autres nâont point choisi sans motifs puissants la matiĂ©re de
leurs décisions, et que ces décisions sont (galement dignes de notre res-
pect, quels que sojent les points .sur lesqudls âfs wut jogĂ© nĂ©oessaire
dâinstruire leurs peuples.
Plusieurs de ces Ă©crivains, depuis qu'âils ont recu cette haute lecon,
suivent encore la méme voie-et des .mémes-errements, sans tenir assez
compte dâun pareil avertissemenat. Nous croyons donc rĂ©pondre au veeu
de I'Eglise et de la religion en repraduisant ces décrets solennels, et en
les proposant au respect et a lâubservation de tous. Ici nos idĂ©es person-
nelles, notre jugement ct notre ductrine, ne sont pour rien. Nous ne
voulons que servir la cause des voncites, Nous répétons leur enseigne-
ment, nous en cherchons la signification, et nous disons les doctrines du
jour auxquelles il nous semble devoir sâappliquer.
Nous commencerons par le conch dâAvignon. On y trouve la con-
damnation des détracteurs de Ja raison, aussi bien que celle de ses parti-
sans exagérés.
Voici comment il sâexprime au titre 10, ch. 1:
Aprés avoir parlé de l'étude des langues, de l'histoire, des mathéma-
tiques, etc., il ajoute :
« N° 8. âMais de toutes les clicses qui peuvent contribuer a former
Pesprit, il nâen est point de plus importante que la philesophie, puisque
cet enscignement renferme la base de toutes les connaissances humaines,
«Or, fest & peine besoin que nous rappelions toute la prudence que
demande un tel enseignement, car personne ne peut ignorer qu'il n'est
rien de plus dangereux que la philosophie mal enseignée.
« Nous ne dĂ©fendons pas de âlire les ouvrages anciens ou modernes
sur les matiéres philosophiques ; mais comme un grand nombre Ge ces
Ouvrages sont remplis dâopinions fausses, de doctrines Ă©tranges, nous
les engageons 4 ne jamais en entreprendre Ja lecture avant dâavoir prĂ©-
parĂ© leur me par la priĂ©re, et avoir pris les conscils dâhommes sages Âąt
instruits.
« N° 9. Dans l'examen des divers systémes qui ont cours aujourd'hui,
ils doivent avoir constamment a 4a main je fambeau incxtinguible de la
ET LES GONCILES.EN FRANCE. A
fei, de peur: que, trempés par l'apparence du vrai, ilsne tombent Gawst
Perreur, et que croyant nrarchor vers la lumitre, il ne leur arrive de se
prĂ©cipiter et'de se perdre dans: lâombre de la mort.
« Quâ ils prennent garde aussi de se' laisser: emporier parâ un-zdle: qqui?
n'est pas- selon Fa science, et d'adopter la méthode de ceur-Ih, qui;
parce qu'âils voient sur plusiears ponits la raison rester court, la dĂ©priâ~
ment sans mesure, jusquâd la supprimer ow paraftre Ja supprimer en
titrement. . a
e Mais qu'ils évitent surtout de suivre; not seulément ceux pour qui
laraison est assez puissante pour nâavoir en rien besoin du secours de âla
révélation, mais eneore cenx qui, tout en accordant dans la théorie &
Pune et x Pautre sow rang et sa valeur, ont cependant une teffe confiance
dans Ia raison, quwils ne craignent pas dans:la pratique de tout scrater:
+ sa seule lumitre, et de soumettre pour ainsi dire la foi elle-méme au:
comrdle dela raison , sans faire attention 2-lâoraele formidable de lEs-
prit-Saint : «Le serttatear de la majesté sera opprimé par la gloire. » a
(Prov. , 25, 27.)
« C'est pourquoi ils prendfonrt le milieu entre ces deux extrémes, et!
s'imposeront absolument, dans |âexposition des droits mutuels de la rai-
son et de la rĂ©vĂ©lation, de-suivre le droit chemin, sans sâĂ©carter ni a
gauche, mi a droite, de maniĂ©re quâen dĂ©fendant le domaine de la raison,
ils roffensent en rien la rĂ©vĂ©lation , et quâen reconnaissant a la rĂ©vĂ©la-
tion une supĂ©rioritĂ© rĂ©elle sur la raison, ils ne rĂ©duisent pas 4 rien faâ
force de la raison dans la recherche de la vérité. »
Rien de plus sage que ces prescriptiens, et rier de pliss significatiâf
qe ces avertissements. Quand nous osimes, dans cette Revae méme,
attaquer Ă©galement les deux excĂ©s signalĂ©s par les PĂ©res dâAvignon, on
nous accusa de chercher un juste-milieu impossible, illusoire et dan- |
gereux. Nous nâavons dâautre ambition que de suivre la ligne tracĂ©e par
le concile. Les traditionalistes essaieront peut-Ă©tre den dire autant pour
ce qui'les concerne ; et, au reproche que nous fleur faisons de d„primer
outre mesure la raison humaine, comme sâexpriment les PĂ©res du con
cile, is rĂ©pondront que câest nous qui ne gardons pas le mitien vĂ©rita-
ble, et qui sertons dĂ© la vote drotie, en accordant trop a Ja raison etâ
trop péa 4 la révélation. Notre réplique sera courte : d°aprés' le concile;
il est des écrivains qui élévent trop la raison, it er: est d'autres qui Pa-
bĂ©issent odtrd mesure, et c'est le miliea qu'll âfant tenir. Pour prouver
qre teân'det pus: stir nous que toinbe le reproche d'âaever trop [a raison;â
439 LA PHILOSOPHIE
nous montrons, bien loin de nous, tous les rationalistes, Ă©clectiques et
autres, auxquels sâadresse le concile et que nous combations nous-
mĂ©me. Pour prouver que ce nâest pas sur lâĂ©cole traditionaliste que
tombe le reproche d'accorder trop 4 la révélation et trop peu a Ia raison,
Jes Ă©crivains de cette Ă©cole pourraient-ils montrer, hors de leurs rangs,
dâautres Ă©crivains actuels, qui, allant plus loin quâeux sur ces deux
points, encourent seuls |âanimadversion des conciles? Une rĂ©ponse sem-
ble nécessaire, et le silence deviendrait significatif.
Le concile de Rennes est plus explicite encore; i! sâexprime ainsi
dans son décret XXIII:
« Des excés guont a éviter de nos jours les écrivains catholiques.
« Au milieu de ce chaos dâopinions dont nous sommes tĂ©moins, au-
jourdâhui que tout le monde se mĂ©le de disserter sur toute espece de
Matiéres, divines et humaines , les Péres du concile, croyant faire une
chose opportune et tout-a-fait digne de leur sollicitude pastorale, ont
rĂ©solu de sâadresser, avec un esprit de charitĂ© sans doute, mais en
mĂ©me temps, s'il est besoin, avec autoritĂ© et avec tout lâascendant da
pouvoir dont ils sont divinement revétus, aux écrivains catholiques qui
ont a traiter des matiéres ayant rapport par quelque cété que ce soit & Ja
religion , et de leur tracer quelques avis qui puissent les diriger sfre-
ment dans une tache si grande et si difficile, et leur faire Ă©viter les
Ă©cueils qui les menacent de toutes parts et contre lesquels trop souvent
ils vont imprudemment se heurter. »
. Aci: viennent plusieurs avis, a lâadresse 1° de certains Ă©crivains. qui,
sur des questions religieuses ou ecclésiastiques, devancent la déczsion
des premiers pasteurs, dictent leur sentiment comme sâils avaient quel-
que autorité en ces matiéres, et semblent vouloir imprimer une direcr
tion guâeux-mĂ©mes devraient attendre et recevoir; 2° de ceuxâ qui,
emporiĂ©s par lâardeur d'un. zĂ©le intempĂ©rĂ©, owblient contre leurs adyer-
ssires' toutes tes regies de la cherité ehrétienne; 8° de-ceax: qui se
fettent imprudemment et sans mesure dans la politique et les discus-
sions irritantes. Puis les prélats continuent : 7 th
_ «4° Enfin, nous ne laisserons âpas, sans avertissements les auterts
mbmes.qui Scnivent sur des matidres d histoire. ou.de.philosophie, Quâils
pe gardent uvet soin ceâ ce fallacieut systeme âde phitesephie, asses re
cemment introduit, parmi nous, ¹ que,nous. déclarons,tomi-Actait b>
table; comme a dévlaré fe méme sowverain Pontife:( Geég.: XV, quiils
ont nommĂ© prĂ©cĂ©demment ). Car, dans les ouvrages de certalisâSuteuits
ET LES CONCILES EN FRANCE. 133
récents, om apercoit encore des vestiges trop nombreux de ce faux sys
igme ; nous voulons parler de ces hommes qui aiment si fort Vantorité,
comme ils disent, que, sielle ne leur parle, ils ne peuvent jouir dâau-.
cune certitude , et qui, Ă©levant le foi et abaissant la raison outre mesure,
sapent du méme coup les fondements de la foi et de la raison, et fini-
raient (Dieu nous garde d'un si déplorable malheur ), par Jes perdre
entitrement l'une et l'autre. Par la, que le jeune clergĂ© y fasse attenâ
tion, il est facile de voir dans quelles erreurs on sâexpose & tomber , dĂ©s
lors que, méprisant les voies suivies par nos péres, et se laissant abuser
par un vain amour de la nouveauté, on dédaigne et on abandonne les
régles et les legons de la saine théologie!, »
Dans la lettre synodale, destinée a promulguer les décrets du concile,
etquâils adresstrent, le 8 dĂ©cembre 1850, au nombreux clergĂ© et a tous
les fidéles de leurs huit diocéses, les prélats ne sont pas moins explicites.
Âą Le concile, est-il dit dans ce mandement collectif, le concile nâa pas
épargné ses avertissements paternels aux amis, aux défenseurs les plus
zélés de la foi, aux écrivains catholiques qui consacrent leurs efforts,
leur temps, souvent leur fortune et leur vie & combattre pour la reli-
gion. Nous avons dit 4 ces amis fidéles, avec ane liberté presque sévére,
quâil leur arrivait,.. (voir ci-dessus les Avert. 1, 2, 3), Nous les avons
avertis, enfin, de se tenir en garde, dans leurs Ă©crits philosophiques et
historiques, contre le systéme plusieurs fois condamné par le pape Gré-
goire XVI, et qui, en exagérant sans mesure les droits de Pautorité aux
't Decretum XXIII. â De iis que hodiernis temporibas 2 seriptoribus cathelicis
precayenda sunt. In hadicrna opinionum conflictatione, cum omnes de ontnibus
tem humanis, tum divinis disserere non dubitent, rem opportunam et pastorali solli-
citudine omnino dignam sese acturos existimarunt Patres concilii, si, in spirita gui-
demchatitaris, et shmul, ubé necesse fcerit, vi auctoritatis divinitua tradi, monita
amdarent, quibus auctores catholici, de rebus religionem quoqyo modo spec.
tantibus tractaturi, in tanto et tam difficili opere tuto dirigi possinot, scopulos etiam
ahdey tage âimminentes declinaro in quos minus caute sepe atoplus canes
i Noque.demum nen moniti dimittendi. sugt amctores,ipsi quj de Febua Philos
pt jcis aut ctiam historicis tractant Summopere a fallaci illo, haud ita pri em
invecto, âphilosophive systemate caveant, quod âplane improbandum cam eoden
summo Pontifice declaramus... In quibesdam enim reeentioram dibrsguathuc 208
Feperire est jatiug falsi systematis vyestigia, illo. um scilicet.quibus adeo
placet, sicuti dictitant, auctoritas, ut, illa tacente, nulla certitudine gaudere au-
death! qtiiljee aiiny Aidéni Uxtollont étrationom. plas smeo Gepyicnant, Sel: sire!
et rationis fandementa. conyellantes, ruinam utrique, quod Deus ayertat, luctua;
thie, Inde (et hac sibi dicta reputent juniores clerici) facile patet
wtih did {hile idttinivant errortar pericula,â qul viks @ patribus tritas contems
Hentes, inbFitagostque vaso. emere-delusi, sanis theologieg regulis et institutio-
Abus, festidiontes, vs ledicunt, ae oo tery me ex enh Ot 6 eae Âź HD
43h, L& PHILOSOPINE. -
dĂ©penes de la raisom,. renverse,. comme: l'expĂ©vienen lâa Siaiink les
ferndements: de l'une et. de l'autre; systéme qui eseaie de. reparaitre
encere parfois et daas la.presse et dans de nécen{s onyragas.. »
âCel est le jugement canoniqne pertĂ© par le congile le plus considĂ©-
rable: qui depuis longtemps ait &é célébré en France; jugement révisé
et approuvĂ© par lâautoritĂ© supĂ©rieure de Rome. Sur.quei sous deman-
dons a faire quelques réflexions.
Avant de rechercher caus & qui s'applique ca jugement, nous- avons
besoin dâen considĂ©rer la signification et la pertĂ©e.
Le concile de Rennes. rappelle, iaterpréte et applique la eondam-
nation portée par Grégoire XVI, en 1834. Voiai les termes de celte
condamaation.
Aprés avoir réprouvé les erreurs et les nenstruosisés des Pavoles
d'un Croyant, le chef de |âEglise s'exprimait ainsi.: « Du: reste, il est
bien déplorable de voir dans quel excés de.délire se précipite la raison
humaine lorsquâon se laisse prendre 2 l'amour de Ja nonveautĂ©, lorsque,
contrairement & l'avis de lâApĂ©tre, om veut Ă©tre plus sage qu'il ne faut,
et que, trop confiant en soi-méme, on pense devoir chercher Ja vérité
hors de IâEglise catholique, dans laquelle elle se trowve sans le plus
lĂ©ger nuage dâerreur, et qui pour cela est appelĂ©e,.comsere:-elle |âest en
effet, (a colonne et lUâinĂ©brantable soutten de la vĂ©rite. Vous comprenez
bien, vĂ©nĂ©rables frĂ©res, quâici nous parlons aussi de ce fallacieux sysâ
téme de philosephie, assez récemment iaventé et tout a fait blamable,
dans lequel, par un désir téméraire et effréné de nouveautés, on ne
cherche pas la vérité J& od elle se trouve certainement, et, mettant de
cĂ©tĂ© les traditions saintes et apostoliques, on produit dâautres doctrines
vaines, futiles, incertaines, qui ne sont point approwvées de I'Eglise, et
que les plus vains des hommes croient faussement Ă©tre propres 4 appuyer
et a soutenir la vérité !. »
4 Cetcrum lugenddm valile est, qaonam prolabantur human rationis delira-
menta, ubi quis novis rebus studeat, atque contra Apostoli monitum nitatur
plus sapere quam oporteat sapere, sibique nimium preefidens veritatem querendam
autumetur extra Catholicam Ecclesiam, in qua absque vel levissimo erroris caeuo
ipso invenitur, queqrve idcirco columna ac firmamentum veritatis appellatur et est.
Probe autem intelligitis, venerabiles fratres, nos hic loqui etiam de fallaci iHo
haud ita pridem invecto philosophiz systemate plane improbando, quo, ex pro-
jecta et: effreanata novitatum cupiditate, veritas ubi certo consistit non queritur,
sandiaque.et apostolicis traditionibus posthabitis, doctrine alia inanes, futiles,
invertseque, nec ab Ecclesia probate, adsciscuntur, quibus yeritatem ipsam fulciri
ac sustiocri vanissimi homines perperam arbitrantur,
ET LES GONCILES &N FRANCE. 435
âCes expresdions, par elles-mĂ©mes .assez gĂ©nĂ©rales, ont dennĂ© Jieu 4
diverses interprĂ©tations. Rersenne ae doute quâelles ne sâappliquent.au
cĂ©lĂ©bre sysiĂ©ine appelĂ© -Lamesaisme, quâelles condamnent formellement.
Mais quient-eles âcondamnĂ© dans.ce systame ? Vuila-sur-quoi on.ne s'est
pesacoordĂ©; et:lâon peut affirmer que gĂ©nĂ©ralement les aaciens disciples
de vette Ă©cole ont entendu l'encyclique dans un sens.qui n'est pas cclui
que lui attribuent les autres catholiques. Tous les anciens lamennistes
que a0as.avons pu lire sur cette matiére raisonnent de Ja sorte: « Ce
que le chef de I'iglise reproche au sysiĂ©me condamnĂ©,, câest~daveir
appuyĂ© la vĂ©ritĂ© sur une base vaine, futile et ruineuse; âor, dâaprĂ©s Jes
paroles:du Pape, est vaine, fatile et ruineuse toute autre base.que celle
de I'Eglise catholique, que celle des traditions saintes et apostoliques,
Donc, ajoutent-ils, toute base humaineest fausse, incertaine et ruineuse,
Ja base dela raison générale entendue dans le sens de Lamennais.aussi
bien que.Ja base dela raison individuelle, et il nây a dâautre foadement
solide & nos connaissances que la tradiliun ou ja révélation. Il.ne s'agit
donc plus ayjourdâhui dâĂ©tre lameanistes; le lamennisme .nâĂ©tait lui-
mĂ©me quâua vrai rationalisme; mais on doit Ă©tre traditionaliste, ou
mime révélationiste. Et en réalité, disent-ils, ils n'ont jamais guére été
domennistes. âL'abbĂ© de Lamentais, en remplacant la raison iadividuelle
parla raison générale, avait substitué au rationalisme individuel le ratio-
Dalisme gĂ©nĂ©ral.; mais, pour eux, is ne lâavaient jamais compris ainsi;
iis nâavaient pas -saisila pensĂ©e rĂ©elle.du systĂ©me quâils embressĂ©rent st
seultorent avec tant d ardeur:; ils nâen avaient pas apercu le vice funda-
meatal. Ausgi:l ont -ils-abandooné sans peine, et lear soumission a l'ency-
clique a été prompie et facile; elle ne leur a pas coaté ce que leur cuodatte
le moin'!re de leurs sacrifices journaliers... » Nousle croyons volontiers,
Puisquâils nâunt eu rien & changer 4 leurs convictions anlĂ©rieures, et quâen
applaudissant a l'encyclique ils applandis-aient a leur propre pensée !.
A cetie interprétation, nous aviens pensé a opposer la nétre, qui,
du reste, est adoptée par ia généralité des catholiques, et se pré-
sente naturellement & |âesprit. Il nous avait toujours peru que le vi-
caire de JĂ©sus-Christ, en montrant aux novateurs Ă©garĂ©sÂź le tort quâils
1 âŹo rĂ©sumĂ© de explication traditionaltiste, nous lavons.fait eur les-devlia-d'Ă©-
erivains diffĂ©rents qui sâaccordent parfaitement pour'le fond et âdont nous croyons
avoir reproduit fidelement la pensée.
* Le pape, en cet endroit, ne sâadresse pas seulement aa chef, mais indbeinete-
ment & tous les dorivains de catte dcole,
$06 ,bA. PHILOSOPHIE |
OPA CU Ale, 0 bain emaporter par une excessive présamption et par un
Adsir, effrĂ©aĂ©.de nouveantĂ©s, pour se mettre a la recherche dâan nouveau
syetame da vĂ©ritĂ©, pour.adopter noc philosophie aussi futile qu âelle est
nouselle, au lien. .de sâen tenir aux enseignements de. rglise, ou se
tronge .la: vérué dans toute sa pureté, et en heurtant méme toutes les
traditions du passé; ik nous avait. paru, disons-nuns, que le chef de
FRglise nâavait poipt voulu dĂ©Gnir l'impossibilitĂ©, pour Ja raison hu-
maine, de connaitre par elle-méme aucune vérité morale et religieuse,
piime de Pordre naturel ;, lâimpossibilitĂ©, en un mot, de sâassurer de
rien, dans le domaine intellectuel et moral, sans le secours de !a tra-
dition, de la rĂ©vĂ©lation et de IâEglise. Nous I'avons toujours cru, et
âRous pensons quâa part les traditionalistes, tout le monde a ee de
notre avis.
,, Autrement, comment expliquer la nouvelle affaire de Strasbourg,
survenue quelques années aprés celle du Lamennisme? Comment expli-
quer que les philosophes de cette Ă©cole aient recu lâordre de signer et
se soient engagés loyalement & professer : « 1° que le raisonnement peut
prouver avec certitude ]âexistence de Dieu et |âinfinitĂ© de ses perfec-
tions; que la foi suppose la révélatiou et ne peut étre convenablement
_ allĂ©guĂ©e vis-a-vis dâun athĂ©e en preuve de l'existence de Dieu... 5° que
âsur ces questions la raison prĂ©cĂ©de la foi et doit nous y conduire;
6° que, quelque faible et obscure que soit devenue la raison par le péché
originel, il lui reste assez de clarté et de force pour nous guider avec
certitude & lâexistence de Dieu, & la rĂ©vĂ©lation faite aux Juifs et aux
chrétiens, etc. » Comment expliquer enfin que le méme Grégoire X VI,
_ auqttel ce jugement fut soumis, |âait entiĂ©rement approuvĂ©, s'il avait
tenu dans lâencyclique le langage quâon lui prĂ©te? Ne serait-il pas Ă©trange
que I'Eglise edt prescrit aux uns, pour rester dans sa communion, le
contraire de ce qu'elle avait enseigné aux autres ??
Câest en vain que les traditionalistes se sant efforcĂ©s dâappuyer leur
: interprétation sur ces autres paroles du méme Pape, dans son ency clique
: da 45 aodt 1832, od il dit aux évéques: « Eos imprimis affectu paterno
! LâĂ©cole de Strasbourg sâest a jamais honorĂ©e par une soumission sinotre et
absolue. â Dernigrement un traditionaliste des plus ardents, disait, en parlant
de cette affaire : « Le débat avec les théologiens de Strasbourg a porté principa-
lement sur la raison, ct on troavait qu'il ne lui accordait pas assez et mous
croyons, nous, quâen quelques points, ses adcrraeires accondaient tren & Ja,raison. »
Neus creyons, nous, que le traditionaliste, regrettera cette témérité de jugement,
Pe 2 ees
ET LES CONCILES EN FRANCE, <af
* * amplleri, qui ad'sacras proesertim disciptinas et'ad philosophivas quw-
« stiones animum appulere, hortatores auctoresque fintem sitis, ne séttds
. âingenil sui viribus fr eti imprudenter a veritstis semitd in viemy sbeatt
« jimpiorum. Meminerint Deum esse sapientie ducenr emendatoremaiie
: sapientium (Sap., 7, 15), ac fieri non posse ut sine Deo Deum dist
« camus, qui per Vérbum docet homines scire Deam (5. fren:; t.1„,
« c. 40). Superbi, seaâ potivs insipientis hominis est, fidei mysteria,
a < que exsuperant omnem sensum, humanis examinere ponteribus, net-
« traeque mentis rationi confidere , quz nature: hamune: conditions,
â âdebilis est et infirma. »
Ces mots, tirés de S. Irénée : « Fieri non posse ut sine eo'Dewmn
« discamus, qui per Verbum docet homines scire: Deum, » âsont dittsi
traduits par les traditionalistes : « Tl ne peut se faire que nous connais-
= sions Dieu sans Dieu, qui, par la parole , apprend aux hommes a
« connaitre Dieu. » Ce qui leur donne occasion de conclure qu'il est
inipossible dâavoir aucune connaissance de Dieu, si ce nâest donnĂ©e par
ja parele, traditionnelle ou révélée. Mais d'abord, ils auralent da reimar-
quer que, dans ce passage de Iâencyclique, il sâagit Ă©videmimient de '-on-
aissances surnaturelles, mysteria fidet, sur lesquettes l'homme ne sau-
rait avoir aucune lumiĂ©re que par la rĂ©vĂ©lation. Ensuite, ils nâauraient
pas dd se permettre ce procĂ©dĂ©, qui est au-dessous dâeax, de tradwire
Verbum par la parole, le langage. Le Pape entend ici le Verbe «ivin,
le Fils de âDieu, qui est bien diffĂ©rent sans doute de la parole humaine,
quelque rĂ©vĂ©lĂ©e qu'on la suppose. Ce qui leur prouvait que tel est âla
pensĂ©e de Iâencyclique, quâelle entend parler et du Verbe de-Diew vt de
connaissances donnĂ©es par la rĂ©vĂ©lation, c'est quâelle renvoie 4 S; IrĂ©nĂ©e,
qui, en effet, aa ch. 40, parle dĂ© Dieu, PĂ©re de JĂ©sus-Christ,, et sâat-
tache 4 montrer quĂ© câest par son Verbe, par son Fils, qu'il s'est fait
connaitre aux patriarches, aux prophetes, âet enfin au peupte de-la mou-
velle loiâ: « Quoniam, dit le saint Ă©vĂ©que de Lyon, impessibile erat sine
« Deo discere Denm, per Verbum sun docet hemines sere Dewm. »
Le chapitre porte au titre : « Unicam esse Deom a lege et: prophetis
« annuntiatum, quem Christas Patrem suam confitetur, quique per,
« _Verbum suom, unm cum eo Deum vivum, notum in utroque tes-
s âtamento, se fecit hominibus. » Sâensuit-il que toute espĂ©ce de: don-
naineance religieuse eg impossible pans une révélation de Dieu? Si les
âCedditidfialistesâavaient vouta se convaincre: que vi le Pape dana son
âencyclique, ni S. IrĂ©nĂ©e dans son livre Contraâ hareses, n'ont pa avoir
438 . 5A BHIBOSOPRIE
cette pensĂ©e, itsân'avaient quâ line ces paroles, qui. furent cĂ©lĂ©bres: il y
# ui peu plus dus sidole:: « Tonte connaissance de: Dieu, méme. na-
tureiie, méme dans les philosophes paiens, ne peut venin:quede Biew. »
âŹ'est la quarante-uniime propositivn condamnĂ©e par ClĂ©ment Xi, en
4743, dans sa bulle Unigenttus.
. Nous pensions donc que lâencyclique de GrĂ©goire XVI n'apait. point
placĂ©: Is vice fondamental du systĂ©me philosopiique. deâ Lamennais, Ja
ourles traditionalistes, apres:avoin 686. tant d'amrées sans.!' y seupcanner,
s'imaginaient de le voir aujourdâhui. Leia de li, it nous.semblait que
le chef de IâEglise nâavait point voulu spĂ©cifier le vice faedamental,
Ferraus propre de la nouvelle philosnphie, et qu'il sâĂ©tait. berad 2 la
fiétriv sous la dénomination: gémérale de systeme fallaaieus, nompeau
ot issse d'ne dsr conpuble. de nouceautés, inconnu dans U Kgltse;, de
systema vain, futtle, incertaw et abeo.ument incapable d.appuyar et
de sautenir la vere elle~mĂ©me. Kt quâdtait-il besoia,. disieas-naus,
@expliquen: em quoi cossistaib la vhéorie condamuée, lorsque tout. le
- Irende connaissait par feitement cette théonie et les.principessur lesquels
on: lâappuyait ; lersque son auteurâ et tows ses- brillanta-diseiplcs.aĂ©taiant
appliquĂ©s darant tant d'aandĂ©es 2 ea dffiwin, & en dĂ©terminerâ toue las
negat ds la base et le fondement, la nature et la signification Nâ Ă©taient-
ile pas; revenus cent fois a préciser tovujuurs davartaga: sen point de
départ, sa ragle, son. but et ses résultats espénés, ainvi que ses diff~-
pances avec lea autres systémes, quail, devait. remplacer:? N'étaient. is
pas parvenus 3 en prĂ©senter Iâ apalyse- et la: quiltescence, si. nigoureuse-
ment formuiĂ©es qaâill Gait impossitde & tout homme qui:lisaib alurs de
Bignorer, de-n'étee pas en dtab de le caractériser 4 son toun? Ne Vap-
-pelait-on pas publiquement par sen nom : fe systéme dee sone: comninn,
de la ratson generale, et,, quand; on. voulait parler hant, da doctrine
@autorite 7 Vans: cette: lutte engagée a la. faee-de- | Burape, les partis
I élaient-ifs pas assez nettement posés et leurs desseins assez -fdntesrent
accuste?: Sor le drapean. des lamennistes, tout le monde ne-lisait-it pas:
Teepnissanee de: la raisoaundistduelle,, infaillibilité de la: raisom générale?
. Beur oni de guerra: n'étaitsil: pas :: NGceasité de la foi, point-da <ertitade
persenmvile? Et quelles conditions apportatent-iis aux. adversaines, sion
de:renonoer'Âź I'Ă©vidence propre, sous peine dâidiotisme;de commencer
par croire,.sous peine-dâexpiner dans |b-vide;,etc. ?, Ndtait-ce-pas, enfin,
lavsubstenen néme:dw lameaniaue, que les archesdeyues et Gvéquen da
Midi areient: parfaitement: saivie, ef. qua: pea avait. Ifencycliqum ik
ET LES CONCILES EN FRANCE, 420
avaient condamnée, en censurant les propositions enivantes : KK VEL
Le consentememt commun (sensus communis), est pour nous le eceau de
la vérité ; il m'y.en appoint @autre ; et : La certitede repose ser |'as-
toriâ geĂ©nĂ©rale.oute comsentement sommun ; comme faneses, .tĂ©mĂ©-
reires , justifiant tes abeurdes verveurs universellement admises chez
tous les peaples adolatres, etc. â XKIW. Ce siestipas ta foi.gasi natt de
la raison, c'est la raison gui natt dela fei; cemme absurde, en tant
quâelle renferme la maxime que dans aucun cas ja âraison ne-doit prĂ©-
cider Ja foi; ae plus, comme souverdinoment injuriense a la wraie-reli-
gion, qu'elle-rĂ©duirait 4 .nâĂ©treqqu'on purfanatieme. ~â Ealin, obs. 2„-<
Cet ordre (l'urdrede ka sesence) a son fondement ot sa vigie néces-
saare dans le premier â(lâendire.de la fei); « hanc doctrisam reproban-
« dam esse.censemus, quatenus supponit sciantiam , wen sognitionem
« rerum certam<et evideantem, âhaberimunquam posse, ânisi sola. Awcteri-
« tatis via, mest, 1st âintelligunat auctores, solo consensu universali, sola
« penerali ratiene 4. w
Nous le -demandons, :ces tveize prĂ©lats, auxquels sâadjoigairent âbien-
tht presque tous leurs .collĂ©gues de âFrance, ân'avaient-ils pas atteint par
& et condammnĂ© |âessence du lamennisme, avouĂ©e de ses auteurs et
connue .du public? Bt doreque vint Jâencyclique, qui, au leu d'une
censure de propesitions, ne donnait.quâune comtiamnation gĂ©nĂ©rale. da
systéme, tout le monde ne comprit-il.pas, ne wut-il pes cemprendre ce ©
quâelle-cendamnaait et quelle csreur. Ă©bait upsoscrite ?
Voila tceque nous nous disions: depuis :lengremps , âen prĂ©sence de ses
dĂ©nĂ©gations traditionalistes, âtoujours sespectueuses, mais non moins
persistamtes:; de cette seuntission empresece, mais qui nâallait .quâd Ă©lu-
der une:sentense définitive. Nous awone fini-par nous demander s'il ne
devenait pes nĂ©ceesaire âdientreprendre une demonstration -complite,
dĂ©veloppĂ©e, du sens de lâencyclique , afin de mettre cette 'vĂ©ritĂ© âimpor-
tante hove. de toute contestation. Mais voici -quiune voix,-qui, Ă©lle, est
puissante, autorisée et respectée, vient nous expliquer-da sentence de
Grégoire KVI et.la poriée ée ca condamnation; ce quill y a de vépreuvé
dans be âJamennisme, ct.quel:est: enfin Je dĂ©faut da spĂ©cieux syeteme, son
{ Des Ă©crivains traditionalistes ont parlĂ© de cette censure de lâĂ©piscopat francais
une maniere qu'il re-neus xppartient pas:de qualifier.â Liun cherche aâ MĂ©tutier etâd
ja meteve 2a Qpposition avec Nenayelique, :commeverc. Venseignement des théole-
giens. Lâautre «.y a romarquĂ© ales mĂ©pyises ; at, ajoute-t-il, ei les anteurs des prano-
sitions censurĂ©es se sont trompĂ©s quelquefois en des choses accessoires, !âauteur
dela eencute Hest tronmpĂ©-ou mĂ©pris plrs-sonvent: et -en-des-chosesâplus graves. »
hy?
410 LA PHILOSOPHIE
vice propre et fondamental. A nos yeux, le décret des Péres de Rennes
est un événement pour le monde philosophique de France; et nous osons
prier les traditianalistes dây faire quelque attention. Ils ne peuvent man-
quer dâĂ©couter cette voix imposante; et a leur interprĂ©tation particuâ
litre de lencyclique, ils prĂ©fĂ©reront sans doute lâinterprĂ©tation canoâ
nique dâun concile nombreux , interprĂ©tation vue, pesĂ©e et approuvĂ©e &
âRome mĂ©me, dâow cette encyclique Ă©tait partie.
Or, que dit le concile?
AprĂ©s avoir rappelĂ© lâerreur et le danger du systtme condamnĂ© par
Grégoire XVI, il blame certains écrivains religieux que essatent encore
de le reproduire de nos jours; « ceux-la, dit-il, qui aiment si fort lau-
toritĂ©, quâils ne peuvent Ă©tre sdrs de rien sâils ne s'appuient sur sa pa-
role, et qui, Ă©levant la foi et abaissant la raison outre mesure, sapent
les fondements de l'une et de !âautre. » Et quâon ne rĂ©ponde pas que ce
tort peut étre celui des écrivains actuels, sans avoir été proprement ce~-
lui du lamennisme , sous prĂ©texte qu'ils peuvent bien lâavoir reproduit
en lâaltĂ©rant, en lâexagĂ©rant ou en le dĂ©naturant. Ce subterfuge semble
avoir Ă©tĂ© prĂ©vu par les PĂ©res du concile, qui sâexpriment ainsi dans leur
lettre synodale : « Nous Jes avons avertis de se tenir en garde contre le
systéme condamné par Grégoire XVI, et qui (lequel systéme), en exagé-
rant sans mesure les droits de lâautoritĂ© aux dĂ©pens de la raison, ren-
â verse les fondements de l'une ou de J'autre. »
Voila donc deux points définis, et qui seront admis par quiconque
respecte la voix des conciles : 4° le vice, le tort du systéme philoso-
phique de Lamennais Ă©tait dâexagĂ©rer les droits de lâautoritĂ© aux dĂ©pens
. de la raison ; 2° des écrivains catholiques de nos jours essaient de re -
nouveler cette erreur, en Ă©levant trop la foi et en abaissant trop Ja rai-
son ; et l'on apercoit dans leurs ouvrages de nombreux vestiges du sys-
téme condamné.
Maintenant quels sont ces écrivains sur qui tombe |'improbation sé
formelle du concile?
Nous devrions peut-étre nous arréter ici et laisser chacun interroger
sa conscience. Mais puisque le concile a parlé pour le public, il faut que
sa parole suit entendue. Dâailleurs, que nous parlions nous-mĂ©mes ou
que nous nous taisions, les torts nâen existent pas moins; et, nous prions
de le remarquer, ce n'est point une accusation venant de nous et pour
iotre propre cause. Puisque les Peres du concile ont signalé des erreurs,
c'est qu'il les connaissent, et puisque Rome approuve et encourage,
ET LES CONCILES EN FRANCE. ih
Rome dait les connaftre aussi, ou sâen rapporter pleinement aux Ă©vĂ©-
ques âtĂ©moins du mal quâils ont dĂ©noncĂ©. Or, il ne faut pas que Rome,
il ne faut pas que nos Ă©vĂ©ques puissent Ă©tre mĂ©me soupconnĂ©s d'âavoir
vu des chimĂ©res, dâavoir portĂ© des coups sans objet. Ils ont blamĂ© des
excĂ©s ; nous montrerons des excĂ©s rĂ©els auxquels leur blame sâapplique
paturellement.
Parmi les Ă©crivains catholiques de nos jours, qui, dans leurs tra
vauz historiques ou philosophiques, ont discuté les droits de la raison
et de la rĂ©vĂ©lation, de la science et de la foi, de lâĂ©vidence et de lâau-
torité, etc. , les uos ont été accusés, et souvent avec quelque incon-
venance, dâaccorder trop & [a raison; on reproche aux autres de lui
accorder trop peu. Les premiers ont souvent été appelés cartésiens, déno-
mination quâils ne reconnaissent pas, que, du moins, nous nâacceptons
pas pour notre compte; a moins quâon nâappelle cartĂ©siens Suarez, saint
Thomas, saint Augustin, et tous les grands philosophes chrétiens avant
Descartes. On les a méme appelés rationalistes, ce qui est une injure,
et de plus un non-sens, puisque le rationaliste Ă©tant celui qui ne re-
connait pas la révélation, rationaliste catholique est une expression
contradictoire'. On appelle les seconds depuis quelque temps, et ils
sâappellent eux-mĂ©mes traditionalistes ou rĂ©vĂ©lationistes, parce quâils en-
seignent que la vérité, au moins la vérité morale et religieuse, doit
nécessairement venir de la tradition, de la société, de la révélation.
Or, il est & remarquer que le concile ayant porté son attention sur
les Ă©crivains religieux quj sâoccupent de matiĂ©res historiques ou philo-
sophiques, avait & peser Ă©galement les dires des uns et des autres, et
qu'il nâaurait pas manquĂ© de signaler les exces des premiers, tout aussi
bien que ceux des seconds, s'il en avait eu 4 signaler, Mais il nâest pas
moins remarquable que les PĂ©res du concile nâont rien blamĂ©, rien re-
pris dans ceux que quelques zĂ©lĂ©s accusaient si violemment dâexagĂ©rer
la valeur de la raison, de tomber dans le rationalisme, dâavoir une phi-
lesophie paienne, de favoriser les ennemis de notre foi, etc. Toutes les
inquiétudes, toutes les improbations et toutes les sévérités paternelles
4 Quelques écrivains traditionalistes, pour le besoin de la cause, se sont avisés
de changer la signification du mot rationaliste pour pouvoir lâappliquer & tout
phitosophe catholiqae, qui, bien convaincu de la révélation et de sa nécessité, a
Je malbear a leurs yeux de reconnaltre & Ja raison humaine le pouvoir dâac-
quĂ©rir par elle-mĂ©me quelques vĂ©ritĂ©s de lâordre moral et religieux. Nous repous-
âtors cette Nouvelle signification, qui n'est appuyĂ©e sur rien; & moins quâon
âeppelie rationulistes, avec nous, tous les docteurs, thĂ©ologiens et philosophes
chrétiens qui nous ont précédés, Car nous défions qu'on en montre quelques-uns
qual d'atete puis accordé & la raison autant que nous !ui accordons.
aia LA PHILOSOPHIE
de nos, premiers pasieurs.cent pour.ces catholagues plus 26lés. que pen~
dents, plus dĂ©vonĂ©s quântiles 3-Ja cause religiewse, qui abaissent la-res-
son plus gwil ne ,fout. Done, siil y a.des tarts, et i y on -a incamigata
dlement, ils sept, nan da .cĂ©tĂ© de ceux quâon appelait siinjustement
wationalistes catheliques ; ils sent dans .lâĂ©cale, traditionaliste, âel, d'apede
le concile, les partisans de cette Ă©cole se trompent d'autant plap.guidls
-abaissent âdavaptage la raison huqaine.
Te cencile rekĂ©ve âles.Ă©carts nombneuz. sis pladiean secant cle tees
jours, qu'il a lus dans la presse périodique, dans des rewnesetdes jaure
wpaux, dana des lwres et de récents .ouwrages. Mais, par cgeed .6t spar
miénagement, il-ne nomme ni-ces ansesrs et Cas OUTIR SES, hCC8- TOROS
et ces journaux. Par respechet par cenvenance, vous seus. aksiendsans
Ă©galement de les nommer. Mais, pour jusiifier le concile et prowrer
qu'il ne. jpi-est paint .arrivĂ© de âfrapper des-excĂ©s imaginaires, nous:rap-
portenons les excgs-réeleique-nous avons drourésdans.plusiewrs Goreveiss
de ues jours et.qui-ont pu isi tere conans. De oette maniiec, canes
leur nom soit livrĂ© an public, les auteurs: dâakord, at enauite deus asus
gui les iront, -verront.d qui et &quelles erreunspealt.s appliquer leibiame
du concile..News.tenons:â le faine remarguer. pari les nembnesx aa~
tgurs que neous allens citer, mous. ne vonloss paint dive qnels wast oesx
que le oonoile a-eus. dineciemanten wae, ni a qui il entendait spéciale-
ment sâadresser. Neus diauns: le:conoile.a.lancĂ©mm dĂ©cret-adent .an see
âpent nier la portĂ©e. Or, voici dles, passages qui sembent d'eux-unĂ©mmes
seus le.coup de we ddoret. Ka alel, quand méme quelques <ams-de ess
guteurs .D'auraient pas <ié.A.ce momest présents dda penséc. du-cencile,
Bi leurs assertions :et lenrs enseignaments sont foxzmellement .centraisessa
aes décisions,-en ne-peat nier que dés lors ils ne:ueienuatteinis parelies.,
DâaprĂ©s ,le :eoncile, ces Ă©orivains:ont le tect dâexagĂ©rer sles: devies ae
T'autoritĂ© en philosophie, dâĂ©lever trop la {oi et d'abaisser ba :veisen:eutre
mesure,.et dâessayer ainsi de.reproduire Je systtine plilosophique con-
damnĂ© par GrĂ©goire KYVI, le lamennisme. Câest.ce.que tous jes esprits
attentils avaient resonnu depuis longtemps. Amis et enaemis, tows âde
semiaient, tous se disaient Ă©galement : Câest-du Lamennisme, câestila
doctrine d'autorité.
âCeci, du reste, Ă©tongera mĂ©diocrement, si on fait attention gue les
4â "La Revue des Deuz-Mondes clie-mĂ©me lâavait remarquĂ© : « Telle est, disait-Ă©De
il nây a pas longtemps, la tse que soutient ayec une insistance inewle un Fre;
xueil (que ce seul trait désignera pant-<tre tagp clairemest); on y veoonnalt.sans
peine la viellle thise de M. de Lamennais.
ET LES CONCILES EN FRANCE. 4h
traditionalistes dâaujourdâhui sont, en gĂ©nĂ©ral, dâanciens lamennistes:
Nous ne croyons pas manquer & Ja discrĂ©tion en le remarquant : quâon
examine tous les Ă©crivains qui se portent pour champions de Ja philoso -
phie prĂ©tendue traditionnelle, et, si lâage et les circonstances leur permi-
rent de prendre part:3 fa late d'if y a vingu cimg ans, ow peut compter
quâils combattirent dans le camp de la nouvelle doctrine. Câest tou-
jours la méme guerre contre la raison qu'ils continuent. Si, 4 la déroute
da chef, ils evrent le courage et fa fra..che vofonté de renoncer 4 un
drapeau dĂ©sormais fiĂ©tri, ils nâont pourtant jamais entiĂ©rement dĂ©sarmĂ©.
Déconcertés un moment, bientét ils ont imaginé de changer de ma-
neuvre, et ce changement. de manceuvre leur a fait illusion & cux-
mémes. Pleias.dfune nouvelle confiance, et fa conscience tranquille, ils
se sont remis au combat et neâcessent de poursuivre toujours le mĂ©me
ennemi. contre lequel, jennes encore, ils frent le serment dâ Annibal,
Par les extraits suivants, que nous garantissons conformes, on jugera
jeeryoâ% quel point om exagĂ©re de nos jours fes devil: do ltantoritĂ© en
philosophic; comment certainsâ auteurs -Ă©lĂ©vent trope foi @ abaissent le
Faison owtre mesure. On verra comment le lamennisme essaie de se rev
pradaire: sows. nos yeus:et sa répand dans les écrits: beaucoup plus: gé
Bémlpment quion ne pense, On! verra: méme si: le' tradi tionatisme'de nos
Jeers âse berne-a repreduire |âanciem lamennisme, et sâiline Paggrave pas
pesitivement: db-sorteâ que, seloa nous, la: nouvelle: Ă©cole-ne diffĂ©re' tb
lapreasidre quâen pertant la mĂ©me: erreur pesaccae plus loin:que a
eb pe avait: fait, .
Bourr quâom ne: s'âfmagihe pas, di reste, que; dans. estte Ă©numĂ©ration
de grief, neus.reprenions, comme chefs dâdccasation, des errears mal
hevreupes:loyatument reoonaues ct généreusement d&savoudes , neus déb
olarene que les passages qni vont Ă©tre citĂ©s ontâ tous Ă©tĂ© Ă©crits: depuis
une didaine d/années; umtrés-grand nombre dans ces dernitres nares
et heauevap méimne apn ciereoe des concties ©.
CHASTEL.
â Entre dcrivaina catholiquas, soupeannen: la, wanvaise.foi,, n'est vi Gaapitabla
ni permis. Mais, apres lâavoir formĂ©, publicr un tel soupgon, le tourner en im-
putation, sans aucune preuve, ne nous sembikit pas possible. On !âa fait & notre
Ă©gard,, s#en. une danimtanon:bien pen justifies, Nous ceoyons que co nfeas: point
notre honneur quien est atteint. Quâun auteur ne reconnaisse point pour sien ua
piesate du bes duqie!l nous nâuvons mis aucun fom, qu'il le dĂ©savoue pour son
rtnre cvemptes' pout Stredarisson dreit. Mais insinuer-que ce passage nâap>
partiuns :&.ppemonne, qu'il ast oslomnieusemant inventé, atc., nous ne la permeate
trons 4 personne.
(La fiz a un numéro prochain.)
ope dich aie l ily# s H
sposiaeuest jndmmote yh bt 6 gate TD des et tid
Qo teh bee Sa by a dey â Sa ke th get ge, etree eettad
Beis bine of . ae ae a " ro cr er Pe Le ed &
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Saas le region, lan home oéersvesiat pose
fa plus belle femme on la plus grosses poire.
{ Narochen. } °
â I
Ce jour-la, jâĂ©tais triste, profondĂ©ment triste. Un misĂ©rabie livre,
un de ces livres qui donnent la fiévre et conduivent par le doute au
suicide; uo de ces livres, lâexĂ©cration et lâhorreur des mĂ©res chrĂ©~
tiennes, mâĂ©iait tombĂ© sous }a main, et, justement pani de ma tĂ©mĂ©-
vitĂ©, jâĂ©prouvais ce quâĂ©prouve le naufragĂ© quand ta planche qui-I6
Sootient ser lâabime Ă©chappe a sa main dĂ©faillante. Sortir pour me
distraire? Le ciel Ă©tait sombre ; une bise glaciale soufflait aa-dehors ~
fa neige flottait dans lâair en dĂ©pit du calendrier, qui depuis plus
dâun grand mais attestait le retour du printemps. Mais le printemps
nâest pilus qu'un souvenir. « Câest la faute des rĂ©volutions! » disent
Jes bonnes gens. Les savants, qui dorment dans les fauteuils des aca~
démies ou perchent dans les observatoires, peuvent sourire et trou-
ver naif le paradoxe; le fait est que, depuis quelques années, 18
monde physique, comme le monde moral, sembie bouleversé. Rren
de fixe, rien de régulier; nulle logique dans les saisons aussi bien
que dans les constitutions. La température devient de plus en plus
fantasque et capricieuse comme Iâhumeur des peuples. Jadis, on
connaissait un printemps, un été, un automne, un hiver, témoin' ces
allégories charmantes et multicolores, décoratien obligée de la chau
misre, et qui-ânons reprĂ©ventent ces messiears ov ces dames parĂ©s
de leurs costumes traditionnels et dans lâexercice de lears fonctions:
Le boshomme Hiver, avee sa miue renfrogtiée,: sa tete poudrée &
blanc, sa barbe longue oi pendent les glacons, totitt chamarré'de
LA NUIT LUGUBRE. ÂŁ45
fourrures et grelottant devant un brasier ; le Printemps, rieuse jeune
fille vĂ©tue agrĂ©ablement dâune indienne rose ou bleue, la chevelure
ondoyunte et couronnĂ©e de lilas et de paquerettes ; |âEtĂ©, faisant sa
gerbe, ou dans une altitude moips pastorale, s'armant de IâĂ©ventail
contre les ardqutt dp f toldil; âVAptomperentiny, grog-joyilu, pressant
la grappe & mains pleines, ou savourant dans Ta coupé empruntée a
Bacchus les prémices de la vendange. En ce temps-la, temps de l'age
dor, dit Mathieu Lensberg, les saisons-se partageaient fraternelle-
ment |âannĂ©e. Ses trois mois expirĂ©s, on sâempressait de cĂ©der la
place avec la courtwisie des vieilles mceurs aristocratiques. Puint
v'état besoin Mhuissfers op de gendarmes. La révolution a changé
tout cela; Ja guerre civile est imminente entre les saisons; car le
grave Hiver, cousin par Ja barbe du rebelle Isaac Lackeden, IHi-
ver, quâon edt cru de tous le plus pacifique, imbu des doctrines
nouvelles, socialiste et usurpateur, empiéte obstinément sur les do-
mauwes ayaviadris de Flore et de Pomona. . 1)
Bref, aujourdâbui, pour parler en. prose, | avril et mai nous troy
vent encore, jes pieds sur les chenets, 2 contempler enauysusement,
comme je le faisais alurs, les salamandres. du foyer et.les pédtillas
meais de la braise. On se lasse de tisopner pour se divertir; maig
seul au logis, que faire, quand la téte brile, dans celte inguiéluda fié-
vreuse qui pe permet ni la réflexion, nile sommeil, ni l'étude?
Je prumerais dans ma cellule un regard sauvage, quand. tout-2
coup, Dieu sauyeur! merci, bon ange tutélaire, merci}. dans l'angle
d'un meuble, jâapergais, presque eufouie sous leg livres, une pelts
fiole, et. pour Âątiquette ce mot aux syllabes magiques.: Opinmn(
L'avare qui retrouve son UrĂ©sor nâest pas plus joyeux..dg versal. aur
mbes lovres une goulte, uue seule de la perfide liqueur, et je mâendorr
mis.de, ce, sammeil pesant, invincible, voisiu du,sommeil sternal.
i 2 Be. af
Impradent qui joue avec.Je poison! car ce lang somma de vingt;
quatre, heures,. dgat je fajllis ne me réveijler. que.dags -la vallée de
Jnaphak, fut-up douloureux cauchewar. Crayaat échapper a la réar
lité, je onsbai,dansas illusions Jes plus eaffnoyables. La-récit de cag
Visiang AaRZes,. je, NEU eRSAYES. â4 Je (raduire.dans. la langue in-
Airmag den dDMES. cri M, .
246 LA: NOIT LUGUBRE.
II
seo. J@ me trouveis dams une rĂ©gion inconnve, etâ devantâ mol
s*ouvrait un vaste cirque, thĂ©atre prodigieux dressĂ© dans Iâitnmenâ
sitĂ© auquel seul!le ciel:servait de voiite et dâhorizo1. A droite, &:gau-
che, aussiâ loin qne la vue pouvait sâĂ©tendre, des arbres, dts jardins,
dus palais, dbs entassements dâĂ©difices quâbn efit pris pour-autant de
vilfes. Ce gigantesque panorama, je lâemirassai dâun coup dâceil' ra-
pide ; car la foule compacte mâentrainait avec la vidtence du torrent
dens |âespace ot di tourbillonnmaitune immense multitude, BariotĂ©e
des costumes les plus divers: La-se-coudvyzient des individus de tout
abe, de tout sexe, de toute conditivm: hommes, femmes, enfants;
Vieillards, rois, princes, bourgevis, soldats, marchands, artistes;
poétes, mendiants:en guenilies, courtisanes effrontées et matrones
guslĂ©res, polfliques, savants, orateurs, mĂ©decins, et bier dâautres,
méme des philosophes, nréme des magistrats, trainant dans cette
cohue leur robe profanĂ©e. Tout celta courant, sâagitant, tourmfyant
avec des cris, avec des gestes; & travers une inexprimable rumeur,
et se: disputant les grains-dâune certaife poussiĂ©re jaune qu'une main
invisible-jetatt incessamment sur les pas de la foule. Rien de curieux
conrme leur patience religieuse 4 recueilifr ces fugitives: parcelles:
Et ilsâne sâapercevarent pax les pauvres fous, qu'un petitâ dĂ©mon,
ProtĂ©e alNgre et dispos, glissant avec lw rapiditĂ© dâtr reptile dans
sw malice mfatigabte; se plarsait 4 creverâla bourse ou | sacoche dĂ©s
qu'elle paratssait gĂ©rement sâenfler. A peine quelques-uns, luttant
dt ruse, a force de persévérance, pouvaient sauver leur erésor.
Et je remarquais autre chose encore : tel, 4 force dâindustrie, par-
venu 4 remplir-sa sacoctie au point de plier sous lt -charge, sâesqut=
vait d'trr pas joyeuxâ; tont & coup, je le voyais sâarrĂ©ter: brusque-
ment et se redres-er comme celui que Je voleur prend au collet. Sa
figure devenait bléme et violetie:: je le voyais tourner sur lui-méme
avec le hoquet sinistre connu du médecin, puis tomber & la renverse,
eseeyant em-vainde retenir la sacoche qui roulsit'dâun cĂ©tĂ© tandis
que sen: mafire:sâĂ©tendhit de: l'autre, bientĂ©t raide et iinmoitite. A
Hinstent, toute one bende d'individus venait s*ebatire sur hrsacoche
et-sur le cadevre-: les. uns: 9âompressaient de-pilfer le trĂ©sor, tandis
qee-les autres creusaientâau plus vile ane fosse pour y coucher le corps
du défunt soigneusement renfermé, cadenassé dans tine-sofitie bolte
LA GIT LOGGBRE. tit
en ceeur de chĂ©ne, seuvent deublĂ©e dâune.lame de plonab. RrocĂ©dĂ©
sans doute forL.bonerable pour le mort, mais précaution rassurante
aussi ,pour-les.bĂ©sitiens, ui nâavaient pas a-creimadre une nĂ©surrec-
A.défantdibéritege, il s'dtait ipas-de suse, pes dledhasaesse, pesda
lachesé qui répagadt au plus grand nembre pour ae ippocurer une
mince paroelle -du;diwin mĂ©tal. Jen weyeis:qui, lasaĂ©ecdâan teaveil in-
fruactueux ou trep pea. hioratif .nuigsé.de Jour impastionee, se .pli~
stint sublilement. aypsds de-lenr veisia plus meunean goer eacamo-
ier tout -on partie de.san batin. Plusieuns:ansai. ny aeectiaient paint
tant de dacon, ils tneuvaient plus commode et plas sprompt:de dn
couper la,genge au .de:lââassommer pour le volerrenauite. Il se dpissdt,
altunilien:deteai ae .péle-méle et de cette activité furieuse, un trefc
perpĂ©inel et âsouvent jinfame. Je voyais des fammes, âdes jounss
files, pour qnetques -pidvces de mnonnaie, pour .des colifiakstsinu ides
joyeux, accepter :en .niant Je Ă©xhonnenr. de wopais hes mibrea qui
vendaient leurs filles, des Gpoux: gui linuaient jours feasmes, vet mille
autres.qpécalations plus hideases. Pais-jectatre aussi es cranindiies
prolenatians, da. génie .et.les prostitutions: de intelligence, de :]/ ame
oldu coeur? de.viedillustees cerimming, de @vemcds artistes, de: fameuk
poĂ©tes, qui, pour lâappat dâun .seleixe, deseendaient an mĂ©uer de
Charlaian, eu.sĂ©le de |â histrien attiu baladin. iOn-deur-disait: «Chants
peur nous divertir,» ot is chamteient;.« chante disunesde, chante.te-vige
stla débauche, » ¹t iis chanteisal..«, Ananse naimeenamipar des. nécits
seanialesx-ou des imaginations ebacdnes)! Réveille la-saété de lier
gic par :des âvofrains oynigues-ea SacrilĂ©ges inet ils sempresesient
Gebdir. âQn Jeur disait: «.AHons, podte, .allens philesophe avsiĂ©re,
paoclame que-te: que npus. faisons-eat le conveilue la. sagesse; ris att
lapadesr, railleilâinngeence eta wemta comme.un jeu de dupes. iĂ©-
peads suriant, néponds d-ces decteurs lanesches dent la:morale mans
alvigie |: Et desipoétes, Jes .philosephes -et les shéieurs.dgeyaiant
pande siankes decirines las dibertinset bes alhéen.
&unai diva, dheamsoep-dans je. foule n'Ă©miant pes Ă©seeneliensent
sbsonhĂ©s .par la weobkerobe ol ae.consumaient les. avazes. Jâ'en vores
mallement Ă©tendkts car de verts, gazans, 4 :lâonibre:de fretches wer-
dares, et, denmant d'un plecide sommeil exsanourant lseparfume:des
Reurs:;nd' emtresifeis, ehuorkde spar la lecteve, une itsiste decture seas
dovte,imee-auedeur sisage en saisioait tenr 2 âtour de weflet ef diam
â4h8 LA NUIT: LUGUBBE.
pression fugitive de terribles passions. Les uns, assis & des tables
splendides, se faisaient verser dans des coupes dâor et de vermeil
des vins exquis, tandis que des. misérables en gueniiles, entassés
dans les échoppes, buvaient 4 plein verre de. grossiers mélanges,
bavaient jusquâa lâivresse, jusquâa la mort. Ces insensĂ©s, riches on
pauvres, se plongeaient a lâenvi dans ces joies brutales, souvent aussi
dans tous les excés de la débauche, dans cette fange des voluptés
honteuses sur lesquelles la pudeur doit jeter un voile.
- Je me détournais de ce spectacle avec un dégodt mélé de colére,
quand tout &@ coup, au milieu de lâignoble foule, une forme cĂ©leste
apparut dans une atmosphére Jumineuse qui lui servait comme de
vétement. Loin, bien loin, ces types merveilleux que le génie, inspiré
par la foi, révélait 4 Raphaél, au bienheureux Ange de Fiesole ! Loin
aussi les crĂ©ations les plus divines de lâart et de la poĂ©sie! Anges du
ciel qui faisiez cortĂ©ge 4 l'Immortelle, votre beautĂ© nâĂ©tait quâune
ombre devant la splendeur ineffable de ce visage ou la candeur de la
Vierge se mĂ©lait 4 lâexpression la plus suave de la tendresse mater-
nelle. Qui dira linaltérable sérénité de son front,. le rayonnement
pur et doux de son regard, et Jâaltrait de son sourire et le charme
de sa voix, dont les accents, par Jeur onction pénétrante, vibraient
au plus profond des cours? Avec une majesté pleine de grace, la
mystérieuse Inconnue (inconnue, oh! non pas, car la croix étincelant
dans ses mains la faisait assez reconnaitre), la Fille du ciel sâavancait
a travers la foule, partant 4 tonsdans cette langue ineffable dont elle
seule a le secret. Grave et caressante a la fois, elle reprochait & ces
malheureux leur aveuglement et lâabjection de leurs dĂ©sirs. Pour les
arracher aux misérables objets de leur convoitise, elle parlait des fé-
licités de Ja patrie céleste dont elle raconiait lesmerveilles avec une
irrĂ©sistible Ă©loquence. Dâautres fois, dans lâardeur de son zĂ©le, exal-
tée par la compassion , elle faisait retentir & leurs oreilles de terri-
bles paroles. Sa voix, ou lâĂ©motion de la charitĂ© se trahissait encore,
éclatait sur eux comme un tonnerre. Mais hélas! toujours en vain,
toujours importune ou dédaignée | Pieuse tendresse ou sainte colére,
priére ou menace, rien ne trouvait écho dans les coaurs. A peine si,
de temps en temps, ]âun dâeux relevait la tĂ©te pour la considĂ©rer avec
un rire d'idiot ou lâoutrager par une grossiĂ©re apostrophe, et sou-
dain il se remettait a fouiller le sol. Voulait-elle sâadresser aux dor-
meurs, 4 ceux qui sâoubliaient dans |âindolence et. les - plaisins, aux
LA NUIT LUGUBRE. ap
buvears, aux voluptueax, aux intempĂ©rants, oh ! lâaecuail Ă©tait pire
encore. Combien de fois je fa vis contrainte & se retirer devant les
oatrages ou |âexcds du scandale. DĂ©couragĂ©e, smon vaincue, elle re-
gavdait cette misérable foule avec une amére douleur, et ne savait
plus que pleurer surelle. Cependant, de cette multitude méme, quet-
ques groapes sâĂ©laient dĂ©tachĂ©s, qui semblaient prendre en pitiĂ© tous
les autres. Dans ces groupes, ou je distinguais de nobles figures, des
fronts quâillumibait parfois l'aurĂ©ole du gĂ©nie, retentissaient de fortes
paroles : Glotre, honneur, patrie, liberté, royauté, république, mots
sonores que jâavais entendu rĂ©pĂ©ter a satiĂ©tĂ© dans la foule avec la voix
du chariatan qui veut piper les badauds, mais of vibrait maintenant
Faccent male et profond de la conviction. La Fille du ciel tressaillit
a ces accents ; radieuse, les regards attenodris par lâespĂ©rance et par
Yamour, elle se dirige vers les groupes, se croyant sire dâĂ©tre la
bienvenue. Illusions de la tendresse maternelle! La, comme dans la
foule, elle ne trouva quâindiffĂ©rence, ingratitude et mĂ©pris. Un orgueil
farouche avait endurci les cceurs. A ses exhortations les plus pathéti-
ques, aux paroles véhémentes quitombaient de ses lévres, on ne ré-
pondait que par un silence de glace, quelquefois par le sourd mur-
mure da blasphéme. Pourtant, jamais épouse délaissée, mbre tendre
et désolée, ne trouvérent dans les élans de Jeur douleur des suppli-
cations plus ardentes! jamais, pour ramener lâenfant prodigue, la
pieuse Monique nâeit de pareils sourires et de pareilles larmes. HĂ©-
las! & peinĂ© quelques-uns sâĂ©murent; & peine dans chaque groupe de
rares Ă©lus se dĂ©tachĂ©rent pour venir sâagenouiller aux pieds de la
Fille du ciel. Précieuse conquéte, puurtant! car sur leurs visages on
lsait toute fa ferveur du nĂ©ophyte et lâenthousiasme hĂ©rofque prĂ©t a
tous les sacrifices. Aussi I'Immortelle sâĂ©loigna souriante, bĂ©nissant
ces généreax enfants dont quelques-uns revinrent dans nos rangs,
mais dont le plus grand nombre se plut a |âentourer-de sa vaillante
dite. J}eusse voulu les suivre, mon cceur mâentralnait; mais une puis-
Sance sapérieure enchafnait mes pas et me retint parmi les groupes,
qui, rĂ©pĂ©tant chacun leur cri de ralliement, s'âĂ©lancgaient & gauche
dang une vuie différente.
IV -
ve "tame,
Neas evencions par: un. chemin difficile. et rude comme celui-du
= LA NUIT LUGUBRE.
Galqaire, heurtant.sans.cesse an nouvel .obstecie; il fallait s'ouswir
nn passage 2 travers âles buissons âet les-ronces qui fesonnaient dens
oe'sel.aride. Nes pieds se'déclraient aux pointes des cdillonx cachée
sous :les:orties .et les :aconits. âPlasieurs tumbaient de lassitade sar. be
chemin..... et wspendant ta foule ne diminwait pas; A mesure qute
nous âavancions les rangese serraient, de-nouveaux -cencurrents -ve-
netent gvessir matee :multiiade. Nous faisions une armée déji. Mais
béent6one furent des légions sans nombre, agitées at tumiiltnenaes,
pressées, veteesées, amencelées dans ane pleimne-sans tn dost 'leutt
#0 lassait dveasbrasser âla civosnfĂ©renee. .Au âmilieu de cette plume,
ane montagne 'aé pic hénissée de:rachers, etitoatantaur des précipie
ees, des abimes sans {fend. Or, comme!la moltstude Ă©tait âhcrefeutde,
accumulse, âmanquant dâair.et:dâespace, 4.chaque instentle-cri d'un
matheurenx qui.n'avait pu se -retenir aa bord du gouffre.retentisendt
déchirant -et damentable. Uae voieseule était ouverte aux flencs.da
mont, mais telleuent sbropte,.tellement giissante et périlleuse quielie
eftt.donné le vertige au plus intrépide. Puis,-comme pour.ea défen-
Gre |âentrĂ©e, je distinguais ld toute la:cohorte des.fantĂ©mes aque lad-
mirable poste, naire cher Vingile, âfait apparaitre au vestibule du
Tartare : âln faim, dengereuse canaeillĂ©re, avec .ses syeirx crenx gui
tour a teur supplient:st imenncest, avec :ses âtraits dĂ©charats et ses
membresde squetette; les craimtes vainas, sles:tristesses ancurabies,
le âdĂ©sespeir chominide, |'envie surtout, l'impletable envie, coiuzon-
née-de vipéves, lladace morne et injactée de tackes divides, les B~-
vres gumfiées diécume, iet de :ses mains sanglenttes idéchirant ses on-
trailes!
âAu faite cin anewt, & âeme hauteur veflroyabk, sithevait am. ddiies
é'une gréndeur.démeserde, mais tombant en rraines, montrerit des
omrailles âldsardĂ©es, ides cotonvades brisĂ©es..... la dĂ©sobetten .etta
mort..... Bes mitliers de ststees :appereiasaient :teut :attour, mals
défigurées, exéconndmsables pour éa plupart, souvent ainsi tombées
de leur piédestal:renversé dui-neéme. La dagede seute sitnit an tacte.
Sar .le fronton, .deas:en.cercie de :rayons shlowssatits, ve mot, en
grands caractéres : Temple de la Gloire ! Une:porte diawain aonnatt
entrĂ©e dans |âinlĂ©rieur, mais fermĂ©e depuis longtemps et qui parais-
sait inébranlable. Sur cette porte qnelques noms lumineux, Homére,
Alexandre, César, Charlemagne, Dante, Napoléon, tout ce qui res-
tail de .ces givivesiiunnenses, an nem! Rergonse:d la garde dweem-
B& NGISY LUGUBRE. ote
pie... ja ma tromps,. une biéme créawre, vicille, vieitle, déorépite,
déerdépite, ot.qui sembiait avoir vécu-des sidcles; se dressait sous: le
péristyle, tenadt & la maie une-courenne verte de lautiers: Une re-
meur Ă©ternelie de gĂ©missensants: et de plaintes: s'Ă©levait-dâon bas,
mais comme: une Setue de marbre longtemps: on la vit immobile,
Enfin, um soupir sowleva sa poitrine, elle:se-Lrathe jesqnâau bord de
Yabtme, ses lĂ©vres glacĂ©es sâentrousrirent, et d'uae weix faible,
comme ie souffle: des. agonisants, ele muarmura je ne sais quet nom
Gependant au: murmure de sa voix, un cri superbe: a FĂ©ponds dans
la faale. Ua homme, |e front altier, les regards-enflemmés, se prdci-
pite vers lâentrĂ©e. Dâun bras robuste il Ă©carte les.fantĂ©mnes, puis il
sâĂ©lance ; mais si rude est la montĂ©e, trois fois il retombe, Ja sueur
baigne son visage, on voit ses mains ensanglantées. Infatigable ce-
pendant, il sâobstine ; ses membres, comme les anneaux du reptile,
an-callent & la, panos; il se:souléve, ow plutét il rempe, il nampe, et
ainsi, avac des: effyris surhumains, avec wae audace sane Ă©gale, long
famopa:suspendu: sur |âablme;. haletant, Ă©puisĂ©, dĂ©faiilant, mais fier,
Mais cvaoimé:- par Bongueil, dw traonrphe, il arrive... Une: vaste clear
mpeur;. péle~méte dé branesiet-doutvages, mente: er grondant de la
fwule, âsur laquelie le vaingveur promĂ©ne ua dĂ©daigneux regard.
Tyne de ce premien svuects, il s'approche de la. sibyile qui lusee
tomben la. courenae sur ga tĂ©te; |âingensĂ©: s'appleudit, sans s'speree-
Woin que celte couromne est fande déj. Jetant sur les-portes du teme
ple: un: regard de: conwoitise, il:sâavaage, et tente de les. Ă©branlen ;
passere nam quĂ© veut:soulever' le fardeau dâAtias | Sas efforts dĂ©sop-
donnds se: brivent: contne les-battants, inexorables comme les portes
dn cie} pour le: damaé. « Agsez !' assen!' murmure une: voix: fente et
sépuicrale. Ne-vois~tu-pas que ces-portes gigamtesques sont faites pour
hegéante?' Race chétive que vous étes, géndretions dfetres avortés,
ee West pas 2 vous quâil ast donadĂ©de les ouvrr, Elles sont forinĂ©es,
formĂ©es pour longtemps:!'â Pour toujours t... » semble-direune voix
qui sort de labine. Furieux, désespéré, le gt irienz condamind: 080
lmaver lâorsate,. Au-desseus. des nome flamBoyants, il. eseaie de tracer
le sien, Mais les. leltwes; brillantes: dâaberd, paretlies: aux figitives
lneurs de nos pidcee-dâ artifice, sâĂ©vanouissent, et en mĂ©nre temps que
Sm Maimretombe, lm demidre syllabe-a dirparu:
Capendant la multitude sâaccrott levjouns'! Voyew par troupes ia>
upmirabigs: sâomoresser les rivanx,. comme Wiefortued de tout &
x54 LA NUIT LUGUBRE.
fhĂ©ure, imptorant leur tour! O misĂ©rableâ persĂ©vĂ©rance ! 6 patience
iddute! hérofsme poéril de la vanité ! 1! y a 1a des vieillards sur les-
qaels sâĂ©tend le linceul, des moribonds dont la voix sâentend A peine,
Ă©t ils esparent encore. Ils ne veulent pas voir quâautour dâeux par-
foul fa terrd est criblĂ©e dâossements ; ils ne sentent pas quâils mar-
chent sur I4 puussitre de géuérations entitres, vieillies comme eux et
comme eax saisies par la mort dans leur vaine attente. Insensé qui
Jes imité et se laiwe prendre a cette dérision de la gloire humaine !
Ouittant ces malheureux, je poursuis ma route et rejoins une troupe
nombreuse âde pĂ©lerins qui nâavaient pas daignĂ© sâarrĂ©ter ou sââŹtaient
découragts plus vite.
Pf ehring _
V
Nous marchions. Lâair Ă©tait devenu plus pesant, une clartĂ© bla-
farde tombait' d'un ciel grisatre, surchargé de nuages. On edt dit
cette lueur confuse, ce demi-jour lugubre d'une soirĂ©e dâautomne.
Le sul que nous foulions sâencombrait de ruines. Les oiseaux de
nuit voltigeaient sur nos tĂ©tes et remplissaient Iâair de leurs cris fu-
ndbres, [I semblait lâappruche d'un cimetiĂ©re. BientĂ©t, en effet, on
apercut, au milieu d'une triste solitude, une forteresse antique, dé-
âmantelĂ©e et croulant de toutes parts. Sur ces ruines, couchĂ©e dans
la pourpre, une vénérable figure, imposante encore dans son aban-
don, mais immobile et comme engourdie par }âun de ces sommeils
Iéthargiques qu'on puise dans Ia coupe homicide préparée par Ja tra-
âhison ou ja vuluptĂ©. Une couronne d'or parait sa tĂ©te, '& ses pieds
âgisait an sceptre. Je Ia reconnus. Dâailleurs, sur la muraille voisine
une main, peut-Ă©lre ennemie, avait Ă©crit son non en guise dâĂ©pi-
taphe. Je regardais dans une méditation douloureuse, quand un bruit
de rires âme fit tourner la tĂ©te. Plu-ieurs, & Ja vue des reliques de
Yidole, saisis dâun pieux attendris-ement, les larmes aux yeux et les
mains jointes, tombés 4 genoux, semblaient adorer. Les autres te-
vaient les 6paules avec des regards pleins dâane compassion inso-
lente. Certafns aussi Serraient les dents avec colére, et, dans te délire
de la haine, ils insultaient grossitrement & {âaugaste ponssiĂ©reâ et
crachaient sur te manteau dâhermine. Des pierres enfitt Ă©birahiĂ©rent
les appuis du tréne. Les jeues hommes alors se relevérent ; ils pous-
strent un cri de dĂ©fi et sâarmĂ©rent, dĂ©cidĂ©s & combattre;â he fite-de
LA NUIT LUGUBRE. 45g
que pour mourir | Mais soudain une rumeur toute-puissanie neleniit
sur nos tĂ©tes avec le fracas dâun orage. Leurs mins laissĂ©remt Ă©chap-
per rare inutile. Un bruit de fanfares résonnait derrjére nous, eh
apres un court silence, une voix qui semblait la réynipo de mille
voix, jeta dans lâair ces paroles vibrantes rĂ©percutĂ©es par tous. leg
Ă©chos : Place & la reine du monde! place & la grande dĂ©esye |. CâĂ©tait
elle,en effet, elle que jâentendais nommer par les sages la Fille dela
Raison. Une fiére et puissante créature, douée de qualités splendides,
d'une intelligence Ă©gale 4 son audace, mais comme Vâarchange, dans
la frénésie de son orgueil, révoltée contre Dieu Inicméme et pur
nie par la dĂ©chĂ©ance, dâabaissement en abaissement, de verlige
en vertige, arrivant au crime, a |âinfamie, a la dĂ©mence. La bac-
chante enivrée qui bondissait, le thyrse en main, sur les montagnes
de Thessalie, la courtisane romaine que Flure conviait & ses orgies,
prĂ©s dâelle edt semblĂ© timide. Jeune enco.e, dans ses traits flĂ©wis,
sur ses lévres décolorées, elle poriait tous les stigmates de la dé-
bauche. Ses yeux respiraient une insolence farouche. Ce regard im-
placable sâĂ©clairait parfois de lueurs perfides. Le sourire irouique
trahissait la rage, mĂ©me alors quâil sâetudiait 4 paraitre doux et ca-
ressant. Dâ'amĂ©res paroles tombaient de ses lĂ©vres. Sa robe de pour-
pre, étincelante de paillettes, flottait au vent avec une impudeur dé-
daigneuse. Un diadĂ©me, mi-parti dâor et de plumb, penchait sur sa
tĂ©te sans quâelle songeat a le retenir. Sa main droite agitait le fouet
des serpents ravis aux Euménides ; de Ja gauche, elle portait une
torche qui ne jetait, a travers Ja fumĂ©e, quâune clartĂ© rare et sinis-
tre. Autour dâelle, bondissait une meute de louves et de louveteaux,
derrigre, une meute cunfuse de misérables, la plupart hideysement
vĂ©tus de guenilles, mais plusieurs remarquables par |âĂ©lĂ©gance re-
cherchée de leurs costumes, dont feu M. de Rubespierre eit été ja-
Joux. Certains, entre ceux-la méme, se distinguaient par des figures
de crĂ©tins et de bourreaux. A leur suite, venait la foule banale, 1â6-
ternelle populace, comparse obligée de toutes les tragédies.
Le cortége arriva prés de nous. D'un geste impér.eux. la mégére
désigna la dormeuse, et soudain toute la meute, avec une ardeur
sauvage, de se prĂ©cipiter 4 la curĂ©e. Le trĂ©ne vermoulu sâaffaisse,
entrainant le cadavre qui roule a terre. Alors vous eussiez vu les
horribles hĂ©tes s'acharner sur !âauguste dĂ©pouille, dĂ©chirer les ban-
Pelettes et le manteau... mettre a nu les chairs desséchées, les dé-
154 LA MUIT âLUQUBRE.
pacer avec des-hurlements de chacals, ot sâasracherJ'un. a Jieutee,
comme une proie glorieuse, ces tristes restes.et les.ossements quâils
broyĂ©rent.sous Ja deat jusquâau dernier. Buis elles.s'attaquĂ©rent-au
vieil édifice dont Jes pierres mutildes furent trainées au Join ou :ré-
duites.en poussiére. Pour le sceptse-et pour Jacourenns, |'Euménkie
ordanna de les fondre; mais oa .chercha vainement un.creuset.; et,
dans la-confusion, un inconnu, volear ou autre, sâenjpara des ,prĂ©-
cienx joyaux. Quâen fil-il?
VI
Apres la catastrophe, on parut se consulter, les jeunes hemmag
surtout que la fille de la Raison considĂ©rail, non sans quelque -dĂ©â
fiance, et aulour desquels.sâagitaid la foule avec un sourd murazore,
" â Eh bien! quâallops-nous faire? dit un adolescent dont jâadmirais
lâair de franchise et guâil me semblait reconaaitre pour ua des nĂ©o-
phytes. â C'est tout simple, rĂ©pendil avec aplomb un jeune Lycur-
gue, qui ne me paraissail pas médiocrament vaniteux et content de
lui-mĂ©me. Eh! câest tout simple; a prĂ©sent rien qui nous gĂ©ne = le
terrain est dĂ©blayĂ© par cette canaille (ici ]âorateur mit uge sourdine
4.sa voix); profitops-en pour batir.-Sachens vivre désormais ainsi
quâil convient 4 des hommes, dans Ja plĂ©sitade de notre indĂ©pen-
dance et de notre dignilĂ©, comme aux beaux jours dâAlhĂ©nes et de
Reme, gouvernĂ©s seulement par fa justice et:par la loi. â Quoi! le
RĂ©publique., gouversement.da tumulie! Jâepfer ou le chaos? dit
brusquement un vaincu qui gardait rancune de sa dĂ©faite. â Nor,
reprit avec Ă©mution lâadolescent; la RĂ©publique, mais la vĂ©ritable
RĂ©publique, rĂ©alisable par |âexaltation de tous les dĂ©vouements et la
pratique gĂ©nĂ©reuse âdes sublimes vertus; la RĂ©publique chrĂ©tienne,
la.seule possible, of fleuriroat, avec |âesprit du sacrifice, le patrio-
tisme, Ja piĂ©tĂ© filiale, la probitĂ© sans Ltache et surtout lâardente cha-
ritĂ©, lâ'amour-des hommes et de Dieu, |âhumilitĂ© sincĂ©re, lâhĂ©rvique
chasteté...
Quelqaes-wns sâinclinĂ©rent .en signe d'adhĂ©sion. Mais un terrible
murmure s'Ă©leva dans la foule; puis des protestations et des cla-
qaeurs,
â De-quoi ! de quoi ! dit un drĂ©ie qui, la casquette. sur lâoreille,
lair peu révérencieux, le poiag levé, Git irruptien-dans'le cercle. &
La Se LEGO HE) 188
punostennes-oous débarranés et voickada qworrepertede tous re-
metice le: ht es Je-Htow: Pas si béte; mes. petite messieurs. Ie pre-
mier quĂ© sâenlavme, nous iwi tordbns le- cow comme: #. une volaile.
â~Bravo | bravo! barlait lafoule. âOn est roi ca on-ne l'est pas!
Weat-il pas: veas; cansaradee ? Liberté !.égalteé!: eas moty-l4 est-ce
enoors: une frime f Nousne - veulens plus de menettes, nows nâen vou-
lons: plus. Amidiable: leurs lois qui sont autant de toiles dâaraignĂ©es
power attraper bes moucherons, câest-a-dire les peavres: diables. â
Beavement parié, dit un sournois en habit now, dent la figure assez
imelligente offrait:un mĂ©lange singuiter dâastuce, de bassesse et de
venité. Mom eher, satvs compliment, on ne saurait mieux dire. Oui,
grace atx. progres de la raison, |âHeure de ja complĂ©te Ă©mancipation
a sonoĂ©. Lâhomme, avjourdâ hut, lancĂ©:sur la route du progrĂ©s indĂ©-
fiot, zyant reconquis la plénitude de sa souveraineté, ne reldve plus
que de lui-mĂ©me... â Et de Dieu, interrompit gravement |âadoles-
cent. â Oh! of ! dit lepĂ©dant, avec um ricanement qui retentit dans
la foale. Monsieur en est 1), 4 ces vieux préjugés de: la superstition.
Eh! mes amis, venez, venez voir un citoyen qui dit croire en Dien!
â Un jĂ©suite ! un jĂ©suite! braillait la foule. â Un ignorantin! â
Tieas, liens, je les. croyais tous dans la riviĂ©re. â Un calotin! il faut
le pendre! â Non, nen, ce serait trop dâhonneur; 4 Charenton! â
Le coquin veut nows remettre sous le jong des prĂ©tres. â Ramener
l'loquisition et les bOchers. âLa sainte Inquisition et le despotisme
chĂ©rical. âIl mĂ©riterait quâon le brelat vif, a petrt feu. âBrigand ! â
Bak ! câest an idiot, croire encore & Dieu et au Pape. â Quâest-ce que
Dies ? â Un mot âpour. faire peur eax mĂ©ehantes ferames et aux pe-
tits enfants. â Une invention des curĂ©s et des rois pour tyranniser
le peuple. â A: bas la tyrannie'!
Toutes ces interruptions sataniques se croisaient dans la foule
a„ec dies appiaudissements et des rires, tandis que le pédant conti--
Ruait de faire la legen au jeane homme : âDĂ©faftes-vous, mon cher, .
de ces tendances. rétrogrades, de ees croyanees puériies, préjugés
naifs du monde au berceau. LâidĂ©e est en marche, qui pourra lâat~
rĂ©ter? â Le catĂ©ehisme a fait son temps. â LâBeangite aussi; un -
beaw:livre sans doute, mais o# la science ne voit qwun mythe que
l'Egtise ne sait pes interpréter. Puis les dogmes, la morale, mon
cher, iatolĂ©rable-! Ra: thĂ©ebegie, chimĂ©re! Dien, câest le grand Tout,
Uni versek,. qa dats-ges'Gvolutions successtves;. par' des-transforma~
150 LA NUIT LUGUBRE.
tions toujours mouvelies, Proiée immense, cherche 6a saenifestetion
seprĂ©me et compiste. Voila qui est clair. â- Pas trop, dit. modes-
tement le jeune homme. â Câest-a-dire que I'âhumanitĂ© tout ear
tire, l'ensemble harmonieux de la création, les hummes, les ani-
maux et Jes plantes, tous les étres organixés ou non en un mot sant
des portions de la divinité; nous sommes nous-mémes des fractions
du grand Tout. â Autant de Dieux, murmura le jeune homme Gbabi.
â- Qui, saps doute. â Mais c'est absurde! Le savant fit ape laide
grimace. â Ma doctrine est la doctrine des sages, la religion de |âar
venir ; la seule qui sauvegarde la liberté et ne soit pas un fardeaa
pour la conscience hymaine. J'en appalie a ces dignes citoyens. â
Trés-bien! trés-bien! répondit Ja foule avec un joyeux écho. A le
bonne heure, cette religiun-la, ce nâest pas difficile et lâon peut s'en
accommoder! Pas dâenfer et le paradis sur terre! nous ne voulons
pas autre chose!
â Voyez donc, criait un autre; je prends une Ă©pouse, ca ma
convient! trĂ©s-bien! mais au bout dâun temps, grace au tracas du
mĂ©nage, adieu la jeunesse, adieu la fraicheur! La femme sâenlaidit,
puis câest toujours Ja mĂ©me chose ! Bon ! ga mâennuie! Tant pis, il
faut la garder, la morale et la Joi sont dâaccord pour le vouloir ainsi.
~~ Au diable la morale et le reste! Le mariage, câest lâeaclavage!
Vive le divorce! Voila! quâon soit libre de changer de famine ou
dâen prendre deux. -â MĂ©me une douzaine, comme chez le3 Turcs,
dit quelquâun. â Bsh! pe me pariez pas des Turcs, criait un gros
hemme, a ia figure empourpreée et a Ja démarche hésitante ; des gens
qui ne boivent que de lâeau, et par dĂ©votion encore ;-le jĂ©guitisme, se
fourre partout. Il faut boire, il faut boire, toujours boira! â- Owi,
reprit quelquâun, mais la morale est encore }4 pour. compter les
verres et tes: bouteilles. Et d'ailleurs, Je jus de ja treille, comme dit
la chanson , ne.coule pas tout sep], ainsi que l'eau des riviéres.
Si te gousset est vide, bonsoir; il faut boire 4 la.fontaige,.taadis.quâit
„ a tant de .cavea qui sont pleines, ou les tapneaux: sentassent
comme des: mantagnes. â- C'est. yrail cegt,wrail a!
~â Autre abus, reprit.le causewr. Je vois des tas de freluqnels, igre
jours endimanchés, qui rewent.sur,}'angent et sur }'on, sq, donnent
du bon. temps, chĂ©ment: du-premier,de.lâan .4 Ja SaiahSylupatre,
tandis que .de braves compagnons...cpmme. 2aRs,. ob qiri-les., „A-
lent, triment du matin o8 sein, pour. w.moncaas de-painic a, las
LA: NUIT: LUGUBRE. ÂŁ57k
bourer, serher, récolter, batir, magonner, forger, tourner la moule,:
scier Je bois ou la pierre, a sâĂ©reimter en un mot de maniĂ©re ou d'aw
tre. Câest abusif et câest monotone. Travailler, toujours travailler,
quand les autres dorment ou se proménent! Tant pis pour les mil
lionnaires, je veux ma part; quâon me la donne ou je la prends.. .
â Bien dâautrui tu ne prendres!
â Farceur! puisquâon abolit Je bon Dieu et Ja morale, enfoneĂ©d le
commandement et les bourgeois. â Parfaitement logique, puissam-
ment rarsonné, dit avec admiration le docteur. O grand peuple! 6
excetient peaple ! 6 admirable peuple ! Ja raison des sages sâhumilio
devant ton bon sens. Le philosophe pose les prémisses et tu tires
les conelasions ! |
La Fille de la Raison souriait & toutes ces boutades sacriléges ; elle
coupa court cependant.4 la conversation. ââ Assez causĂ©, dit-elle ;
maintenant i] faut agir. Que Jes Jambins et les poltrons restent der-
Titre; pour nous, Jurons, en avant! â Et le cortĂ©ge reprit sa
course.
Vil
On-nâent pas cheminĂ© longtemps quâan palais splendide sâoffrit &
nos regards. Bien quâen maint endroit apparussent des signes de vĂ©~
tasté, il y resta#t encore un certain air de grandeur et de magnificence,
Les colonnes Ă©taient d'or; lâor resplendissait & la voite- et sar les
murs de PĂ©difice of |'on entrait jadis par une seule porte Ă©troite. et
Inassive, Mais de tous cétés maintenant, des fentes subtilement:prar.
tiquées ou de larges bréches formaient autant de passages commer:
des. Des.â moneeaux dâor et d'argent, de pierres prĂ©cieuses, dâĂ©tofies
brillusies, des meubles, des tableaux, des statues, toutes les mesv
veiftes du juxe-jonchaient le sol. Un maigre vieillard, dont. Veal.â Are:
gus-et' les trafis convulsifs dénotaient une perpétuaile inqnidtuda;:
erent soul dans cette rayonnante-demeure. De temps en temps, avec
une joie fébrile il plongeait ses mains ddns-les mroneeaux de -pisces
Gor qalli tiĂ©tdit âjaniais: las de cosspter, Mais: soudaie il palit, ees
Abies dn trouver t-lnissdrent éehapper jo précieux métal ;.i1 joiznit
Jes Wtltiedie ine indicible âĂ©pouvente) Celle que vous saves, âtent
riviecvisidasĂ©, seAreksait surle-seuil; tandis quâ okaque issue, une
botivé allUGgeGit sed-tndveaw ctv Gardeat des -regards:enflammés,. en
S08 LA NUTTâ LOGUBRE.
iniéure tempi qge!ce montratent an-desses des tétes de Demis, « Tow
Page out: passĂ©, crta-la: nraudite avec utr Ă©clat deâvely savage, va-
t-ew fy L'netve-dewutall; foudtoyé per étonwement..Comme s'il eft
youtuclus:dĂ©fendre; 1 -ctomdit bes) deox neaineâ vere ses! trdsors... ir
ricawemont guttural: rĂ©pondit: 4: ce gesie. Les loaves impatientesâ,
aiguillonnées par les bandits, se .préeepittrent de tous les céiés sur
lw maltfeuretnâ; il ens fut pour lu? comme pour la momie. Puis ,
cone Ă©brani& par: une force Surlmememns, Ă©ilifica chancela; lw
vote: fus:emportée dans us toarbillon, les colomnes s'abitnérent ; et
en' meéme temps; detous les peints: de Ithorizomor: vit, pareilles „
des nuées de ssatereiies, aecourir des:bandes de:forcénts, des hore
des en guenilles, races abjectes dont la face bestiale reppetait' ve~
guement le profit humain. Alors:commenca le plus.effroyabie pillage,
ow piutĂ©t une lutte-frĂ©nĂ©tique dang laquelle chaque dĂ©bris, disputâ
longtemps, passait: de main en mein, souvent ensangianté, pour res+
ter au:ptns adyoit'oa au pits fort. Le butin partagé, quelques-ungy
sâenfuirent comme les bĂ©tes fauves qui regagnent leur taniĂ©re; les
autres suivirent le cortége. Il ne resta plus devant. moi que des ca-
davres.
VAY:
hnmebile et confondu, je regardaisâencore qramĂ© des âcris âdoulou~
reux' se firent entendre & distance. Laissant: ces Hear maudits, je
my Glance en avant. Ah! nows nâaviews rien vu jusquâalors. A lâom-
bre dâun vieux cĂ©dre, contemporain de la crĂ©ation sâĂ©levait un auâ
tel de forme antique , ormné de: nvyrtes verdoyants et de fleurs aur
parfums' les plus suaves. Pres de lâautel, au mifien de la verdure et deg
fleurs, un couple graciewx de jourmes 6poux contemptait aver des larmes
de tendresse deux beaux enfants, deux ravissants chérubins, endormis
dans feur berceat; puis iis Ă©changeaient entre ery, dans lâextase diz
bonheur, de longs regards et de doux soarires. CâĂ©tait await dĂ© calme
et de féte qui dilatait le coeur. Leur félicité maivea semblait- hea
reuse de sâenvelopper ainsi de pudeur et de mystdre, de silence et
dâoubti. lis se reposaient, conflanty dans leur amour, sous la protec~-
tion- decet autel quâils croyaient sacrĂ©. Et soudair voila qu'une Ă©pow
vantaite rumeur les:fait'tressaillfr. Une main saeritdge'sâĂ©tend ser
Veutel. G'Ă©tait Ete, toujours: Bile, A- bas, x-basÂą rupit Pimple... et
Âą
LA GIT LUGEBAL: at
Lgete! tombe profand, les fleurs sent fouldes euc.pieda, te myst
déraciné, la flamme des trépieds est éteinte. Plus de-calte, plued'ane
tel! reprend Ja Furie. Plus-dâesclavage insupportabie Âąt de liens :in-
diasolubles! Allez, vous Ă©tes libres, ajouta-t-elle avec une sanglante
ironie. .Et les iafortunĂ©s soni aprachĂ©s des bres |âan de l'autre; on nit
du désespoir et des: larmes de la mére privée de ses enfants.qu'em-
poste un inconsn. Un brigand a [ace de satyre |'entrainait .clie«méme,
quand, par un eflert sapréme J'époux parvient 4 .se dégager. Diua
head terrible il sidlance sur le cavisseur quâil terrasse, et avec ia
suprime énergie du déseapoir,:il brake sous le:talon la -téte du misé-
rable comme on écrase la téte d'an reptile. Ruis saisissant 'arme
échappéec.i:na main convulsive, ilse redresse peur faire face 4 1oube
la bande qui recule devant la flamame de son regard. Mais nassurds
par le nombre, hoateux d"héaiter devantiun homme, dbientét tous
Fexisanent a liattaque. La victeire leur colte cher cependant, et leur
bésvique enpemi,s'1] snccembe, expere:du moins sur un:menceau de
cada vres.
LâĂ©pouse restait sans dĂ©fense & leur merci : « A mei la dame, dit
je plus.audacieux, c'est moi qui Je premier ai -blessĂ© homme. â Et
je VâachĂ©ve, hurle un antre qui retirait du cadavre son sabre âtout
famant. â Au plus.fort, sâĂ©crie un troisiĂ©me, dont la main sâĂ©6tendait
dĂ©ja:sur la maltheureuse, quand il tombe la poitrime traversĂ©e dânome
baile. Lutte nouvelle et funieuse entte les vainquears eux-mémes,
dont pins d'un resta sur Je carreau. Apnés quoi l'on convient dle sea
yemettre au sort, qui ne fut pas respecté cependant ; et la bataille
Pecoommengait plus serribie,si, dans le tumulte, un des bandits oâedt
powpnardé ja captive. Mais que de fois, 6 mon Dieu! je vis se renou~
weler âces scĂ©nes d'horrear, et de chastes Ă©pouses, de -pudiques
jeunes âfilles, saintement parĂ©es de la couronne dâingocence, atTa-
chĂ©es tontes tremblantes des bras de leurs mĂ©res, âet qu'on empor~
taiticummme-on butin.-CâĂ©tait 4 chaque pas une scĂ©ue impie et doseu-
reuse. Des vieillards:dent lâaspect Ă©tait vĂ©nĂ©rable, de jeanes hommes
au regard fier et lumipeax, au Jarge front couronné de fauriers,
gous les dius de l'art et de la gloire enfin et que les bandes peursui-~
vaieut de leurs outrages. Le-dirai.je pourtant, je ne pouvats oe aé-
fendre quelquefeis dâapplaudir du fond du coour.d tes audes âde lz
canaille ; car parmi ces grands dommes, arlistes, orateurs, :podess, i
tiiâarrivait souvedt de reconnative des laches qni nagotre, par leurs
266 LA NUIT LUGUBRE.
livres, leurs harangues ou leurs tab!eaux, flattant les plus détestables
penchants, avaient préparé ces salurnales.
- Et successivement tombĂ©rent tons les autels, Jâaute} de la Pudeur,
Yautel de IâHonneur, celui de la Justice, mĂ©me }âa tel partout sacrĂ©
de la Pitié. Et les Beaux-Arts, et la Science, et la Pués'e s'enfuirent
de leurs asiles qui croulaient sous des mains inexorables, Sceul un
sanctuaire apparaissait debout au milieu de toutes ces ruines, sanc-
qaire vénérable entre tous, et que la majesté des siécles, l'autorité
des souvenirs, Ja tradilion séculaire du respect et de la reconnais-
sance, que dis-je? |âombre de Dieu lui-mĂ©me semblait couvrir d'une
inviolable protection. Vers ce temple auguste sâouvrant a tous avec
une généreuse confiance, les malheureux fugitifs accouraient en foule,
beaucoup étonnés et confus de venir la chercher un asile. Et de
peur que l'un dâeux ne pit hĂ©siter, la Fille du ciel, que jâĂ©tais hea-
Treux de revoir, avec des regards pleins d'une tendresse délic.te,
dans sa sollicitude de mĂ©re, sâempressait au-devant dâeux et leur
tendait les bras. Aussi, ranimĂ©s et joyeux, ils entonnaient a lâenvi
Yhymne de joie et de délivrance, | hymne pascale : O Fila et Fila f
et s'agenouillaient sous le portique avec lâĂ©motion de !âexilĂ© rentrant
dans sa patrie, ou du naufragé qui touche au port.
Mais lâ'EumĂ©nide apparatt suivie de son escorte, folle dâorgueil,
ivre d'un fanatisme impie, elle ose Ja premiére porter la main sur le
saint Ă©difice. !.es colonnes s'Ă©branlent, les murs chancellent ; les vi-
traux jonchent le parvis, On brise les tabernacles en dĂ©vastant |âau-
tel, dâoi Ja âcroix et les ornements sa: rĂ©s sont enlevĂ©s pour des jeux
exécrables. Les vétemnents augustes servent aux travestissements d'une
mascarade sacrilĂ©ge ; iâor et lâargent passent aux mains des vo'eurs.
La vofite enfin sâĂ©croule aux applaudissements de lâinfame et de ta
canaille qui bat des mains, réjouie par les gémissements des infor-
tunĂ©s Ă©crasĂ©s sous la chute ou forcĂ©s dâabandonner leur dernier
asile. Les yeux baignés de larmes, mais résiguée, mais inébranlable,
Ja Fille du ciel affrontait seule la horde dĂ©chainĂ©e et sâoffrait en ho-
Jocauste & leur fureur. Insultée, bafouée, souffletée, comme son divin
âMaitre, hĂ©las! atteinte par mille glaives qui la dĂ©chirent par de
crueiles blessures, sâil ne leur est pas permis de toucher au cceur crlle
qui est immortelle, Ja divine prĂ©tresse ne sait que bĂ©nir ses bourâ
reaux, bénir ses néophytes, qui prometient, en la couvrant de leurs
poitrines, de lui rester fidĂ©les jusquâau martyre. Triste comme Ree
&A âNOITâ LOGUBRE. 161
#6? plouraet Âąurses enfants, mais console âpar jour dĂ©vovement,
devant la rage insensée des bourreanx, elle 9 4uigre apres wi der
gier regerds mais dans ce regard empreint de curmpassion âef d'a-
tnocr, brilte encore & travers d'inexprimebtes;regrets, uh rayod
pas alicia âGen'est: anes es chasis er ne ae
en Sed ad ae ne a)
. 1Xâ ie A
ee, aed ns Beas ee re elo
Ft cette ruine Sceomalis: Hil se fit on lang silerice: Les vainqueurs
eux+mémes semblaient:consterndés dé seus thiomphe. Las:bras croi+
eĂ©s, âEamĂ©nide promenait aatour dâelle-unârĂ©gavd-dent Pexpression
Indiquait linquiétade , quetque remords faronche penteétre.. Les
louves grattatent:le sol conime:des chidns qui ont perdu la piste;
Jes bandits se taisaient. 1] semblait quâautour'de nous bw solitude se
fat faite ptas profonde. Cette rĂ©gion dĂ©vastĂ©e âavait uetqae « hose
de la désolation mystérieuse qui plane @terellument sur fa terre
mandite ot sâabimĂ©rent les oing villes. H nây avait plus de ciel, plus
@horizon, mais devant nous, mais derritre, et si' proche qu'il-sem-
Diait que Pair dit nous manquer, un nvir-rideaw du nuages, dense et
impénétrable et dont l'effrayanie immobilité ts faisait russembler
aux murailles calcinées d'une ville détraite par incendie. Di cetie
volte tĂ©nĂ©breuse tombail je ne sats quelle clartĂ© mornĂ© quiâdonnak
4 la scdéne un aspect tuut fantastique. Par intervalles un éclair silen-
cieux dĂ©rowait lentement ses siilons sur âces âmasses (ugubres: qaâH
paraissait n'entrâousrir quâavec peine. Et puis vous yentiez autour de
vous un vide, un vide... CâĂ©tat horrible; vainement cherchait-on
Ja route ; soit que le chemin sarrétat o& nous étivns ou qu'il :se per
dit sous 4es ruines, on ne voyait plus of se diriger. Pale comme lady
Macbeth aprĂ©s le orime, |âEumĂ©nide errait dans la sohtade et s'y
frayait péniblement. on- passage. Elle interrogeail lair, mais air
restait muel:! Elle. prĂ©tait: iâoreille, mais on 'nâentendait.pas âle plus
léger souffle. Nab éeho ne répondait a ses blasphéines, et son visage
trahissaat l'aagoisse; car déja la horde implacable , ju-que la sous
mise, s'irritait de voir lui manquer -la pélure ;4es yeux étincelants, les
gueulesenfammeées, les tétes grendantes, se teurnatent vers la Keine.
Tout 2 eoup cĂ©elle-oi se redres-e, comme frappĂ©e dâune lumiĂ©re svu-
daine. âAvec lâanxiĂ©tĂ©. de la aragicienne quiiteute ure Ă©yocation su-
T. xx8x. 10 oy. 4851. 3° civras f°. : 6
ÂŁ62 LA, NWF LUGUSBE.
préme, elle murmure je ne sais quel nom. Un soupir furtif om phstét
VĂ©cho presque insaixissable dâun soupir parut lui rĂ©pondre. Câen fut
assez ; commne dĂ©livrĂ©e dâun poids Ă©narme, elle respira furtement. Sea
regard redevint intrépide, son geste superbe ; comme le guide, remis
sur la voie par un indice, elle reprend bardiment sa route, entrainant
son cortége qui reconnait le timbre dur et impérieux de sa voix. Et
bientét on entrait dans une vallée profonde, ot, comme sur un an-
cien champ de bataille, comme a Waterloo par exemple, parmi des
milliers de monticules. quelques ifs décharnés jetaient leur ombre
avare. Que de tombes, 6 mon Dieu ! quel Ă©tait cet immense cimetigre
dont |âaile de lâoiseau voyageur eit longtemps cherchĂ© !a limite! Quel
carnage effroyable! quelle épouvantable méiée avait ensanglanté
cette terre o& semblait dormir un peuple entier! Etait-ce donc la
encore'un monument de la jastice Ă©ternelle ?
Nous pénétruns dans la valiée. Mais voici quelque chose d'étrange
et dinoui! A peine on eit dĂ©passĂ© la premiĂ©re fusse quâautoer de
nous sâĂ©lĂ©ve soudain un vaste gĂ©missement. Des tombes Ă©mues,
comme du sol humectĂ© par le sang dâAbel, sâĂ©chappait un Ă©ternel
murmare. CâĂ©tait um mĂ©lange dĂ©chirant de plaintes, de cris dâan-
goisse et de désespoir, de sanglots et de rales. On entendait des
voix males, puis des voix de femmes et de jeunes filles, jusquââ des
voix de petits enfants qui pleurasent leur mére et demandaient ce
quils avaient fait pour mourir... puis de saintes priéres, des béné-
dictions népandwes, a défaut d'héritage, sur une téte orpheline, et
aussi des baisers, des longs et tristes baisers; puis des adieux , des
adieux de mĂ©re et dâĂ©pouse , si pleins de larmes, si touchants et si
tendres, que le cosur des bourreaux eat da se briser en les Ă©coutant.
Et.eufin le mat de grace el le mot de pardon qui revenait sans. cesse
a travers ces gémissements et ces rumeurs plaintives.
Triste, les yeux humides, le cceur Ă©mu dâune compassion pro-
fonde, jâavangais. Au milieu du champ morwaire, le cortĂ©ge sâĂ©tait
arrĂ©tĂ© ; lâEwinĂ©aide, & quelque pas dâune tombe et dans I'attitude du
recueillemens, semblait attendre. Cette tombe ne furmait pas comme
les autres un exhaussement sur le sul, elle Ă©tait 4 ras de terre et cou-
verte dâun marbre noir. Sur ce marbre point d inscription men-
teuse, point dâĂ©pitaphe, seulement ua chiffre â 93! â Une main de
fer, une main mflexible comme celle du Destin, avait scellé cette
tombe avec le pommeau de |'épée.
LA NOM DUGUBRE. $08
a Alluns, dit notre guide.â<Allons, » rĂ©pĂ©ta da foule, 04 cependant
quelques voix protestĂ©rent. Les plus .audacieux sâavancent, quand un
nouveau et ternible prodige les fait hésiter. D'abord des toatbes
murmurantes, le concert de plaintes sâdlĂ©ve plus distinct et pies
lamentabie. Pais de chaqne tertre on voit surgir autant dâombres
qui, silemciewses , sâassemblent comme les abeilies autour de in
ruche pour fermer le passage a Ja horde inapie. A leur téte, avec une
démarche auguste, apparait poe.ombre grande et majestueuse, dunt
Rar dâaatoritĂ© se tempĂ©ne par un caractĂ©re de baniĂ© paternelle et
de sublime douceur. Le manteau royal |âenvelopps. comme un lin-
ceul. Asa droite, asa gauche, deux ombres imposantes, quoique de
moindre tate, et qni s'appuyaient sur elle avec une air de pieuse
affection. A la majestĂ© de leurs traits, 4 lear dignitĂ© pleine de grice, â
je ne pus les méconnaltre, mon ccenr se serra, partagé entre !'atten-
drissement et la vénération, comme devant les témoinsou les victimes
d'une idestre infortane, mes genowx féchirent et mes yeux se rem-
plirent de larmes. Dâautres ombres en foule s'inclinateat devant ces
irois ombres, et les entoaraient en les contemplant avec une Ă©mation
respectaeuse. Devant ce cortége funébre, quelques instants les bandes
parurent sâarrĂ©ter. Mais.un audacieux, par |âordre da guide, tire son
glaive, et le faisant tournoyer dans |'air il ne rencontre que le vide.
a illusions, sâĂ©crie-t-i, illusions et mensonges! » EÂŁilsâĂ©lance suivi
par Ja foule, tandis que les fantémes s'dloignent aveerun air de tris-:
tesse et de solennelle pitié.
On approche de la tombe dont le couvercle ast arraché. De la fosse
béante alors se dresse Jentement je ne sais quel monstre, moiti
femelle, moitiĂ© vampire ; quelquechose dâhorrible et dâinforme, riaut
d'un rire Jugubre, avec une voix quisemblait un siffement et un rale:;
un Ă©tre enfin comme |âimagination la plus inquidte, dans le dĂ©lire ae
de la peur, ne lâeit pas rĂ©vĂ©; un Ă©tre comme |âenfar seul peut an
crĂ©er, hideux, gigantesque, effroyable, drap¹é des lambaanx dâune
carmacnole temte dans la pourpre ou dans le sang,.et.cosifé du bom-
net des galériens, sur lequel, 6 dérision! tremblait'un diadéme, vols
sans doute dans quelque cercueil royal.
A la vue de cette créature monstrueuse les plus herdis firent an
pas en arriére. La téméraire pythonisse,, Ia premigne, recula tern-
fiĂ©e. Comme lâesclave, qui reconnait son maitre, et un maitre inexo-
rable, éperdue, peut-étre aussi dépitie et jalouse, jetant ses orne-
464 LA NUIT LUGUBRE.
ments, elle se perdit dans la foule. Lâautre cependant continuait a rire
de son rire sinistre, puis avec sa voix tour a tour rauque et stridente :
« Ah! ah! dit-elle. Enfin, enfint... un bien long somme!... jâai trop
dormi, trop dormi!... Eh bien! est-ce quâon ne me reconnait pas
ici? Allons, vous autres, quâattendez-vous?... A la besogne. » Elle
fit un geste, et subjugués soudain, je vis tous les misérables, avec um
air de féte, dans un |ache empressement, travailler a lui batir une
sorte de piĂ©destal, un trĂ©ne formĂ© dâossements ravis aux tombes
yoisines. A peine assise sur ce siége funébre, elle fit un nouveau
signe; et bientdt sâavancĂ©rent en longues files, les mains liĂ©es sur la
poitrine ou derriĂ©re le dos, des troupes dâhommes, de femmes, dâen-
fants, victimes dĂ©vouĂ©es que dâatroces bandits poussaient devant eux
comme les bouchers chassent les troupeaux destinĂ©s 4 |âabattoir. Au
pied du trĂ©ne se tenaient les assassins dâĂ©lite, les Ă©gorgeurs Ă©mĂ©rites,
qui se préparaient a leur office, armés les uns de lames tranvhantes
et de coutelas, les autres de piques, de fourches et de marteaux.
Les victimes, pour la plupart, semblaient se résigner avec une
âstupide indiffĂ©rence, ou ne savaienl que se lamenter puĂ©rilement.
Celui-ci regrettait son or, celui-la sa terre ou sa maison; cet autre
un amour criminel ou le rĂ©ve de son orgueil qui sâĂ©vanouissait dans
une catastrophe. Les plus sages pleuraient sur leurs femmes et sur
leurs enfants, mais comme on pleure quand on nâattend rien au dela
de la tombe ouverte sous les pas comme un précipice. Soudain, au
milieu de ces tristes condamnés, apparurent de nobles jeunes hom-
mes, des vieillards vĂ©nĂ©rables, de sublimes vierges auxquelles IâhĂ©-
roisme de la foi donnait de surmonter Ja timidité de leur sexe. Et
tous a |âenvi s'efforcaient dâencourager, de fortifier et de consoler
leurs compagnons dâinfortune par Jes espĂ©rances de la vie immor-
telle. Vainement les bourreaux voulaient leur imposer silence : d'une
voix plus Ă©clatante, ils proclamaient glorieusement leur foi, et glo-
rifiaient JĂ©sus-Christ; martyrs intrĂ©pides, heureux de donner |âexem-
ple, ils sâĂ©langaient au devant de la mort, comme on court 2 Ja plus
belle des fétes, et le front rayonnant, le sourire aux lévres, avec une
joie singuliére, ils se précipitaient au milieu des fers ensanglantés.
Et, chose merveilleuse, il semblait, chaque fois que tombait une de
ces pures victimes, quâune forme lĂ©gĂ©re et diaphane, subtile comme
âla vapeur de |âencens, sâĂ©levat de terre et prit son vol vers le ciel.
Un couple surtout fit couler mes larmes: deux chastes fiancés,
LA NUIT LUGUBRE. 465
dans toute la fleur de Ja jeunesse et de la beautĂ© sâavancĂ©rent ; 4 Jeur
aspect, les armes tremblérent aux mains des bourreaux... un mur-
mure suppliant sâĂ©leva de la foule. Tous deux ils sâĂ©taient mis 4 ge-
noux et ils priaient : « Mon Dieu! disaient-ils, mon Dieu! pardonnez-
leur, car ils ne savent ce quâils font! Seigneur, agrĂ©ez \âholocauste
et sauvez nos freres! Pitié pour ce pauvre peuple! pitié pour les in-
nocents, et grace pour les coupables! pitié pour cette malheureuse
terre et pour la patrie! » Puis les deux saintes victimes tendirent la
gurge aux exécuteurs, qui, celte fois, semblaient répugner a la ta-
che, et cĂ©dĂ©rent moins peut-ttre a la cruautĂ© quâa un affreux respect
humain.
Mais le sang des martyrs ne coule jamais en vain. A peine les
deux adolescents eurent succombĂ©, quâune agitation sourde et me-
nacante trahit les sympathies de la foule, complice aveugle des pre-
miĂ©res destructions, mais qui, bientĂ©t refroidie, nâĂ©tait que la spec-
tatrice terrifiĂ©e de ces orgies du meurtre. Câest la une des merveilles
de Ja civilisation chrĂ©tienne! On nâa jamais vu, ]âon ne verra jamais
un peuple qui fut chrétien, revenu soudain a Ja barbarie, comme la
race exécrable de la décadence romaine, se plaire en masse, et de
sang-froid, aux boucheries de |âamphithĂ©atre, sâasseoir tranquille-
ment sur les gradins du cirque pour savourer la volupté du carnage
et Ja tiÂąde vapeur du sang. I} se trouve encore, dans Jes bas-fonds
de la société christianisée, des monstres, des vampires et des ogres
altérés de sang et flairant la chair palpitante. Une révolution peut
bien, conime une Ă©cume, les soulever a la surface, mais ils ne sont
janiais quâune dĂ©testable minoritĂ©, supplĂ©ant au nombre, il est vrai,
par lâaudace et par la fureur. Chez tous les autres, mĂ©me dans le
délire des passions, méme dans les convulsions de la haine ou les
abrutissements de la lacheté, toujours il reste, au plus profond des
ceeurs, des instincts gĂ©nĂ©reux, des sentiments dâĂ©nergique pitiĂ©...
prĂ©cieuses Ă©tincelles de Ja charitĂ© divine quâun souffle suffit @ rallu-
mer. Ainsi fut-iLcette fois encore.
A la vue des saintes victimes un frĂ©missement dâhorreur parcou-
rut la foule; des larmes coulérent sur ces rudes visages, puis des
voix intrépides éclatérent... Et bientét, comme il arrive toujours,
l'impulsion donnĂ©e, les plus tiĂ©des sâĂ©murent, les plus laches sâexal-
tĂ©rent. On nâentendait que cris de colĂ©re, reproches et imprĂ©ca-
tions : « Nous prennent-ils pour des antropophages! pour des canni-
@
bales:! .» crigit-on de tousoftds. « Egorgenoes innoveaiis ! men fréret
maa panyre scour! » murmuraient ces voice déchirantes. .« Mon fils! »
sâĂ©criait une Rachel Ă©plorĂ©e dans l'angoisse de:sa doulewr:; « rendez-
moi mon fils! On me !âa tuĂ©d on me liaitnĂ©....» «La pauvre femme,
elle en meurral » reprenaient les autres. «-Mais si neus les laissons
faire, tout le monte y passera, avec ces. hnigands! â- Les monstres!
il? voudraient Ă©touffer tous.les sentiments de:la-natane; mais voyez,
il faut que le cceur parle-et fasas explosion. On pe.détruit pas la fa~
mille! Le ceaur des mĂ©res nâa pas changĂ©, matgrĂ© leurs lois et leurs
rĂ©glements. â Ge sont les .bevards ! avec leurs grands mots et leurs
longues phrases qui ont fait tout le mal.â Pourquoi les croire! nous
sommes des niais ow des vaniteux! suffit quion nous cajole pour nous
tourner ja-cervelle et-nous faire vair des Atoiles an plein midi. â De
vrais poissons, prĂ©ts a gober tous les hamegons! -â- Qa ne rit pas
quand Ie sang soule1 â Câest vrai! â Nous :avens.en tort! obĂ©ir a
cette canaille! â Chasser notre bienfaitrice! notre conseil et notre
Providence, la mĂ©re des malheureux! Nous lâavens reniĂ©e, insultĂ©e,
presque assassinĂ©e! horrible ingratitude ! âCâest le crime de Judas,
le plus grand de tous! â Deda.sent venus nos.maiheurs.! â 1] faut
en finir! il faut en fioir! »
Dans le torrent des exolamations, cette parole retentissait comme
Je cri de rallisment. Les bourreaux consternés commencaient 4 dotu-
ter dâeux-mĂ©mes. En vain le Monstre inquieâ, s'efforgait de les ani-
mer et de leur donner courage, Jes armes Ă©chappaient 4 leurs mains
tremblantes; et laches-en face du péril, ils regardaient derriére eux,
comme ceux quai songent a la fuite. Vaine espérance ! la foule, a la-
quelle, de tous cétés,,arnivaient des anxiliaires les emtourait, impas-
sible et résolue, avec la conscience de sa force. I] ne fut pas méme
besoin de combat : le flot.du peuple, comme un fleuve qui déborde
quand la digue est rempue, se répandit, et bientét tout fut englouti,
VâĂ©chafaud, les apsasgins et Vidole. Quelques instants aprĂ©s, on efit
cherché la trace des égorgements, Il semblait que, pour récompen-
ser le repentir-de ca bon peuple, une puissance iawisible se h&tat de
purifier le sol et lâatmosphĂ©re.
X
Lâhorizon sâĂ©claircit. Cette nuil affreuse qui sâĂ©tendait sur le ciel
LA NUIT HIGUBRE. 467
comme ua voile.de devil sâĂ©vanouit.devant las. douces clartĂ©s da l?au-
nore. Lâgir s'embaumai de parfums, QU nageese. croissaient les ifs
et les cyprĂ©s, des busquets dâarbustes odorants sâĂ©panouigsaient ep
larges corbpilles ow balangaient sur des eaux limpides leurs grappes
de fleurs. Les gazons, dâune ddlicate verdure , sâĂ©maillaient de. ces
plantes charmantes, la joie du pogte et des jeunes Ă©poux, et qui
forent chaque annĂ©e le retour du printemps. Dâautres, plus tardives
dâhabitude, et que la nature tient en rĂ©serve dans son Ă©crin, semr
biaient se hater dâĂ©clore. Les lauriers roses, les orangersetlas myr-
tes se couvraient a lâenvi de leurs parures, tandis que les lis en-
trâouvraient leurs calices. Des touffes des rosiers et des jasmins
s'Ă©chappait un gazauillement dâoiseaux formant dans une harmonie
voilée le plus ravissant des concerts. On se fit cru dans le Paradis
tarrestre, dans cet Eden de la création dont nos premiers parents
emportĂ©rent dans |âexil un ineffable souvenir.
Au milieu de cette féte de la nature, une émotion délioieuse péné-
trait les coours. La priére intérieure des 4mes se trahissait par les
soupirs et lâivresse du regarJ; car tous faisaient silence, les yeus
fixĂ©s sur lâborizon. Dans le recueillement du bonheur et de |âamour,
lea mains jointes, tous semblaient atlendre avec lâanxiĂ©tĂ© d'un fils
attendant le retour de la plus tendre des méres. Enfin, des voix que
mille échos répétérent, se firent entendre: « La voici! la voici! Oh!
c'est elle, câest bien elle! » Et soudain, au milieu dâun corlĂ©ge de
lĂ©vites, rapide et portĂ©e sans doute sur |âaile des sĂ©raphias, dans les
flots dâune lumiĂ©re Ă©clatante, et transfigurĂ©e comme le divin Malire
sorle Thabor, apparut la Fille du Ciel. Elle me sembiait plus radieuse et
plus belle que jamais danssa jeunesse immortelle, et mes yeux ne pou-
vaient se fixer sur elle sans Ă©blouissements. Les fleurs nalssaient sous
Se8 pas ; une suave odeur sâexhalait de ses vĂ©tements en mĂ©me temps
quâautour dâelle et sur sa trace lumineuse sâagitaient les encensoirs.
Elle allait, comme toujours, sereine et caressante, souriaot aux petits
enfants, souriant aux méres qui, des larmes dans les yeux, les sou-
levaient de leurs mains tremblantes. Chacun sâempressait, mais sans
précipitation et sans tumulte, avec ld pieuse ardeur du respect, pour
contempler ce visage auguste quâon nâespĂ©rait plus revoir, appro-
cher de ses léwres le bord de sa robe ou la croix qui brillait dans
Ses mains. Puis, 4 travers les hymnes dâallĂ©gresse et le chant des
cantiques, sur son passage, sâĂ©changeaient dâaffectueuses parales :
468 LA NUIT LUGUBRE.
« ChĂ©re et sainte MĂ©re!âPauvres enfants, vous avez bien souffert f
â Par notre faute, hĂ©las ! 61a plus gĂ©nĂ©reuse des MĂ©res... Pourtant,
malgré notre ingratitude, au premier signe du repentir, vous étes
revenue? â Une mĂ©re nâaccourt-elle pas au premier cri de son en-
fant? â Oh! nous avons Ă©tĂ© bien cruels et bien impies! â Pierre
avait reniĂ© trois fois son Mattre, et cependant il fut pardonnĂ©.âQue
Dieu nous donne son repentir ! âJe lis dans vos yeux le regret avec
Pamour, en faut-il davantage? »
Un incident, glorieux ensuite, un instant menaga dâattrister cette
paisible et magnifique ovation. Tout a coup des rumeurs confuses
sâĂ©levĂ©rent. « Comment câe-t elle? â Vraiment oui! â Lâinfame!
â Je la croyais morte.â Mais dâot sort-elle? â Bon, de lâenfer!â
Quâelle y retourne. â II fant la braler! â Une fille du diab'e, câest a
l'Ă©preuve du feu! â Il faut la noyer! â Quâon IâĂ©touffe ! â Quâon
la pende! â Un baillon dâabord ! »
Et au milieu du tumulte, poursuivie par les malédictions, épuisée,
haletante, vint tomber aux picds de la Religion (pourquoi craindre
de lâappeler par son nom?) une misĂ©rable crĂ©ature dont les traits
contractés, les prunelles ardentes et fixes, annongaient cet égarement
complet de la raison qui va pas-er de la dĂ©mence 4 Iâidiotisme. Jâa-
vais peine a reconnattre en elle lâorgueilleuse qui, naguĂ©re, insul-
tait avec une supréme insolence a Ja Fille du Ciel. Maintenant, un
instinct sublime, dans la folie du désespoir, la ramenait aux pieds
de celle devant qui nous lâavons vue, avec une audace sacrilĂ©ge, se
poser en rivale. « Grace ! murmura-t-elle d'une voix éteinte. » La
Fille du Ciel la considérait , gisante & ses pieds, avec un regard de
compassion sublime. « Quelle chute! dit-elle, une si glorieuse intel-
ligence! sĂ©parĂ©e de Diru et tombĂ©e au plus profond de lâabime!.. »
Du geste, calmant la foule, elle releva lâinfurtunĂ©e : « PiliĂ© pour la
pauvre folle, mes amis! Vous voyez ow |âont conduit son orgueil et
son impiété! Priez pour elle; peut-étre me sera-t-il donné de la
guérir!» Posant sur le front bralant de la malheureuse sa main di-
vine et, comme le Sauveur, levant les yeux au ciel, elle murmura
ces toutes puissantes paroles qui redressent les membres du paraly-
tique ou réveillent les morts. Aussitét les regards perdirent leur
éclat funeste, les traits reprirent leur noblesse, sur les lévres appa-
Tut un sourire, et, sâagenouillant avec un air dâhumilitĂ© touchante,
l'infortunée murmura : « O ma Mére! et je calomniais votre sollici-
LA NUIT LUGUBRE. 469
tude! jâaccusais votre prĂ©voyance comme une tyrannie! cette main
prudente qui mâarrĂ©tait au bord des prĂ©cipices pesait 4 mon orgueil!
Jâai voulu marcher seule.... tous mes pas furent autant de chutes!
.Je sais maintenant si vous mâaimiez, 6 mon Guide cĂ©leste! 6 mon
d@oux Ange gardien ! »
A chaque instant sur les pas de la pieuse triomphatrice, câĂ©tait
un nouveau prodige : on voyait des ennemis, longtemps irréconci-
iiables, abjurer la haine et se prĂ©cipiter dans les bras l'un de }âautre.
Dâheureuses mĂ©res, dâheureuses Ă©pouses fĂ©taient le fils ou lâĂ©poux
rendu soudain a4 leur tendresse et 4 Ja vertu. Plus de dissensions,
plus dâĂ©goisme, plus de convoitises implacables! Des ambitieux ar~
rachaient de leurs poitrines Jes insignes dâhonneurs et de dignitĂ©s
qu ils confessaient nâavoir pas mĂ©ritĂ©s, Plusieurs sâempressaient pour
rendre le butin ramassĂ© dans le pillage ou restituer lâhĂ©ritage acquis
par la fraude. Un artisan disait gaiement, en jetant la pique pour re-
prendre ses outils : « Vive la pauvreté! je travaille, mais je gagne le
Ciel. » Puis il regardait avec un bienveillant sourire passer lâheureux
du siĂ©cle qui, lui aussi, touchĂ© par la grace, sâapprochait de la Fille
du Ciel, et, flĂ©chissant le genou : « O ma MĂ©re! vous mâavez fait
comprendre les joies infinies de la miséricorde et les délices du sa-
crifice. Heureux celui qui fait des heureux! Voici de lâor pour ceux
qui ont faim, de lâor pour ceux qui manquent de vĂ©tements, de lâor
pour les orphelins et les veuves, pour les infirmes et les vieillards.
BĂ©ni soit Dieu qui mâa donnĂ© dâĂ©tre |âintendant des pauvres! »
Un artiste succéde : « Vous savez mes crimes, hélas! mais le cha-
timent fut terrible. Ces pinceaux que jâavais dĂ©shonorĂ©s, ils ont Ă©tĂ©
brisĂ©s dans mes mains par l'ignorance et par lâenvie. PrivĂ© de cet
art, luxe ioutile et lâobjet de la dĂ©rision, jâai mangĂ© dans lâamertume
le pain de J'aumdOne arrosĂ© de mes larmes. Aujourdâhui, ces pinceaux
que la foi mâa rendus, câest & elle que je les consacre. Que mon tra-
vail ne soit que la manifestation de la priére intérieure: notre art
doit Ă©tre un apostolat. Inspirez-moi, divine MĂ©re ; ravissez mon ceeur _
el conduisez ma main comme vous conduisiez naguére celle du pieux
Ange de Fiesole, ou celle du peintre ferveot de saint Bruno! »
Un Ă©crivain cĂ©lĂ©bre parlait plus haut encore : « Oh! sâĂ©criait-il,
que de catastrophes, et dont les victimes mâaccusent devant Dieu !
moi qui fus aussi touchĂ© par la foudre! EnivrĂ© par lâorgueil, jĂ© cou-
fais follement 4 l'ablme en y poussant les autres! Combien je suis
570 LA âNSOT LUGUBRE.
coupable, Seigneur !Ces dons de Hintelligence que vous mlaviex donâ
riés: poor les employer 4 votre givire et pour de salut des ameg,
Odieusement profanĂ©s, ils n'ont servi quâĂ© pervertir et &@ corrompre.
We devais Ă©tre lâ'ange gardien de lâinnecence, et Satan trouvait en moi
un impitoyable complice. Cependant vous mâavez Ă©pargnĂ©! Ah! je
brle-cette plume sacrilége, je brile ces misérables livres; ma wie
tom emtiÂąre doit dire une expiation ! Que ne.puis-je, a force de lar-
mes, #0 prix de mon sang, efflacer le trace de ces Ă©garements ef da
ees blasphemes, hélas ! peut-étre immortels! »
im peste plus jewne , et qui pout-dtre avait moins A ge repentir,
chante-As0n tour: :
âHonte & qui fait de Tart unâjeu comme unânĂ©goce,
'Trehit.sa mission, auguste sacerdoce |
(Mais audit igseasé, cossptice.des pervers,
Dort.le-vice au :seul peut applaudir les vers!
Jeblame le:talent.dgoiste, inutile,
âQui lAchement sejoue en yn syjet futile;
Le poéte est.aurtqut lami des malheyrenx,
Et pour les consoler sâattendrit avec eux.
Ne les flattant jamais, comme aux grands de la terre,
Il parle, s'il le faut, dans un langage austére,
Ainsi que le remords, grave, ardent, importun,
Mais toujours en apdtre, et jamais en tribun.
Quel bonheur de se dire, en déposant'la plume,
âEn relisant des vers que la grace parfume,
En relisant:la page ou, dâun ocsur gĂ©nĂ©reux,
La parole vibrante Ă©clate en mots heurenx ;
is-Abt 0@ livre n'est pas, jo crois, sans quelque sRanNel
Map Diey, soyez bĂ©ni sâil essule yne Jarma;
âpil fait quâon se rĂ©signe et sourit dans les pleurs,
Si dun payvre malade il suspend les douleurs,
Sâil touche un cesur que brise un repentir sublime,
Et ravit & Venfer une seule victime,
Je ne demande pas la gloire et les bravos :
Je suis plus que payé de mes humbies travaux! »
Js.rhétagrs, les philosophes, toys jes prétendus sages, enfin, &
Hexemple de artiste, sq relevaient par dâhĂ©rojques retours sur je
LA NUIT LUGUBRE. 474
passĂ© et des promesses solennelles pour |âavenir. Aussi lâivresse Ă©tait
gĂ©nĂ©rale; toute cette multitude nâĂ©tait plus quâune grande famille de
frĂ©res. « Oh! sâĂ©criait-on de tous cOtĂ©s, mais câestlâAge dâor! câest le
paradis | â- Non, rĂ©pondait la Fille du ciel, ce nâen est quâune om-
bre... quelques prĂ©mices des Ă©ternelles fĂ©licitĂ©s! Câest le triomphe
de I'Evangijlet c*est.le régne de Dieu.commencé sur laterra! «
XI
Je mâĂ©veillais alors au bruit des cloches annoncant la fĂ©te joyeuse
de la RĂ©surrection. Oh! pensai-je, en Ă©coutant la voix grave et so-
lennelle du bourdon, si tous voulaient répondre a cet appel! si la
France entitre, redevenue chrĂ©tienne, allait chanter |âAlleluia!
Bathild Bouwniot.
DU
REGIME MUNICIPAL ET FECERATIF
DE LA SUISSE 4.
LES COMMUNES SUISSES AVANT LA REFORME.
DĂ©s les temps les plus reculĂ©s apparait dans lâantique HelvĂ©tie,
dâabord le municipe romain, puis la commune germanique. Un ma-
. gistrat électif (Ammann), assisté de tous les propri¹taires libres, ad-
ministre sous la surveillance du comte ou du baillif de \âempereur.
Du régime féodal naft a son tour au X° siécle Ja commune seigneu-
riale. Trois ordres de fonctionnaires sây montrent, tous ministĂ©riaux
de la seigneurie : le baillif (Landvogt ou Reichsvogt), lâavoyer (Scul-
tetus, Schulze) qui, assistĂ© dâĂ©chevins, exerce la juridiction civile ;
le maire (Stadtoogt, Villicus), qui préside a la police, ala milice, etc.
Mais a cété de ces fonctionnaires ministériaux se montrent les pa-
triciens libres (die Geschlechter), et les bourgeois propriétaires de
biens allodiaux, ou adonnĂ©s a lâexercice de professions libĂ©rales.
Entre lâĂ©lĂ©ment fĂ©odal et lâĂ©lĂ©ment patricien ou bourgeois !a lutte
sâengage, et, avant la fin du XIII° siĂ©cle, la plupart des villes de la
Suisse ont dĂ©ja conquis lâindĂ©pendance municipale. Zurich, Berne,
Bale, Schaffouse, Lucerne, Soleure, Fribourg, Genéve, deviennent
successivement, dans des circonstances et sous des formes diverses,
des Etats souverains. Zurich, vassale a la fois de lâabbesse, de lâem-
pereur et du chapitre de la cathédrale, brise ce triple joug et est ad-
4 Extrait dâun ouvrage inĂ©dit sur les lois municipales de la Suisse et des Etats-
Unis, faisant suite au TraitĂ© de administration intĂ©rieure de la France, â Giraud
et Dagneau, libraires, rue Guéndégaud, 18.
DU REGIME MUNICIPAL ET FEDERATIF, ETC. 473
ministrée par deux conseils de bourgeois, l'un exécutif composé de
douze membres, |âautre lĂ©gislatif composĂ© de deux cents membres.
Berne, batie en lâannĂ©e 4191 par le duc Berthold V de Zaeringen:
Fribourg, batie onze ans auparavant par le pére de ce seigneur,
Berthold IV, regoivent de leurs fondateurs une charte municipale qui
leur attribue IâĂ©lection du conseil et de lâavoyer, et complĂ©tent plus
tard leur indépendance en se donnant un grand conseil. Cet exemple
est suivi 4 Bale, a Schaffouse, 4 Lucerne, 4 GenĂ©ve; partout |âorga-
nisme communal sâaffranchit des entraves de la puissance fĂ©odale et
se manifeste sous Ja double forme dâun petit conseil exĂ©cutif et d'un
grand conseil législatif.
Un publiciste du XV* siécle! fait observer avec raison que le sys-
tĂ©me dâadministration des villes suisses aux XIII* et XIV* siĂ©cles
offiait la combinaison des trois Ă©lĂ©ments qui, suivant lâopinion des
philosophes, doivent concourir 4 la formation de tous les gouverne-
ments, afin gue chaque membre de UVassociation ait sa part Ă©quitable et
proportionnelle dâinfluence et de bien-Ă©tre , et que tous les excĂ©s oppo-
és soient réeciproquement rendus impossibles ou facilement prevenus.
« Ainsi avait été constituée, dit Bonnivard, la villede Genéve.
« Car elle avait son é6véque pour monarque, non point donné par
le pape, mais postulĂ© par le peuple et nommeĂ© par le clergĂ©. 11 nâĂ©tait
a GenĂ©ve en plus grande autoritĂ© quâa Venise le doge, car il nâĂ©tait
que gardien des lois faites et non faiseur dâicelles, et prĂ©~ident pour
empécher les aristocrates de tomber en oligarchie et les démocrates
en anarchie.
« Le conseil aristocratique était de deux sortes, le spirituel et le
temporel. Le spirituel Ă©tait de trente-deux chanoines ; mais, depuis
que les papes eurent mis évéques et chanoines a leur appétit, tout
fut gatĂ©, les chanoines ne voulant Ă©tre sujets & lâĂ©vĂ©que, ni lâĂ©vĂ©que
que les chanoines se mélassent de ses affaires.
« Les assesseurs temporels de lâĂ©vĂ©que Ă©taient quatre syndics avec
vingt conseillers et un trésorier, qui, tous ensemble, faisaient le
hombre de vingt-cinq, Ă©lus par les tĂ©tes dâhdtel ? de la ville, tous les
ans, le dimanche apres la Purification. Ceux-ci Ă©taient assesseurs de
'Ă©vĂ©que pour le garder de tyrannie, et du peuple pour lâempĂ©cher
de se déborder. Ainsi voulait la loi que quatre syndics fussent en
! Bonnivard, Ă©dition Dunant. Geneve, 1831.
2 Chefs de famille.
â74 DU REGIME MUNICIPAL ET FEDERATIF
Ă©gale autoritĂ©, et, quâĂ©lus pour on. an, ils. ne retousnassent de tress
ans en leur place.
« Le conseil démocratique init par degrés ; car, afin que bes pasrvies
gens de métier ne fuasent pas empéchés par les affaires publiques de
gagner leur vie s'il leur fallait souvent sâassembler, ils avaient Ă©tabhi:
leurs procureurs. Ce noaobetant, le second (soit grand ) coaseik dé-
mocratique, composĂ© des chefs dâhĂ©Ă©el, sassembiait dewx fois lame
née, le dimanche aprés la Saint-Martin, pour finer la vente.da vin, é
celui aprés la Pusification, pour faire les syndics et conseils: osda
naires. La, oulre la matiére principale, megtait on avamt qm voulaié
ce qui lui semblait bon pour lâEtat public et la rĂ©formation @icelur.
Sur quoi lâon consultait et faisait dea Ă©dits que lâĂ©vĂ©que comfrmam,
ce qui Ă©tait pour retenir lâĂ©vĂ©que de tyrannie et le petit consall d'o~
ligarchie.
« Pour montrer que. les was ne pouvaieaé rien sans les autres, om
faisait les.criées (proclamations) publiques.comme suit.:
« De la part de IâĂ©vĂ©que et prince de Gendve , de son wdeme-et.
des syndics et prud:hommes de la ville. »
Le gouvernement de Neufchatel était avant Ja réforme comnre le
gouvernement de GenĂ©va, et est reatĂ© jusquâa ces derniers temps an
mĂ©lange dâaristocratie, de dĂ©mecratie et de monarchie.. Lâun des
plas puissaats dynastes de |âHelvĂ©tie occidentale: y avait Ă©tab& sen
manoir. Il.en affranchit les habitants aa commencement da X3SHP-side-
cle; dés lors, au lieu de ministériaux, le conse# de ville fut commondé
dâabord de douze, puis de vingt-quatre, enfin de quarante prud*hom+
mes élus, „ compris le maire et le juge (cemteneras). Les audienras,
câest-a-dire le parlement du comte, furent remplacĂ©s par un .gsand.
conseil lĂ©gislatif dlu par le peuple a raison dâun dĂ©patĂ©: par cing cents:
ames de population; le prince retint le droit de nommer les ment.
bres du conseil dâEtat et des cours de judicature, le gouvermeur mi»
litaire et autres agents exécutifs.
Neufchatel offrait teus les caractĂ©res dâune rĂ©publique monas~
chique.
LâĂ©tat primitif des communes suisses se maintint jasquâa laRĂ©-
forme. Les villes étaient murées et entounées de palissades; lew er
ganisation Ă©tait toute militaire. Le droit de Burg 1, de bourgecisie,
imposait le devoir dâĂ©tre toujours prĂ©t au combat, et quoiquâil canr
â Ville fermĂ©e, citadelle.
- ees ee
BE LA SUISSE. ÂŁ72
férat certains priviléges, il était facilement accessible 4 cause des
périls et des charges qui 'y étaieat attachés. A Berne, quiconque
avait habitĂ© dans |âenceinte deta ville um an et un jour, et y possĂ©-
dait une maison, Ă©tait bourgeois. A Fribourg, il suffi-ait pour cela de
possĂ©der dans la-vifte une propriĂ©tĂ© libre de 4 marc dâargent. I! en
était de méme @ Berthoud. A Paverne, on acquérait le druit de bour-
georsie en Ă©pousant la file dâun bourgeois. Soleure recevait au
nombre de ses bourgeois tous ceux qui consentaient a supporter les
mémes charges #t-a s'exposer aux mémes dangers. O.itre les bour-
geois rĂ©sidants, it y avait des combourgeois (Ausburger), qui, sansâ
detreurer dans Ja ville, remplissaient tous les devoirs et exercaient
tous les droits da citoyen, et fournissafent un gage pour assurelâ
Paccomptissement de teurs obligations*. On admettait 4 cette qua-
lité méme des Juifs et des serfs, mais ces derniers devenaient Kbres
parteur adinisston. Le droit de bourgeoisie nâĂ©tait pas hĂ©rĂ©ditaire,
Imars-personnel ; il était attaché 4 des conditions dont Paccumplisse-
ment dĂ©pendait de la volontĂ© de Tâaspirant.
Tel fut, jusquâau XVI siĂ©cle, le caractĂ©re des communes bour-
geoises, caractére éminemmient public.
âLes communes rurdles, ou communes de propriĂ©taires, avaient au
contrarre une origine de droit purement privé; elles élaient peuplées
de tenanciers des seigneurs. Le posscsseur du fief (Schuppole) por-
tait fe nom de paysan (Bauer), et Ja totalitĂ© des paysans sâappelait
Bauersaens ou commune rurale. Les droits du paysan consistaient en
droits dâusage sur les biens du seigneur; fa gestion de ces droits
comrpagait toute lâadministration des communes rurales. Celles-ci
Wuvaient d'autres fonctionnaires que les gardes chainpétres et les
Vier (quatre), ainsi appelĂ©s parce quâils Ă©taient quatre pour soigner
administration. Comme on nâĂ©tait membre de lacommune quâa rai-
son de la possession du fief, on acquérait ou on perdait cette qualité
par Jâacquisition cu par la perte des propriĂ©tĂ©s qui dĂ©pendaient de
ce fief.
Ainsi le membre de la commune bourgeoise avait un droil person-
nel et public; le membre de la commune rurale avait un druit réel
et privé. |
i Ce gage sâappelait dal et.la pnestation :anumelle Eide Zine.
478 DU REGIME MUNICIPAL ET FEDERATIF
- LES COMMUNES SUISSES DEPUIS LA REFORME JUSQUâA LA FIN DU
XVUI° SIECLE.
La RĂ©forme nâaltĂ©ra point le rĂ©gime des communes rurales. Origi-
nairement composées des possesseurs de Schuppose ou de fiefs, leur
sphĂ©re d'action, dâabord limitĂ©e aux intĂ©rĂ©ts communs en matiĂ©re
forestiĂ©re et rurale, »âĂ©tendit naturellement par suite de l'augmen-
tation des communes, dâabord a la police locale, puis aux affaires
militaires, 4 lâassistance des pauvres, aux Ă©coles, etc. Des conseils
communaux sâĂ©tablirent a cĂ©tĂ© des Vier, devenus insuffisante pour
subvenir 4 tous les besoins. De corporations particuliéres, les com-
munes rurales devinrent des corporations politiques ; mais rien ne fut
changé dans leur organisation intérieure.
La Réforme introduisit au contraire des changements trés-notables
dans le régime des communes bourgeoises. La confiscation des biens
des couvents, opérée en 1525, ayant accru tout a coup les richesses
des communes, le droit de bourgeoisie y devint une source dâavan-
tages et de jouissances, et lâaccĂ©s de ce droit se hĂ©rissa de diffi-
cultés. A Soleure en 1533, a Berne en 1535, ailleurs encore, il fut
nĂ©cessaire de se p:urvoir, pour |âobtenir, de lâautorisation soit du
petit, soit du grand conseil. Ainsi commenca & poindre le systéme
des buurgeoisies fermées, avec ses exclusions et ses lois impitoyables
contre les pauvres et les mendiants que la suppression des couvents
avait condamnés au vagahbondage. Le fardeau des Hetmathlose et
des non- proprictaires devint tellement onéreux que le gouvernement
de Berne autorisa ses sujets, en 1646, atuer de leur chef cette tm-
portune et dangereuse race de voleurs, et a sâen dĂ©barrasser a coups
de baton et de fusil : \égislation bien digne de figurer a cété des lois
anglaises de ja méme époque qui, pour remédier a la misére publique
causée par la suppression des couvents, condamnaient tout individu
coupable de trois jours de vagabondage a recevoir par un fer rouge
Jâemprvinte de la lettre V sur sa poitrine, et 4 devenir en outre pendant
deux ans |âesclave de son dĂ©nonciateur, qui ne devait le nourrir que
de pain et dâeau et pouvait en outre fixer un anneau de fer autour de
son cou, de son bras et de sa jambe, et le contraindre au travail
mĂ©me le plus vil par toute espĂ©ce de chatiment corporel â.
â Lingard, rĂ©gnes dâHenri VIII et dâEdouard VI.
DE LA SUISSE, 477
Les ordonnances sur la mendicité, qui se multipliaient dés le
XVil*¹ siécle dans tous les cantons de Ja Suisse, devaient fatalement
amener a convertir en obligation lĂ©gale |âentretien des pauvres au-
guel la charitĂ© catholique avait volontairement pourvu jusquâa la
RĂ©forme. I] fut, en effet, enjoint & chaque commune de nourrir ses
pauvres. Le droit du ressortissant devint définitif et héré.titaire ; et
i fut enjoint plusieurs fuis aux fonctionnaires de toute la Suisse de
renvoyer dars leur lieu d'origine les individus malades el impropres
au travail, tant pationaux guâ'Ă©trangers, atlendu que chaque commune
est obligĂ©e dâentretentr elle-mĂ©me ses indigents. La taxe des pauvres,
conlenue en gerine dans ces di positions, passa a |âĂ©tat de loi politique
quand chaque commune fut obligĂ©e de dresser |âĂ©tat de ses pauvres
et de leurs besoins, et quand il fut ajouté * : Quel que sort le chiffre
de ces états, al sera réparti entre les individus aisés suivant la foriune
de chacun et daprés Uéquite, et cette repartition sera valuble pour
une annee,
Le systĂ©me de |âassistance des pauvres par les bourgeoisies eut
une double conséquence. On créa des fonds des pauvres, pour alléger
le fardeau dâentretien, et on prit des mesures pour empĂ©cher |âac-
croissement du nombre des bourgeois ou ayants droit a |'âassi-tance.
De la des restrictions de plus en plus rigoureuses a lâacqaisition du
droit de bourgeoisie ; restrictions que provoquaient aussi les nou-
velles sources de revenus ouvertes aux communes, et |âimportance
toujours croissante dex fonctions municipales, On prescrivit |âĂ©tablis-
sement de registres de bourgenis. On allongea les délais, on multi-
plia les formalités, les interdictions , tantét aux artisans étrangers,
lantot aux sectateurs des religions dissidentes. La bourgeoisie devint
une caste, qui se subdivisa en catégories de natifs, de petits buur-
geos, de demi-lourgeois, Chacune de ces qualités fut soumise & des
larifs et investie de droits différents. Chaque classe de bourgeois eut
Ss propriétés distinctes ; il y eut des biens de bourgeoisie, des biens
de corporation, des taxes de natures diverses. De toutes parts on se
Mura, on sâisola les uns des autres, et on complĂ©la ces entraves par
un droit de retrait Ă©labli contre tout non-bourgeois qui acquerrait un
immeuble.
Quelles furent les conséquences de ce systéme des bourgeoisies
Closes ?
â Ordonnance de 1673 sur la mendicilĂ©,
78 DU REGIME MUNICEPAL EY FEDERATIF
âUn conseilier Etat du-cantan de Berne, justement renommĂ©
entre tous: par ses hattes fumiéres et la dignité de son caraclére,
M. Biesch, les apprécfe en ces termes, dans un rapport récent sur
Forgenisation commenzle :
« Les âsnites de cette exclusion-du droit de bourgeoisie furent aussi
nuisibles que cela devait @tre. Nous fatsons ici abstraction -de: leur
influence sur âle cĂ©tĂ© moral du caractĂ©re du peuple pour ne consi~
dtérer que leurs conséquences quant anx commmnes. D'ubordl le peu
de communications: réciproques entrava considdraMement te com-
merce, et il en résulta une dépréciatren. artificiele de'toutes choses
@t principalement des propriétés rmmobiliéres. En second feu, les
boorgeoisies allerent âpen 4 peu en dĂ©pĂ©ris-ant et en dĂ©gĂ©nĂ©rant, a
PA pomt, qv'a Berthoud, ot l'on baptisait avant la RĂ©ferme 60 a 70
enfants Ge bourgeois chaqwe annĂ©e, te nombre des naisxances â3âa-
buissa progressiverent et-élait rédait @ 12.au commencement de ce
siĂ©cle, et quâa Berne, ot on comptait, en 1650, 540 famittes bour-
gevises, il nây-en avaltâ plus, en 1789, que 236. »
Le rĂ©ginre municipil dont noas verrons dâesquisser 4 grands traits
jes princrypaux caraetĂ©res ne pouvait subsister quâa faide dâune
allvance fédérale contraetee entre les communes afffanchies du joug
féedal. Uri, Schwitz et Underwald avaient, dés l'année 1308, donné
Fexemple d'une conféiération 4 laquelle adhérérent successivement,
@e 1332 & 1353, Luceme, Zurich, Glaris. Zug et Berne. La guerre
dâAppenzel au commencement da X„* siecle, et dâautres Ă©vĂ©nements
analogues ajowtérent 4 fa confédération primitive de nowveanx can-
tons.
DĂ©s lors-apparut ao-dessus du chef Gectif de chaque ville, le chef
Gleetif de tautes les villes confédérées (Landammann), au-dessus du
conseil de chaque ville le conseil de tnates les viles (Landrath), au-
dessus de {*assembice de chaque ville {'sssembiée de toutes les villes
(Landsgemeinie), chargée de la décision de toutes les affaires géné-
Fees et dela nomination du Landammann.
âLâ6Ă©penovissement da rĂ©gime communal a donc Ă©tĂ©, en Suisse, le
principe -du gouvernement f-dératif et démocratique. Mais ce gou-
vernement nese développa point partout sous des furmes identiques.
ici ce ferent des démocraties représentées par des conseils, la des
démocraties pures gouvernées par des Landsgemeinde; ici, comme
dans le Valais et dans le pays des-Grieeas,-cefurunt des -eenfédéra-
DE LA SONSE. 179
tions de communes &4.pea prés souveraines; 1a, commme:dans Glarss et
dans Appenzel, des membres d'un corps politique fortement centra-
lisé. Le bras peisuant de la féodalité ne se retira pas éguicment de
tous les casitons. Taadis quit nâen existait pas la moindre trace:dans
les petits cantons, dans d'autres, dans celui de Neafelsitel, part
exemple, il continua & peser sur lâadmmistration des communes.
Aiileurs les droits. duâsergneur farust transforinĂ©s en. ditnes, es cons,
en prestafions péconiaires; tes: vies suisses deventeds soaruraincs!
hĂ©ritĂ©reat deâ kt pumeunce fĂ©edate qoâelias avatent abotie et exercĂ©-
rent suy bes pudys sujets ume puissance. souvent âtyramique, tantĂ©t
comme 4 Zuncts. a Bele, a Schaffouse, par des: corporations de bour+
geois enriches et présidées par un bourgmestre, tantét, comme a Lu
cerae, 4 Berne, a Solewre et a Friboorg, par desâfaovilles patvictennes!
ayant 4 leur téte Pancwn officier seignenrial, Pavoyer (Schaithetss).
Ajast les communes suisses étaient partagtées 4 ia fin du dormer
siécle, en villes sowveraimes ut en commutes sujettes, en. patriciens,.
a1 bourgeois et.en simptes:habitants. De:la des inégalités:choquantes:
@ de âmonstrucuses: iniquitĂ©s. Les abus dEveloppĂ©s depurs le XVIt
sitcle appelaient. une réforme; ce fot. une révetution qurserrint.
LES. COMMUNES SUISSES DEPUIS 1798 Jusguâen 1830.
La rĂ©volution francaise fit Ă©clater âtout & coup en Suisse ses prin-:
cipes-dâĂ©galitĂ© et-de seuverziastĂ© populaire, prĂ©tendit leur donner:
pour sanction \âunitarisme.pewique, et proclama, en consĂ©quence,
la répablique helvétique une. et indivisible.
Une joi da 43 novembre 1788 créa dans chaque commune mi:
dewble centre dâadministration, une chatabre de commune chargĂ©e
de gĂ©rer et dâadminisirer Fes biens de comatane enistants, et uae
manicipaliié chargée de veiller aux iatéréts généraux de ja le~
calité,
Une- los du 43 fĂ©vrier 1799 chargea les bourgeois du Neu dâĂ©lire
lachambse dâadministration-
Une.loi du 45 du méine mois isvestit tous les citoyens actifs dt
bls dans la commune du droit dâĂ©lire les membres de ja muni-
cipalité,
Ces lois établirent le principe: que toute commune possédant des
180 . DU REGIME MUNICIPAL ET FEDERATIF
blens communaux et des pauvres devait recevoir et faire participer
4 la propriété et a la jouissance de ces mémes biens tout citoyen
suisse qui Ă©tablirait son domicile dans le ressort de la commune, et
qui acheterait ce droit de propriété au moyen d'une somme d'argent
fixée d'avance. -
Ainsi bouleversĂ©es par le caprice dâun conquĂ©rant, les institulions
indigĂ©nes de la viville Suisse rĂ©agirent dâelles-mĂ©mes. La puissance,
la volonté de fer, le génie organisateur de Napoléon vinrent échouer
contre la résistance stoique des descendants de Guillaume Tell. « S'il
est possible, sâĂ©criĂ©rent-ils dans une adresse au Directuire empreinte
d'une fierté et d'un courage paisible, que vous ayez pris la modeste
résolution de changer la forme de nos gouvernen.ents populaires, per-
metiez que nous vous parlions 4 cet Ă©gard le langage de la franchise
et de la liberté. Pourrait-on trouver quelque autre forme de gouverne-
ment qui mit le pouvoir souverain aussi exclusivement entre les mains
du peuple ? qui fit régner parmi toutes les classes de citoyens une plus
parfaite égalité? qui fit jouir chaque membre de I'Etat d'une plus
grande somme de liberté ? Nous ne portons d'autres chaines que les
chaines lĂ©gĂ©res de la religion et de Ja morale, dâautre joug que celui
des lois que nous nous sommes données. Ailleurs peut-étre 1! peut
rester au peuple quelque chose a désirer 4 cet égard; mais nous,
qui avons joui jusquâa prĂ©sent des constitutions pour Je maintien
desquelles nous vous parlons avec toute |âĂ©nergie que nous inspire
le sentiment de la justice de notre cause, nous nâavons qu'un seul
Voeu, quâun vceu unanime, celui de rester soumis aux gouvernements
gue Ja prudence et Je courage de nos afeux nous ont légués. »
Lâessai tentĂ© par le Directoire ne rĂ©sista pas ace sage et patrio-
tique langage, et la république helvétique ne tarda pas a disparaitre
devant le rĂ©gime dit de mediation qui, tout en mainienant qu'il nây
avait plus en Suisse ni pays sujets, ni priviléges de lieux, de nais-
sance, de personnes ou de familles, \aissa subsister les farmes spé-
ciales de gouvernement.
Lâacte de mĂ©diation offre tous les caractĂ©res dâune transaction
entre les anciennes et les nouvelles idées. Mais les constitutions
cantonales qui en furent le résultat tinrent, en général, peu dé
compte des convenances spĂ©ciales quâassignaient a chaque Etat s@
position géog: aphique, ses mceurs, ses antécédents.
Nous ne nous arréterons pas & des critiques qui sortiraient des
DE LA SUISSE. 184
bornes de notre sujetâ!. Mais quant 4 la question municipale, nous
rappellerons que |lâacte de mĂ©diation rĂ©tablit, aux lieu et place des
municipalités et des chambres de communes créées par la Iégislation
de 1798, les conseils de ville et les autoritĂ©s de commune tels quâils
existaient avant la RĂ©volution.
Toatefois, le rétablissement des anciennes communes bourgeoises
ne fut réalisé que de nom, et il fut impossible de remettre en vigueur
certains principes qui en dépendaient, notamment ceux qui régis-
saient lâĂ©tablissement et lâexercice des professions.
LES COMMUNES SUISSES DE 1830 a 1854.
La révolution francaise de 1830 ranima en Suisse toutes les idées
de 1798 et y excita, par cette manie de lâimitation familiĂ©re aux peu-
ples, une sĂ©rie de rĂ©volutions qui, dans lâespace dâune annĂ©e , ame-
nérent Je renversement de Ja plupart des constitutions de 1814.
La conséquence la plus directe du double principe de liberté et
dâĂ©galitĂ© politique proclamĂ© dans les insurrections de Thurgovie et
de Zurich, dâArgovie et de Lucerne, de Vaud, de Berne, de GenĂ©ve
méme , fut de porter une rude alteinte au régime des bourgeoisies
qui parurent Ă©tre en contradiction avec les principes politiques de la
nouvelle constitution. Toutefois, A cOtĂ© du principe de lâĂ©galitĂ© des
droits, lâarticle 18 de la Constitution avait dĂ©clarĂ© toute propriĂ©tĂ©
inviolable, et lâarticle 94 avait mis sous la protection de ce principe
les biens des bourgeoisies qu'il avait soumis seulement comme pro-
prietés privées 4 la haute surveillance du gouvernement. La conci-
liation de ces deux principes devenait difficile, 4 cause de lâaffectation
a des usages publics de biens que les bourgeois pos-Ă©daient et admi-
Nistraient exclusivement. La loi communale du 20 décembre 1833,
publiée dans la ville de Berne, ow il y avait, sur une population de
28,000 Ames, 3,000 bourgeois seulement, et 20 millions de biens de
bourgeoisie affectĂ©s de tout temps, soit 4 lâassistance des bourgeois
indigents, soit aux usages municipaux, chercha a résoudre la ques-
tion en sĂ©parant les deux espĂ©ces dâintĂ©rĂ©ts communaux, et en don-
nant 4 chacune dâelles un organe particulier. Ailleurs , dans le can-
ton de Vaud, par exemple, on recula devant les graves inconvénients
1 Voyez M. Cherbuliez, t. I, pages 54-57.
182 DU REGIME MUNICIPAL ET FEDERATIF
de ce dualisme administratif, et on donne aux bourgeois, comme ga-
Fantie de la conservation de leurs biens, un tiers des places dans le
conseil et dans.les fonctions de:la cummune. Ailleurs enfin les choses.
restérent dans leur état prinitif.
Les graves modifications faites aux comstitations cantonales ame-
nerent, par la force: des choses, la question de savurr s!il n/Ă©tat pas
opportun de réviser aussi ka. Constitution: (édérale.
Depuis longtemps, il faut lâavouver, la ConfĂ©dĂ©ration suisse avaib
besoin de grandes réfermes, et ta Haute Diéte, en ordenndat .par-sesr
arrété du 17 juillet 1832 la révision du pacte de 1815, reconnut et
proclama la véritable question nationale. Un rapport lumineux du
regrettable M. Rossi posa cette question sur son véritable terrain.
Condamnant avec une égale énergie les deux systémes extrémes, la
dissolution du. lien fĂ©dĂ©ral et lâunitarisme, la commission dont
M. Rossi fut |âĂ©loquent organe admit le double principe de la souve-
rainetĂ© cantonale et de lâalliance fĂ©dĂ©rale inaugurĂ©e, il y a six sid-
cles, par les trois mains qui, en le fevant au Gritli, avaient révélé
le faitde la nationalité. suisse, et fo..dé le gouvernement sur la double
base de lâindĂ©pendance et de |âalliance fraternelle des cantons. « La
souveraineté des cantons, dit-elle, est en Suisse le principe histo-
rique et fondamental , lâexpression du passĂ© et du prĂ©sent; mais ce
principe, cette expression, aujourd'hui plus que jamais, sont cepen-
dant modifiĂ©s par une autre idĂ©e, par |âidĂ©e d'une patrie commune,
d'un intĂ©rĂ©t gĂ©nĂ©ral qu'il faut consolider et protĂ©ger. Câest dans la
combinaison de ces deux. principes que nous avons cherché notre
point de départ. »
Dirigée par ce grand principe, la commission déclara les vingt~
deux cantons de la Suisse souverains, et devant, comme tels, exer-
cer tous les droits-qui nâavaient pas Ă©tĂ© expressĂ©ment dĂ©posĂ©s dans
les mains du pouvuir fĂ©dĂ©ralâ. Ces vingt-deux souverains se for-
ment en confĂ©dĂ©ration suisse (art. 4Âą") pour |âavancement de leur
prospérité a tous, pour la défense de leurs droits et de leurs liber-
tĂ©s, pour le maintien de lâindĂ©pendance et de la neutralitĂ© de la
commune patrie (art. 3). C'est dans ce but sacrĂ© quâils renouvellent
et fortifient lâancienne alliance, quâils se promettent de rechef con-
seil et secours, quâils rĂ©itĂ©rent devaut Dieu et devant les hommes le
4 Préambule et article 2.
DE LA SUISSE. 483
serment de leurs ancétres : « Un pour tous, tous pour un. » Telles
furent les bases fondamagntales du pacte proposé par ia commission. .
Câest dâaprĂ©s ces bases que furent rĂ©giĂ©s les rapports des cantons et
de leurs habitants, et de chaque canton avec la Confédération.
Liinterdiction aux cantons de vider leurs différends par les armes,
le devuir de sâassister rĂ©ciproquement ,@le libre Ă©tablissement, en-
touré des garartties nécessaires a son exécution , le libre commerce,
abolition dy droit dâaubaine entre les cantons, le jugemont fĂ©dĂ©ral,
la limitation des troupes permanentes de chaque canton, Ia centrali-
sation des réglements militaires, des douattes, tes mormaies, des
poids et mesures, des postes, toutes ces restrictions nécessaires au
druit de souveraineté cantenale furent admises, mais Je principe fut
pespecté..Chaque canton devait rester maitre-de sen systéme constiiue
tionnel, de sa législation civile, commerciale, criminelle. Chaque
canton devait 6tre également représ#nté dans une assemblée unique,
la Diéte, composée, selon l'antique usage, de deux députés par can-
lan. Les heses fondamentales et constilutives de la Suixse Ă©taient
pacintenues,
âLe projet de rĂ©vision proposĂ© par M. Ressi Ă©choua comme.avait
Ă©chouĂ© en France, en 1828, le projet de M. de Martignac sur lâorga-
nisationcommunale et départementale. II fut battu en bréche par les
deux part's extrémnes, et la Suisse dut renoncer aux réformes pa-
ciiques pour dire .psdcipitée de nouveau dans j'asbne des .névolu-
tions.
'F. BĂ©cHARD.
(La fin au prochain numero).
REVUE POLITIQUE.
ne Ee
Paris, le 8 novembre 1851.
Testament de Marie-Thérése, comtesse de Marnes.
« Au nom de la Sainte-Trinité, Pére, Fils et Saint-Esprit.
« Je me soumets en tout aux volontés de la Providence ; je ne crains
pas la mort, et, malgrĂ© mon peu de mĂ©rite, je mâen rapporte entiĂ©re-
ment 4 la miséricorde de Dieu, lul demandant toutefois le temps et la
grace de recevoir les derniers sacrements de lâEg:ise avec la piĂ©iĂ© la
plus fervente.
« Je meurs dans la religion catholique, apostolique et romaine, dans
laquelle j'ai vĂ©cu aussi fidĂ©lement quâil mâa Ă©tĂ© possible, et 4 qui je dois
toutes les consolations de ma vie.
« A lâexemple de mes parents, je pardonne de toute mon Ame, et sans
exception, 4 tous ceux qui ont pu me nouire et mâoffenser, demandant
sincĂ©rement 4 Dieu dâĂ©tendre sur eux sa misĂ©ricorde aussi bien que sur
moi-mĂ©me, et le suppliant de mâaccorder le pardon de mes fau'es.
« Je remercie tous les Francais qui sont restés attachés 4 ma famille
et A moi des preuves de dĂ©vouement quâils nous ont donnĂ©es, des souf-
frances et des peines qu'ils ont subies 4 cause de nous.
«a Je prie Dieu de répandre ses bénédictions sur la France, que j'ai tou-
jours aimée au milieu méme de mes plus améres afflictions.
«Je remercie lâempereur dâAutriche de lâasile quâil a accordĂ© dans
ses Etats 4ma famille et A moi. Je suis reconnaissante des preuves d'it-
vĂ©rĂ©t et dâamitiĂ© que jâal recues de la famille impĂ©riale, surtout dans
des circonstances bien douloureuses. Je suis sensible aussi aux senti-
ments que m'ont manifestés un grand nombre de ses sujets, particullé-
rement les habitants de Goritz.
« Ayant toujours considéré mon neveu Henri et ma niéce Louise
comme mes enfants, je leur donne ma bénédiction maternelle. Ils oat eu
le bonheur dâĂ©tre Ă©levĂ©s dans notre sainte religion, quâils lui restent
constamment fidĂ©les; quâils soient toujours les dignes descendants de
saint Louis!
« Puisse mon neveu consacrer ses heureuses facultés a l'accomplisse-
ment des grands devoirs que sa position lui impose. Puisse-t-il ne sâĂ©-
carter jamais des voies de la modération, de !a justice et de la vé-
rité.
« J*institue mon neveu Henri, comte de Chambord, mon légataire ual-
versel,
REVUE POLITIQUE. 185
« Je veux que mes restes soient déposés 4 Goritz, dans le couvent des
Franciscains,entre moo mari et son pére. Ou ne fera pas pour moi de
service solennel; on dira seulement deg messes pour le salut de mon
ime, »
Nous devions honorer ce recueil en y inscrivant |âacte admirable
quia mis le sceau a une existence unique dans l'histoire par lâaccord
du malheur et de la vertu. Quâajouter a de telles paroles, si grandes,
si simples et si bonnes, que de constater lâimpression profonde
quâelles ont faite dans la nation francaise? Tout a Ă©tĂ© digne et senti
dans cette circonstance, les paroles de ceux qui pouvaient Ă©lever la
voix, le silence mĂ©me des hommes quâun prĂ©jugĂ© funeste et des en-
gagements odieux clouent & la prĂ©vention et a |âignorance.
fl est tombĂ© de quelques plumes dont on nâaurait rien altendu de
semblable des mots excellents, expression dâune conscience Ă©veillĂ©e
et touchée dans ses plus profonds replis. Nous acceptons ces répa-
rations avec joie : elles font honneur au caractére francais. Les étran-
gers, qui ne peuvent jamais sâhabiluer a nos contrastes, restent
confondus dâĂ©tonnement devant les signes de ce deui! public. Nous,
qui cunnaissons mieux nos compatriotes, et qui, par conséquent,
nâen dĂ©sespĂ©rons jamais , ne pourrions-nous pas leur demander, au
nom méme de pensées si justes et si noblement exprimées, de faire
un retour sur leurs anciens sentiments et sur le langage quâa pu leur
inspirer jadis lâauguste prisonniĂ©re du Temple? S'ils consentaient
asonder ainsi courageusement leurs souvenirs, ils reconnalitraient
de queis mensonges ils ont vécu pendant si longtemps, et la justesse
de leur émotion présente leur ferait mesurer les erreurs du passé
et les malheurs qui en ont été la conséquence.
la France lutte en vain depuis soixante ans contre une vérité
obstinée : le destin de la race de saint Louis est incorporé au
sien dâune maniĂ©re indissoluble. La France nâa tant souffert, que
pour avoir cherché @ se constituer une vie nouvelle a part de
celle union : au dedans, il lui manque le ciment de ta société; au
dehors, elle nâa, sans les Bourbons, que le ch»ix entre la faiblesse
etla violence. Qui peut douter, par exemple, que lâaccomplis-ement
de nos veeux politiques ne rendit 4 notre pays lâascendant lĂ©gitime
auquel il duit prétendre en Europe, pour le bien de l'Europe elle-
mĂ©me? Nâoublions jamais, au milieu de nos divisions, que la RĂ©vo-
Intion francaise fut, en trés-grande partie, une vengeance des étran-
gers contre la maison de Buurbon; et quand de nouveau horizon
se charge de nuages sinistres, & lâaspect de tant de volontĂ©s qui
chancellent, de tant dâesprits qui ne semblent pas comprendre, de
Yaliment qui parait donné de toutes parts & des passions funestes, a
486 RENTS POLI TIQGE.
des ambitions monstrnesres, sechons bien que ROH. H'a„ORE pas
seutearent us Combat inĂ©Ă©ricur a. eeutenir, et qu'elle pâest: pas ade
@hier, ja science de tourmer be peuple frangais contre ha-méme,
pour le miner quand on ne peut le vaincre en face, et pour lui Ase
perdre par lâintrigue et la corruption. les avaatages que la lutie ou-
verte hui assure presque toujours,
Ce serait certainemeat aajourdâ hud une Ă©tude des plas instructives
que celle de la crise ialérieure jugée au point de vue du grand. débat
européen. Je ne donte pas, peur mon propre campte, qu'il p'existe
tpujours a |âĂ©tat dâespĂ©rance active, une pensĂ©e d'anauler la France
aw moyen de ses discordes, Si la puissance qui. expluile: le libéra-
lisme en Europe, et quia pour condoitiere les démagpgues de.roule
langue, nâavail plus en. face dâelle que Ja coalition des trois monar-
ohies du Nord, elle croirait aveir canquis ua immense avantage..
LâAngieterre se peint tout enligre dans Ja mesure des bonnews
et du bruit dont Kossuth est en ce momeat |âobjet : Kossuth nâa pas
la permission d'arborer |âĂ©tendard. de la dĂ©magagie ; il y a des jour-
paux pour lui dire qu'on sait sa véritable hisloire , et que personne
au fond oâest dupe de sa fausse grandeur. Mais lâ'agitation habilement
contenue dans les bornes de la théorie constitutionnelle, tant que |e
héros parle & des Anglais ct pour les Anglais, descend daas son
contact avec les affiliatians étrangeres ja«qu'aux ramifications les plus
fangeases du comimunisme : câest une Chalue qui commence au whig
Palsunerston el au tory Glasstene, et qui s'abaisse jusquâa Louis Blanc.
Lâempressement avec lequel les exilĂ©s politiques prennent place
dans celle hiérarchie, la main de l'Angleterre visible dans les éles-
tions de la Suisse. ot IlâĂ©lĂ©ment conservwateur est de nouveau vaincu,
le royaume de Sardaigne ambitionnant de desceudre a une servitude
digne du Portugal, le roi de Naples et le souveraia pontife désignés
& la proscription des Mazziniens parce quâils osent Ă©tre frauchement
de lear pays et de leur religion, tous ces préparatifs qui enlaceat
notre pays, reflatent uae effrayaote lumiére sur le jeu des partis a
Vintérieur de ka Franee. Si nous triomphbons de ces périls, ve sera
peut-tre la plus grande victoire que le génie de la France aura ja-
mais rempurté sur ceux qui, au dehors, la jalousent ou la craiguept
Notre demidre Resue politique pasait assez nettement la question
prĂ©sante, pour que nous seyons dispensĂ©s aujourd'hui dây revenit
avec dĂ©tail, malgrĂ© |âexplosion des hostilitĂ©s. Nous avons eu depuis
Jors la formation du ministĂ©re, le retour de lâAssembiĂ©e et le Mes-
sage. Neus: mettions au dĂ©fi les ambitions naives dâaccepter une
position telle que la nouvelle politique du PrĂ©sident: !âa faite ; mais Ja
Sagesse des nations interdit les défis de cette nature. Pew avoir des
SRYUE POLIYWQUE. 1By
minéetees. en pareil cas, en ire les chercher jusque deus les carra-
fousz, of on les frapera dientner = ja mine en est ioépuisable. Qui
wous aurait dit que M. Barvohe serait foreé de se séparer du Prési-
dent, peur incompatibolité d'opimion ? Qui croirait qu'il y a dans le
dĂ©vouement a ta politique dâaventure de ceux qui: ssent encore se .
dice attachds & la cause de lâordre, des couches ga dessous de
celles.dâaujourd'ui ? Nous sommes dans les Mille et sme mats de la
politique.
Quant au Message on nous dispensera de diseater en déail cette
pidce inémorable. Mais au poiat de vue de lesthéluique, rien n'est
certainement plus curienx.
Chassez le naturel, fl revient au galop.
C'est certainement ce qu'on pewt dire des documents qui, lorsque
les passions sort en jeu, affecient le plus le sangâfreid officiel. Pro-
portion gardée, 3! en est de méme que chez Humére, o, suivant la
remerqge des critiques de |'antiquitĂ©, l'appareil hĂ©roique nâem-
péche jamais je naturel de la cemédie de se haisver voir. C'est pro-
beblemeat ce qui denne tant-d'atirait aux reoweils de piéces, quaad
on sest dégeiné dela légéreté des méinoires et de |'ignorance des
iistoriens. Au premier abord, il semble que rien ne doit dre plas
ande que ces actes qui salignemt avec ane soumision monotone &
la discipline du pnotocole ; mais, a regarder la chose de prés, le
diable nây perd rien, et da moment quâon a fait cette remarque, la
convention du langage n'est plus qu'une grimace publique sous
laquelle éclatent toys les senUmeitts dont les ours sont dévorés,
jes faiblesses, les caléres, les convoitises, en un mot tot ce qui cone- ©
titue la haute comédie du coour bumaia
C'est ce qui explique la disposition dans laquelle Se trouvait |â As-
semblĂ©e & la lecture du Message; on nâĂ©tait pas sĂ©rieux, bien
que le sentiment gĂ©nĂ©ral fit celoi dâane profonde tristesse. Rien
n'est dissimalĂ© dans ce document : la rapture avec fe parti de lâordre,
te froissement de ses convictions les plus arrétées, la résolution de
le violenter et de le soumettre, lâabsorption d'une pensĂ©e audaciew-
sement personneile dans la contemplation de ses intéréts exclusils.
Laissons de cété toute question purement ad hominem : la nature du
bonapartisme nâest et nâa jamais Ă©tĂ© que rĂ©volutionnaire : le 18
vendémiaire et le 18 fructidor ont été les préludes du 18 brumaire,;
et comme ]'entrainement de lâopinion avait transformĂ© cette der-
nisre journĂ©e:em ane victoire de Jâordre social sur la RĂ©volution, la
loi de lâorigine a en quelque sorte forcĂ© la RĂ©volution de teindre du
sang le plus généreux les marckes du indae qui, en paraissait
488 REVUE POLITIQUE.
sâĂ©lever au-degsus dâelle, avait pour objet de consolider son triomphe.
Jamais la monarchie constitutionnelle , calquée sur 1688, cette
monarchie dont on fait aujourd'hui si ai-ément le procés (on a beau
jeu pour le faire), nâa eu, quoi quâon en dise, ce cachet profondĂ©ment
révolutionnaire, et de la Ja haine extravagante que lui ont vouée les
factions démagogiques. Aprés la catastrophe du 24 Février, il s'agis-
sait de savoir si la RĂ©volution sâincarnerait une seconde fois, ou si
elle resterait livrĂ©e & tous les hasards de la division. Elle sâest in-
carnée ; dans les six millions de voix qui ont porté Louis-Napoléon a
la présidence de !a République, qui oserait faire le décompie des ins-
tincts anarchiques? Dans le fait, presque tuus avaient é1é subjugués.
En France, la langage de lâopposition est si injurieux, qu'on doit
se tromper souvent sur les sentiments secrets des partis. Qui nâau-
rait cru que la dĂ©magogie serait implacable pour celui qui |âavait
supplantée, et dont l'accord avec les hommes d'ordre avait
ajourné ses sauvages espérances? Nous le supposions, il y a quinze
jours, et voici lâĂ©vĂ©nement qui vient dĂ©mentir notre langage, en
nous révélant une partie de ce qui se passe au fond des ceeurs. Sans
doute les esprils échauffés ne renoncent en rien a la passion de ven-
geance qui les anime: il est clair que si Louis-Napoléon se trouvait
un moment 4 leur merci, ils nâen feraient, comme on dit, quâune bou-
chĂ©e. Mais celui ci pressent, avec raison, quâil ne sâagit la que du petit
nombre, câest--a-dire des formalistes de RĂ©publique, toujours isolĂ©s
dans un peuple naturellement enclin 4 personnifier ses idées. Lours-
Napoleon, imprudent au plus haut degré dans sa conduite, si l'on se
met au point de vue du parti delâordre, nâest point si dĂ©pourvu de
â calcul, lorsquâil sâagit de sa sĂ©curitĂ© personnelle. Le plan que quel-
ques-uns de ses amis lui prétent assez ouvertement, et dont le ré-
sultal serait de*produire, par un entrainement commun du suffrage
universel, une assemblĂ©e socialiste et une rĂ©Ă©lection populaire, nâest
point une de ces chimĂ©res quâon ait le droit de dĂ©daigner. Câest la
le vrai sens de Ja campagne contre la loi du 34 mai, et tous les
esprils qui réfléchissent feront bien de le prendre en sérieuse consi-
dération.
Le Spectre rouge, qui a fait plus de ravages dans les imaginations
queâles romans dâAnne Radcliffe, nâest au fond quâune agrĂ©able plai-
santerie de M. Romieu, connu depuis longtemps par des succés en ce
genre. Quand ona yu la trappe par laquelle passent les faux spec-
tres et les ficelles qui les font jouer, on revient de ces terreurs,
mais on nâen nâa pas moins Ă©tĂ© pris pour dupe. Regardez a !'ceuvre
la démagogie de nos jours ; la Suisse nous donne depuis quatre ans
le spectacle persévérant de ses succés, Ne la calomniez pas, abhorret
-REVOE POLITIQUE. 489
a sanguine, elle abhorre le sang; elle ne tue plus, fi donc! elle ex-
ploite. Une exploitation de Ja France par ja démagozie toute seule
serait sujette ade sérieuses difficultés : le régne des cabarets améne
irrésistiblement la prépondérance des gendarmes; mais, grace a la
forme prĂ©sidentielle (qui nâa jamais Ă©tĂ© contestĂ©e sĂ©rieusement par
ja masse des Ă©galitaires) on peut avoir un Ă©diteur responsable; on
peut mĂ©me exploiter de compte a demi, et câest 1a le marchĂ© dans
lequel notre Montagne, mettant brusquement de cété toute fausse
honte, semble entrer depuis quelques jours.
Donc, dans le rĂ©gime quâon nous prĂ©pare, les esprits surexcitĂ©s
par la crainte, trouveront 4 se rassurer. Dâabord on sera doux, hu-
main, on fera rentrer ch: z eux les coureurs de grande route; les invo-
cations 4 la guillotine passeront a l'Ă©tat de symbolisme, et ce sera
Yobjet dâune premiĂ©re action de graces. Ensuite on sâattachera &
calmer les craintes de la propriété: a chacun son champ et sa mai-
son; onira jusquâa tolĂ©rer les grands propriĂ©taires. Mais il faudra voir
ce que sera leursort avec le mensunge des impdts et !âarbitraire des
charges publiques ; la Suisse est encore 1a pour nous instruire. Pendant
ce temps, tout continuera de pourrir et de crouler ; la décadence intel-
lectueile et morale, contre laquelle quelques-uns luttent encore avec
plus de courage que de succés, deviendra universelle ; maison vivra, ou
du moins on aura lair de vivre; et alors, quiaura le droit de se plaindre ?
Le vivre et le couvert, en faut-il davantage?
Nous conjurons les gens de bien, qui, sous les auspices de la poli-
tiqre présidentielle se sont complus depuis trois ans & batir des
chateaux de sable sur la rive que menace la grande marée de 1852,
de réfléchir mdrement aux conséquences de leur politique provisoire.
Aprés le rude réveil que leur a infligé le Message présidentiel, ils
risquent de contribuer par leurs hésitations aux tiraillements de la
Majorité. A partie égale, une assemblée qui lutte contre un seul
homme est a peu prĂ©s sire dâĂ©tre battue; lâAssemblĂ©e, câest comme
larmée du grand visir & Héliopolis, avec le ramassis confus de ses
cent mille soldats et lâembarras inextricable de ses bagages; |âad~
Versaire unique de |âAssembliĂ©e, câest KiĂ©ber et ses douze mille
hommes de troupes disciplinées. Mais il est douteux que nous ayons
affaire aux douze mille hommes de KlĂ©ber, en tant quâimage d'une
pensĂ©e ferme, agissante et parfaitement rĂ©giĂ©e; |âAssembiĂ©e peut
donc encore lutter.
Elle a dâailleurs un avantage, câest la grandeur et lâĂ©vidence de sa
tache; il est impossible que les consciences nâen soient pas touchĂ©es ; et
avjourdâhui o& est Ja politique intermĂ©diaire et flottante, et que nous
-_
aap SESE POLISOUE.
veste-t-il 4 tenter quae la ligne-das honpétes gens? Repiis trois.ans ef
sles Ja Providence neus a denné des sigaes bien évidents de ga
oommiaĂ©retion, et j'aime & crotre escone que nous oâen avous pas
trap altuaé. Nous avons a défeadre, noo la:Fnance: matérielie, moins
menacsée peut-éire qu'il ae sembie,. mais la France de |'ame et de
âesorit, ae faisceau.de dĂ©vouements <levĂ©s, de pensĂ©es civilisa-
dices, de progrés scientifiques qui ows ont jaissé-les matires da
tanrain,.aoalgsé tant de revers. Quel est le sentiment qui domine es
ce moment dans |âAssemhblĂ©e? Kst-oe la crainte? elle est plus dans
Jes mots que dans les coeurs. Est-ce la oslére? jamais an ne vit plus
-ée sang-froid dams wne réunian franceise; mais on se sent humilid,
et clest pewi-Ă©tre le principal aliment de ja lutte qui sâengage. Nous
@âen savrions. manquer dâavance ni les phases, ni les suites; mais
mous. pensoas qu'elle ne s'ann&iera pas.
Rutsqaâil est question d'humiliations, comme je nâen veux pas
pour la cause catholique, om me permetira de revenir en pen de
amots sur da querelle que jâai engagĂ©e & prepos du damier livre de
MM. VabbĂ© Gaume. Si je |âai fait avec inop de viwacitĂ©, jâen demande
pandon aux iecteurs du Correspondent et an nespectabje auteur du
Wer rongeur ; mais ce livre m'avait tonché par un des cités les plus
sensizies de mon ame. Le catholicisme ne serait pas catholique,
c'est.i-dire uuiversel, s'il procédait par abstention et retranche-
ments : comme il a Ja force, il lui faut la hardiesse. Je ne mâĂ©tais pas
trompĂ©, dâaifleurs, en invoquant Ia tradition et le bon sens de IâE-
glise depuis.dix-huit sideles. Sous ce dernier rapport, la question que
je n'ai fait quâĂ©baucher passe aux dĂ©fenseurs lĂ©gitimes et natarels de
}Ă©teblissement divin; et je me fĂ©licite de n'avoir plas quâa enregis-
trer les combattants qui surgis-ent en faveur de la bupne cause.
Lâouvrage de M. lâabbĂ© Landniot, dont la prĂ©face a 66 reproduile
dans notre derniére livraison, -s: sur le point de paraitre,; il a pour
titre : Reckerches historiques sur les Ă©coles literaires du Christiunisine,
suinies dâobservations sur le Ver rongeur'. Mgr de Marguerye, 6\Ă©que
de Saint-Flour, nommeĂ© a |âĂ©vĂ©chĂ© dâAutun, en a accapte la. dĂ©dicace.
C'est, ce nous semble, un traitĂ© & peu prĂ©s complet âsur la matiÂąre.
Nous trouvons dâailleurs une prĂ©cieuse auioritĂ©, pour notre ma-
niare de voir, dans une Lettre circulaire relative aux Ă©tudes eccle-
Siastiques que Mgr IâĂ©vĂ©que de Viviers vient d'adresser au clergĂ© de
non diocĂ©se. On nous saura grĂ© dâen citer quelques passages. Mgr de
Viviers, aprés un éloge bien senti de Ja langue du. XVII° siécle, re-
commande |âĂ©tude du latin « que le prĂ©tre est obligĂ© de connattre
«fond. On peut faire un choix des morceaux Jes plus remarg
ŸBn vol, in-9°. Chez Douniel, aw bureau du Correspendant..,
REVUE POLTFIQUE, 4pi
«.et.les plus corrects des PĂ©rea de lâEglise, pour les danner aux Ă©laves
« comme anjeis de traductions, mais fe principal, pom apprendre, le
« latin, dai se fuixe sur les auteurs du siécle d Auguste. Quand on veut
« acquĂ©rir la science dâune langue, il faut la prendre au moment ou
« elle a. akteint sa plus grande perfection. »
Vient ensuibe:.tu. morceau que nous voudrions citer tout entier, ou
le vénérable prélat répond aux objections de ceux qui pensent gue
CĂ©rude des langues anciannes dans les auteurs profanes peut exercer
wr Peprit des enfunis une influence funeste «Ce danger n'est a
« craindre, dit Mgr de Viviers, que dans les établissements ou les
«maitres n'ont aucun souci de Pinnocence des enfants... Mais dans
«les maisens. aU sa tnouvent des professeurs véritablement chré-
« Uens..., a6sez intelligents pour faire un choix jadiaieux des sujets
ade versians ou dâexplicatians, altentifs, a prĂ©seater au besoin le
« coatre-peisan, lincogvénient qu'on. signalene naus panail pas trésr
« redoutahle. On I'évikera, gi tens les maitres,, sans exception, ge
«craent obligés de. travailler a l'éducation morale. qui est l'@uvre
« de tous, sâils savent profiter de toutes les occasions faverables pour
« iaculguer 4 |âĂ©leve |lâamour de la vertu qui doit Ă©tre la premiĂ©re en
«toutes choses. Le thĂ©me, Ja version, lâexplicatian des.auteurs, la
« lecon dâbistoire, tout peut devenir un sujet dâiastructions salutai-
ares... Par ja, non-seulement, on corrige le veniu des auteurs pro-
a fanes, mais on dissipe une foule de préjugés facheux qui obsédent
al'esprit des. jeunes gens... lt importe de montrer le céte faible de
« beaucoup de choses présantées avec admiration par les auteurs
« paiens, et qui ae sont dignes que de notre réprebation et de notne
6 pidid. »
Jabrége & regret des réflexions pleines de justesse ef de got sur
la fausse liberté, sur la vanité des anciens Grecs. « On fera remar-
«quer, dit lâauleur, que |âimagination qui les a fait rĂ©ussir dans les
« ants.et dans |âĂ©loguence, tenait la plus grande place-dans |âesprit de
«ces peuples, véritables peuples enfants, comparés 4 ceux que le chrig-
a tianisme a Ă©levĂ©s a ]âage viril... Enfin, autant qu'une sage rĂ©serve
« pourra Je permetire, on relévera les miséres du pagani-me et ses
« plaies houtewses pour lâhumanitĂ© ; on en glorifiera dâautant l'Evan-
« gile et la belle civilisation quâavait enfantĂ©e lâEglise en formant les
«nations chréliennes. Avec ces précaulions, nous le répétons,
«l'étude des auteurs profanes ne nous parait pas entrainer un véri-
«table danger pour la foi et pour les mceurs des éléves. »
Nous devons faire observer que cette confiance dans les bons effets
de l'éducation classique, est fondée sur un sentiment littéraire
trés-pur, tandis gue le premier signe, et en méme temps la pre-
192 REVUE POLITIQUE.
miére cause des exagérations que nous avons signalées, est un
oubli de ces dĂ©licatesses du godt qui ont fuit la gloâre du XVIfÂą siĂ©cle.
Quâon y regarde de prĂ©s, ce nâest pas une question religieuse, câest
une question de romantisme, et quel romantisme |
La finesse du godt sâallie naturellement avec la force de la pensĂ©e :
il ne suffit pas que nos Ă©coles donnent /a meilleure Ă©ducat'on et fas-
sent Jes maeurs purcs; il faut encore quâon en voie sortir les esprits
les plus cultivĂ©s et les inte ligences les plus vigoureuses : ce nâest
pas seulement dâĂ©gal 4 Ă©gal que nous devons combattre lâincrĂ©dulitĂ©,
c'est avec la conscience dâune supĂ©rioritĂ© philosophique incontes-
table. A ce point de vue, nous recommandons de nouveau, comme
une production tout a fait hors de ligne, la Lettre « M. Vacherot
par M. Uabbé Gratry. Cet énergique champion de la bonne cause
vient de publier la seconde Ă©dition de son ouvrage, sous ce titre :
Une etude de la sophistique contemporaineâ. On vy trouve de plus que
dans la premiére edition la réponse de M. Vacherot, et la réplique de
M. labbé Gratry, réplique qui va jusqu'an fond des choses, et qui
met Anu, avec un meĂ©large extraordinaire de clartĂ©, dâĂ©motion et
dironie, toutes les ruses de lâathĂ©isine hĂ©gĂ©lien. It ne sâagit pas ici
dâune louange banale, dâune de ces monnaies communes quâon
accorde trop facilement a toutes les petites vanités littéraires. Nous
rĂ©pĂ©tons, sans crainte quâaucun jug compĂ©tent nous dĂ©mente, que
M. lâabbĂ© Gratry sâest placĂ©, par cet Ă©crit, au premier rang des dĂ©-
fenseurs de la religion, et quâen mĂ©me temps il doit Ă©tre comptĂ©
comme un des esprits qui, depuis Leibnitz, le grand et supréme
mudéle en ce genre, ont su le mieux allier la science positive avec
Jes vu: s de la philosophie. Il y ad s plantes qui melt: nt trente ans
a fleurir, et qui, aprés une longue attente, épanouissent leur corolle
et rĂ©pandent des parfums exquis. M. lâabbĂ© Gratry est une de ces
plantes : le silence et le recueillement lâont mieux prĂ©parĂ©, mieux
fu ifié que la production de ces pages fugitives dans le-quelles nous
nous répandons chaque jour.
Ch. LENORMANT.
Lâun des GĂ©rants, Gaartes DOUNIOL.
{ Paris, Un volume in-8* de 300 pages. Douniol, libraire, rue de Tournon, 29.
Paris, â E. De Sors,i mprimeur, 36, ree de Seine.
Tome IXIX â 4° Livraison. BARDI, 25 NOY. 4381,
LES
PREMIERES MERES DE LA VISITATION
LâOrdre de la Visitation Sainte-Marie a recueilli Jes restes de saint
Francois de Sales. Son corps repose dans lâĂ©glise du premâer mo-
nasiĂ©re dâAnnecy; son coeur Ă©tait au premier monastĂ©re de Lyon,
a Bellecour. Outre ces reliques vénérées, qui leur sont si chéres, les
religieuses de Sainte-Marie ont aussi conserve |âesprit de leur saint
fondateur. 1 nâavait pas seulement laissĂ© son coeur entre leurs mains,
il Vavait dâabord, pour ainsi dire, communiquĂ© a leurs ames, et J'es-
prit qui animait le bienheureux Ă©vĂ©que de GenĂ©ve sâest perpĂ©tuĂ©
parmi ses saintes filles, un esprit de fui et de charité, de douceur,
d'onction, de grace inépuisable et nafve, de sublime et de pacifi.jue
espérance.
Aussi pour connaltre et aimer comme i] convient cet aimable saint,
il ne suffit pas de lire et de savourer ses écrits si « harmants et si cé-
lébres, la Phslotée ou les Entretiens, par exemple, ot tout reluit et
sourit avec tant de grace; il faut encore jeter un regard sur la Visi-
tation; il faut connaitre ce quâont produit dans les 4mes ces doux et
forts préceptes exprimés avec tant de finesse dans les livres; il faut
eludier toute cette génération spiritue.le de sainte Chantal, nourrie &
une méme école et reproduisant avec fidélité les traits du bienheu-
reux fondateur et pére.
Dans les pénibles commencements de leur entreprixe, le saint pré-
lat dinait A la sainte mére, que sa petite troupe de filles était comme
T. xxix. 25 Nov, 1854. 4Âź Liver. 7
494 LES PREMIERES MERES
une -couropne: que Déeu lui préparait pour la félicité éternelle : et
quâelle devait la porter toute dans son coeur durant cette vie pour la
mettre ensuite sur sa téte. I) ajoutait que les épouses, anciennement,
ne portaient pas de couronnes ni de chapeaux de fleurs au jour de
leurs noces quâelles ne les eussent elles-mĂ©mes liĂ©es et agencĂ©es
ensemble. Aussi ne voulait-il pas que madame de Chantal craignit
de perdre ses commodités spirituelles et les contentements particu-
liers de ses inclinaticns pour bien cultiver les chéres ames qui lui
Ă©tatent confidas.:1\ ne fallait pas, diyatdl, se lasser dâ&tre mĂ©re,
quoique les travaux ot les soucis de la meternité fussent grands.
Le saint, dâailleurs, partageait tous les travaux de 1]âenfantement
du cher petit institut : il devait partager avec sa fille la couronne
quâil lui annongait pour le jour des noces Ă©ternelles. [1 portait bien
véritablement dans son cceur cette congrégation naissante. «Je salue
nos sceurs professes du cceur quâelles savent, disait-il avec sa grace
accoutumĂ©e, et Jes novices d'un coeur quâelles ne savent pas HĂ©!
Dieu rĂ©pande sur elles. ]âesprit de douceur et de simplicitĂ©, lâesprit
dâamour et dâbumilitĂ©, }âesprit dâobĂ©issance et de puretĂ©, ]âesprit de
joie et de mortification ! »
On nous croira facilement sur parole, et il est inulile.de multiplier
ces aimables témoignages pour. prowver combien Je cher petit institut
de la Visitation, était précieux 4 saint Francois. Ce fut Ja principale
de ses ceuvres ; il nây Ă©parguait ni ses peines ni ses soins. Mais on
ignore peut-Ă©tre les fruits quâil oblint au prix du sacrifice de
ses commodilés spirituelles et cuntentements particuliers. On ne-
connait pas assez la beautĂ© et la dĂ©licatesse des fleurs quâil avail,
comme lâĂ©pouse des anciens jours, amassĂ©es, liĂ©es et agencĂ©es en-
semble, et qui farment avjourdâhui sa couronne dans la fĂ©licitĂ© Ă©ter-
nelle. Pour les faire apprĂ©cier, il faudrait Ă©crire histoire de âOrdre -
de la Visitation; les malĂ©riaux intĂ©ressants nây manqueraient. point
et Dieu serait certainement glorifié de ce travail. Son bienheureux .
serviteur disait 4 ses filles quâil fallait par nĂ©cessitĂ© que ce fat Dieu
qui batit Ja citĂ©, autrement, bien quâelle fat batie, il la faudrait reir
ner. Le psalmiste se contentait de dire que si Dieu nâĂ©difie pas la citĂ©, .
ceux qui IâĂ©difient travaillent en vain. On voit comment saint Fraa-
cois de Sales interprĂ©tait le texte et ce quâil exigeait des religieusas
de Ja Visitation. I] lâavait mis en pratique lui-mĂ©me ; et dans la. fon-.
dation de son institut, il avait laissé la main de Dieu travailler et édi-
DE'LA VISITATION. 158
fer teâ batinvent. Cette main de la Providence se montra darts âtous cas
commencements aussiâvisiblement que âleg traits caractĂ©ristiques di
saint se reprodoisirent dans les vertus'dâ ses Filles.
Comme font les âarchitectes intelligents Ă©t soigneux, la divine Pro-
vidence recueiflit de tous cétés, en effet, prépara et éprouva les
matĂ©riadx nĂ©cessaires & Ă©lever cette petite citĂ© de priĂ©re et dâonc-
tion. Les 4mes appelées 4 en former les fondements, amenées de
divers lienx, avaient été travaillées de plusieurs maniéres. Nous
iâayons pas a rappeler comment la pierre fondamentale, cette ame
dexcellente verta et de piĂ©tĂ©, comme lâappelle saint Francois de
Sales, avait été A l'avance détachée, taillée et polie. Tout le monde
connatt lâhistoire de sainte Chantal. Veuve, et rĂ©solue dâĂ©tre a Dieu,
elle demandait avec ardeur et attendait avec patience le guide qui
devait la conduire. Elle allait un jour aux champs 4 cheval, dans les
environs de Bourbilly, priant toujours Notre-Seigneur au fond de
son ceur de lui montrer ce guide fidĂ©le, lorsquâen passant par un
grand chemin au-dessus dâun prĂ©, dans une belle et vaste plameĂ©re,
elle vit tout & coup, au bas d'une petite colline, non guére loin
delle, un homme de la vraie taille.et ressemblance de saint Francois
de Sales. 11 Ă©tait vĂ©tu dâune soutane noire, du rochet, et avait le
bonnet en téte, tout comme il était la premiére fois qu'elle le vit a
Dijon. Pendant qu'elle le regardait tout a loisir, elle entendit une voix
qui lui dit : « Voil& le guide bien-aimé de Dieu et des hommes entre
les mains duquel tu dois remettre ta conscience. »
Le démon multiplia vainement ses artifices pour détourner cette
ame privilégiée du guide que la Providence Jui avait ainsi montré.
ll la jeta dans toutes sortes dâanxiĂ©tĂ©s et dâangoisses. Au miliew
des délais, dont la Providence voulait éprouver le désir et exercer la
patience de la sainte MĂ©re, lâardeur de ses priĂ©res fut nĂ©anmoins rĂ©-
compensĂ©e, et lâassurance qui Jui avait Ă©tĂ© donnĂ©e dans Jes prĂ©s de
Bourbilly lui fut renouvelée 4 diverses reprises. Entre autres, un
jour, Ă©tant dans la chapelle de son chateau, elle vit une troupe de
filles et de veuves qui venaient a elle et lâenvironnaient; une voix
lui dit : « Mon vrai serviteur et vous vous aurez cette génération ; ce
Me sera une troupe Ă©lue; mais je veux quâelle soit sainte. » Les mer-
veilles se multipliaient; le chemin par lequel elle devait mar-
cher lui était montré distinctement. Elle entendit dans le fond de
son coeur ces paroles : «Comme mon Fils Jésus a élé obéissant, je vous
196 . LES PREMIERES MERES
destine a Ă©tre obĂ©issante. » Câest par lâobĂ©issance, en effet, une obĂ©is-
sance compléte, absolue, enti¹rement dépouillée de toute volonté
propre, que sainte Chantal parvint a jouir du bénéfice de sa pro-
fession religieuse. Elle avait héroiquement pratiqué dans le monde
toutes les vertus de renoncement et de charilĂ©; aprĂ©s sâĂ©tre arra-
chée & tant de liens si chers et si précieux & la nature et au coeur,
avoir abandonné sa fortune, quitté sa famille, son pére et ses en-
fants pour se vouer uniquement aux fatigues de la fondation nou-
velle, & âhumilitĂ© et a la pauvretĂ© dâune petite congrĂ©gation fort peu
accommodée des choses du temporel, elle retrouva encore dans le fond
de sa retraite ces travaux et ces peines dela maternité « qui sont
grands ;» elle eut sans cesse a sacrifier ses commgdités spirituelles
et ses contentements particuliers pour cultiver les 4mes qui lui
avaient été remises. Le saint, de son cété, ne lui allégeait pas les
renoncements. Avant de lui communiquer ses desseins sur Iâinstitut
de la Visitation, il lui avait dit de se préparer 4 tout quitter pour
Dieu. Le jour ou il lui annonga que sa résolution était prise, elle se
mit tout aussitét 4 genoux :
« Monseigneur et mon PĂ©re, je suis rĂ©solue dâobĂ©ir.
â Qui-da, reprit-il en la laissant dans cette posture humiliĂ©e et
se tenant debout devant elle, ouji-da; or sus, i} faut entrer a Sainte-
Claire.
â Mon PĂ©re, je suis toute prĂ©te.
â Non, dit-il, vous nâĂ©tes pas assez robuste; il faut Ă©tre Sceur de
Phdépital de Beaune. ;
â Tout ce qu'il vous plaira.
â Ce nâest pas ce que je veux : il faut Ă©tre CarmĂ©lite. »
Il lui proposa ainsi diverses religions sans que la multiplicité de
ces changements Ă©tonnat la constance de cette 4me, remise tout
entiére entre ses mains et décidée 4 obéir sans aucun got propre.
Alors, la trouvant comme une cire amollie par la chaleur divine et
disposée & recevoir toutes Jes formes de la vie religieuse qu'il lui
imposerait, il Jui fit part de son dessein sur le cher petit institut. La
sainte MĂ©re disait quâen ]âentendant elle avait senti une JumiĂ©re et une
joie qu'elle nâavait pas Ă©prouvĂ©e aux autres propositions, quoique
son Ame y fat toute soumise.
Le saint lui fit renouveler bien des fois des actes de renoncement
analogues, non-seulement quand les affaires de ]'Ordre, les néces-
DE LA VISITATION. 197
sitĂ©s des fondations, lâintĂ©rĂ©t des 4mes les pouvaient exiger, mais sou-
vent dans des circonstances 00 i] nâapparaissait pas dâautre nĂ©ces-
sitĂ© que dâimposer un sacrifice inattendu. Ce sont, en effet, ces
sacrifices quotidiens dans les petites choses qui attirent les graces,
vident complĂ©tement |âAme dâelle-mĂ©me, Ja remplissent de Dieu et
Ja rendent capable des grandes actions. Sainte Chantal nâavait
rien de plus précieux au monde que la direction du saint évéque.
Elle recevait ses conseils comme les paroles de Dieu méme. Les
voyages 4 quoi les affaires de lâinstitut PobligĂ©rent la privĂ©rent sou-
vent de cette douceur. Sa derniére entrevue avec le saint évéque fut
Voccasion dâun dernier sacrifice. I] y avait trois ans et demi quâils
he sâĂ©taient vus et quâelle nâavait confĂ©rĂ© avec lui de son 4me. Au
retour dâune visite qu'elle avait faite des maisons de la Visitation,
elle rencontra @ Lyon Je saint prélat, qui, en compagnie du prince
et de la princesse de Piémont, était venu saluer le roi et les reines
de France (1622). Au milieu du tumulte quâoccasionnait la rencontre
des deux cours de France et de Savoie, et malgrĂ© |âempressement
que les plus grands personnages témoignaient a se procurer son
entretien, saint Francois parvint 4 ménager quelques instants pour
les consacrer a sa chĂ©re Fille. âi
« Ma Mére, lui dit-il, nous aurons quelques heures libres; qui de
Nous deux commencera A parler? » )
Elle, qui naturellement Ă©tait ardente et avait plus soin de son ame
que de toutes autres choses au monde, sâĂ©crie impĂ©tueusement :
y Moi, s'il vous plait, mon PĂ©re; mon coeur a grand besoin dâĂ©tre
revu de vous! »
En voyant cat empressement, Je saint la reprit doucement et avec
gravité :
« Hé quoi! ma Mére, avez-vous encore des désirs empressés et
du choix? Je croyais vous trouver tout angélique. Nous parlerons
de nous-méme 4 Annecy, reprit-il. Maintenant, achevons les affaires
de notre petite congrégation. »
Au rapport de lâhistorien qui raconte ce dĂ©tail, le saint prĂ©lat sa-
vait que la digne MĂ©re Ă©tait de ces 4mes parfaites qui nâont pas be-
soin de direction, Dieu étant lui-méme leur guide. La Mére de
Chantal renonca immĂ©diatement a la douceur quâelle espĂ©rail : sans
dire un mot de plus, elle quitta toute pensĂ©e personnelle pour sâap-
pliquer aux affaires de lâinstitut, dont elle confĂ©ra avec le saint fon~
ÂŁ98 LESâ PREMPERES "MERES
âdateur pendant ces heures qui furent les dernfĂ©res qu'elle eutââ-pas-
ser auprés de lui sur Ja terre.
âLes deux filles qui sâenfermĂ©rent avec la âbienheureuse mĂ©re, le
â6 juin 4640, dans la petite maison louĂ©e par saint Franqois de Sales,
au fanbourg de la.PerriĂ©re dâAnnecy, Ă©taient des'ames depuis long-
temps prĂ©parĂ©es au renoncement dâelles-mĂ©mes et dĂ©ja nourries des
legons du saint. Le mode de leur vocation avait été different : la mare
Marie-Jacqueline Favre, agée seulement de tingt-deux ans, était douée
de toutes les qualitĂ©s qui sĂ©duisent le monde: câĂ©tait unc grande et
belle fille, dâun esprit clair et net, franche, sincĂ©re, unissant la fer-
meté d'un jugement droit et ferme a tous les agréments que les
âbiensĂ©ances du monde peuvent admettre. Elle les avait apprises dans
la maison de son pére, qui était premier président ce Savote et a
raison de cette charge recevait chez lui de nombreuses compagnies
ou se trouvait, dit-on, tout ce quâil y avait de rare et de choisi
dans la province. Ce pĂ©re Antoine Favre Ă©tait dâune de ces nobles
familles de robe que les vertus, les charges, la simplicité des moeurs
et la prudence du caractére renduient dés lors comparables aux plus
anciennes chevaleries. Jacqueline avait sans doute hérité de cette
maison une certaine gravité, qui, alliée & la conversation ta plus
aimable quâon puisse dĂ©sirer, formait un si noble mĂ©lange et un si
juste concert de modestie et de bienséance qu'il ne se pouvait ima-
giner rien de mieux.
, Toutefois cet esprit gracieux et grave Ă©tait piquĂ© dâane prĂ©tention
dâindĂ©pendance et de dĂ©dain qui ta laissa longtemps en suspens sur
sa vocation. Elle aimait trop sa liberté pour songer 4 étre retigiense,
et le mariage était'a sa pensée un joug insupportable. Elie ne trou-
vait heureuses en ce monde que les veuves; et si on lâett assurĂ©e ,
disait-elle, que celui quâelle aurait Ă©pousĂ© fit mort deux heures aprĂ©s
la cĂ©rĂ©monie, elle se serait rĂ©solue volontiers dâagrĂ©er untel parti.
Son imagination ne sâĂ©garait cependant pas tout afait dans ces folles
aspirations dâindĂ©pendance, et dans le dĂ©sordre de sĂ©& pensĂ©es elle
ne Jaissait pas que dâĂ©tre attentive aux inspirations divines, et de
'$âappliquer & correspondre a tousâles mouvements de la grace. Son
dédain et' un peu de mélancolie naturelle 4 son humeur fa ren-
daient surtout accessible aux pensées du néant de la:créature et:de
la vie: elle y trouvart des senliments de piĂ©tĂ© qu'elle sâefforcait
Ă©nergiquement de noufrir et de fortifier en assistant'les mourants
DE LA VISITATION. 199
a leur agonie,:.c'élait:la sa dévotion, et elle puisait, surtout de.grands
enseignements en remplissant ce devoir de charité auprés des per-
somnes encore jeunes et, bien faites. Un pareil mélange de sérieux et
dâenjouement, de force, de courage et de bonae grace, uni a Ja per-
feotion du visage et.du corps, faisaient de Jacqueling Favre upe de
ces personnes que le monde remarque et cĂ©lĂ©bre @_lâenvi.
Un jour elle était allée 4 Chambéry avec sa famille, et comme elle
avait, dit son historien, Ja rĂ©putation aussi bien que |âefiet de danser
a ravir, les dames de la ville firent un bal afin dâen avoir la satis-
faction et dâen porter le jugement elles-mĂ©mes. Jacqueline connut
que la compagnie sâassemblait & sa.considĂ©ration.et se sentit. touchĂ©e
dâune grande compljaisance et d'un extrĂ©me dĂ©sir. de rĂ©pondre a.
Pattente quâoa avait dâelle. EnflĂ©e de .cette petite vanitĂ©, elle alla a .
ce bal ot le Saint-Esprit oâa pas coutume dâaller choisir ses Ă©pouses,
et elle s'appliqua 4 y exceller.
Les hoaneurs fureat en effet pour elle, et méme le gouverneur
du pays vint la prendre préférablement 4 toute autre personne. Sa
vanilĂ© sâen.accrut fort : mais en mĂ©me temps ]âesprit sĂ©rieux et sage
qui était en elle et qui était déja placé sous la direction de saint
Francois de Sales, selon lâavis du saint, fit un retour chrĂ©lien sur
lui-mĂ©me. .CâĂ©tait.a ce simple acte de vertu et de docilitĂ© que la
divine Providence avait attaché le prix de la grace, En rentrant ainsi
en elle-méme, ceite pauvre fille eniyrée trouva tout a coup dans le, -
fond de son cceur. ces sérieuses paroles: « Pauvre Favre! quelle ré-
compense auras-tu de tous ces pas mesurés que tu fais avec tant
dâattention ? Quels fruits en retireras-tu? On dira cette fille a bjen
dansé! Voila ta récompense. »
Elle se trouva alors si humiliée dans son intérieur que, disait-elle,
« jecrois biea que je ne dus pas avoir fort bonne grace le reste du
bal. »
Elle sentait. tout le vide de son action : Dieu Jui faisait voir clai-
rement combien par cette vanilé elle s'acquérait de confusions pour
le jour de la mort. Elle sâĂ©tonnait dâelle-mĂ©me au milieu des lu-
mitres dont Je Saint-Esprit |âĂ©clairait, et elle resgentit tout 4 coup
un si grand refroidissement pour la danse, quâelle commenga a |âheure
mĂ©me de concevoir de Iâhorreur pour cet exercice qui lâavait tou-
jours jusque-la si fortement passionnée. La grace fortifiant cette im-
Pression @ laquelle son cepur ne cherchait point a se soustraire, elle
200 LES PREMIERES MERES
en vint & considérer combien la vie des mondains se passe inutile-
ment; elle désira fuir «un glu si dangereux et si attachant » et sortit
du bal avec Ja résolution de se faire religieuse.
Ce nâest pas |âordinaire des rĂ©solutions quâon puise dans ces di-
vertissements Celle de Marie-Jacqueline Favre Ă©tait ferme. Il y avait
d'ailleurs longtemps que le saint évéque de Genéve avait remarqué
la force dâesprit et de caractĂ©re de cette 4me, et il la destinait a
son institut. Selon sa coutume, i] avait laissĂ© Dieu agir seul et nâavait
pas cherché & presser les résolutions généreuses dont ce ceeur lui
paraissait capable.
A quelque temps de la, le saint évéque intervint auprés du prési-
dent Favre pour obtenir a cette fille la liberté de refuser un parti
honorable, auquel le prĂ©sident avait entendu dâautant plus volon-
tiers quâil sâagissait du frĂ©re du prĂ©lat. Le saint se chargea aussi
de donner a ce frére la nouvelle de sa déconvenue. Il le fit de la
maniére que ses histuriens ont rapportée : « Mon frére, fui dit-il
en se mettant & table avec lui, mon frére, vous avez un terrible
rival : il faut vous résoudre a lui céder votre maitresse. » Coinme le
jeune seigneur dans le coeur duquel le courage et Iâhonneur bouil-
lonnaient Ă©galement, s'Ă©criait impĂ©tueusement quâexceptĂ© Son Altesse
le duc ve Savoie, il ne connaissait personne assez hardi que dâoser
lui disputer, le saint répartit en souriant que ce rival élait cepen-
dant dâun sigrand mĂ©rite quâon ne pouvail mĂ©me avoir la hardiesse
de le regarder au visage. Puis i! calma toute cette fougue en décou-
vrant lâĂ©nigme, et dĂ©clara que JĂ©sus-Christ Ă©tait le seul Ă©poux que
voulut accepter Jacqueline Favre.
Le prĂ©sident, en respectant la rĂ©solution de sa fille, voulut IâĂ©prouver
et éviter aussi les occasions de la voir recherchée de nouveau ; il la!
recommanda de vivre désormais conformément 4 son dessein et de
quitter les compagnies et les parures. MalgrĂ© quelques contradicâ
tions de Ja nature, Jacqueline Ă©prouva au fond de son Ame une sin-
guliére suavilé et une onction délicieuse 4 se soumettre 4 ces pres-
criptions. Ma fille, lui disait le saint évéque, il faut commencer a
se dĂ©faire des haillons du vieil homme et changer dâhabit comme de
conversation. - Monseigneur, répondit elle, je suis entre vos mains,
commandez, j'obéirai.
Elle sâappliqua dĂ©s lors & tous les exercices de la vie religieuse,
fréquentant les églises, visitant les pauvres, vaquant exactement 4 /a
DE LA VISITATION. _ 204
téditation et a la priére, suivant en toute chose la rdégle que le saint
lui avait tracée; toujours modeslement vétue de noir, la téte voilée,
elle Ă©vitait les jeunes et brillantes compagnies dont elle avait fait
je charme, et se rangeait scrupuleusement du oe des personnages
sérieux.
Elle passa ainsi plus dâun an dans la maison de son pĂ©re, trouvant,
ainsi a chaque instant lâoccasion de pratiquer ces retranchements et
de renouveler son sacrifice en présence méme des plaisirs et des
personnes avec qui il avait fallu briser.
Sa compagne, Charlotte de Bréchard, avait été conduite par un
chemin bien différent : son pére, un gentilhomme de Bourgogne,
Ă©tait enclin aux nouvelles opinions religieuses,. et sa maison servait
de lieu de rĂ©union aux huguenots de la contrĂ©e. Lâan 1589, une peste
horrible ravagea la Bourgogne et deux sceurs ainées de Charlotte
moururent. Leur pére, qui avait renié Dieu dans le fond de son ceeur,
abanddpna sa famille et sa maison aux premiers symptémes du mal;
i] Ă©tait veuf, ses enfants restĂ©rent sous le gouvernement dâune
servante. Cette femme, voyant la petite Charlotte atteinte du fléau,
la fit porter dans une maison du village ot tout Ă©tait mort de la peste
et qui servait dâasile 4 deux hommes gagnaut leur vie 4 enterrer les
corps pestiférés.
Lâenfant y fut laissĂ©e sur un peu de paille. Les deux maniĂ©res de
vagabonds qui habitaient avec elle la maltrailaient souvent et lui
enlevaient mĂ©me la nourriture quâon lui faisait passer. Une malheu-
reuse servante qu'on avait mise aussi hors dâune maison parce
qu'elle Ă©tait atteinte de la peste, vint augmenter cette triste compa-
gnie et mourut bientét sur Ja paille qu'elle partageait avec Charlotte.
Celle-ci resta tout un jour seule en face de ce cadavre quâelle nâosait
regarder. Sa frayeur Ă©tait telle que lorsque ses deux Ă©tranges com-
Pagnons entrĂ©rent et songĂ©rent a enterrer Jaâ morte, elle apporta
ane si vive rĂ©sistance @ demeurer seule dans cette maison, quâils la
placérent sur Jeur chariot & cété du cadavre et la firent assister &
Ce lugubre enterrement.
Cette vie de souffrances, dâisoleinent et de terreur dura trois mois.
Rentrée dans Ja maison paternelle, la pauvre fille ne recut pas plus
de soins pour son ame qu'elle nâen avait trouvĂ© pour son corps dans
Ja maison infecte. Pour avantager ses autres enfants, le pére, bien
que les huguenots condamnassent les veeux de religion, trouva bon
962 , LES PREMIERES MBRES
i@e faire entrer sa fifte-dans un couvent. LâindiffĂ©rence et le mĂ©pris
,@ela foi, que professait ce gent#homme, lui firent attacher peu dâim-
âpertance au choix dela maison qui devait le dĂ©barrasser'de 3a fille.
âHla fit entrer dans un monastĂ©re du voisinage , dont . les: moeurs
étaient de celles qui servaient de prétexte aux coléres des dissidents.
ICtait ce quâon appelait alors un monastĂ©re ouvert : Charlotte nây
ifrouva pas dâautres professes que trois jeunes dames, fort engagĂ©es
dans la vanite et les galanteries du monde, qui passaient lear temps
4 faire des visites dans les maisonsâ de noblesse voisines, @ se rĂ©-
'fouir-et & recevoir elles-mémes toutes sortes de conrpagnies. Le peu
âde considĂ©ration que le pĂ©re de Charlotte tĂ©moignait 4 sa fille en-
âpaperent ces dames 4 ne pas la faire entrer dans leurs divertisse-
ments : on fui donna part au soih du ménageet des biens de fa
commenauté. Malgré son jeune age, sa qualité et sa -aissance, elfe
âSe trouva ainsi a peu prĂ©s rĂ©duite 4 fa condition âet aux travaux
âd'une servante.
âAu bout de quelque temps, elle fut tirĂ©e de cet avilrssement : ses
frares Ă©laient morts derant les guerres de la Ligue, et pour tenir
compagnie & une fille ainée qu'il avait toujours gardée 4 la maison,
le pĂ©re rappela Charlotte aupreĂ©s de lui. Etle ânâavaig aucune espĂ©ce
dâinstruction religieuse, et nâavait pas recu dâautre: sacrement que
eelui de baptĂ©me; eile nâavailt jamais entendu de sermon ni de catĂ©-
chisme, et eHe trouva dans la maison paternelle des hérétiques qui
sâeffurcĂ©rent de Jui ensetgner 'lâerreur.'Mais Dieu veitiait sur cette
ameâ: -i1 endurcit ses oreilles contre les saggestions de IâhĂ©rĂ©sie et
âfortifia ta-foi quâelle avait-regue-au baptĂ©me. Queiques hivres de piĂ©tĂ©
ârencontrĂ©s par âhasard dans cette maison, ou ils Ă©taient comme un
âvestige âde Vancienne foi qui avait animĂ©e, aprĂ©s avoir: antrefors
nourri la dĂ©votion des ancĂ©tres, servirent & faire naitreâcelle de ja
fille. A Faide-de leur enseignement, et surtout de celui du crucifix,
âget-enfant privilĂ©giĂ© de la grace, rĂ©solut dâaccomplir tous les prĂ©ceptes
de fa retigion dont on cherchait 4 JaâdĂ©tourner. Vers lâfge de quinze
ans, elle fut ainsi prĂ©parĂ©e, par lâunique action de la graee, & ap-
procher des sacrements de pĂ©nitence et dâeucharistie. Ee y puisa
Ja foree de.sâadonner dĂ©sormais tout entire aux eevvres de charitĂ©
et en siéme-tersps.un désir ardent de se consacrer 4 Dieu. Elle ne
eonnaixsait pas dâautre ordre religieux dâobservance rĂ©guliĂ©re quae
eelui de Sainte-Claire, et elle dĂ©sira dây entrer. Quand elle eut fait
DE LA VISITATION... 208.
connaitre son dessein, ceux-l4 méme qui avaieut voulu se débar~
rasser dâelle en la placgant naguĂ©re dans. ce monastĂ©re scandaleux.
dont nous avons parlĂ©, sâemportĂ©rent .comme.si elle avait un dĂ©sir.
insensĂ© ;.0n la bafoua de telle.sorte qu'elle nâosa plus parler de
ce projet.. Bile le gardait néanmoins dans le fond de son: cosun,
et, sans direction et sass guide, se préparait a la vie.religieuse par.
toutes sortes de mortifications : elle jednait au pain eta lâeau tous
les vendredis et les samedis, et multipliait de toute maniĂ©re âses actes.
de pĂ©nitence; le plus pĂ©nible Ă©tait de -souffrir tant dâaffronts et-de
rebuts dans la maison paternelle. Un jour, aprés les avoir supportés.
patiemment. pendant sept & huk ans, elle se trouva-si-lasse et si
découragée qu'elle se sentit sur le point de renoncer. aun projet qui-
paraiseait impraticabie, et pour aoquérir au moins um peu.de repos).
elle songea & accepter un. parti qu'elle avait déja refusé ; mais une lu»
miére:plus vive du Saint- Esprit inonda son ame en ce-moment; les at-
traits dela vie religieuse.se révélérent a son.ceeur dans toute leur force
et leur douceur ; lâ'honoeur des. Ă©pouses du Christ lui parus si-relevĂ©,.
qu'elle ne crus pas pouvoir jamais lâoblenir au prix de-trop de fidĂ©litĂ©
et de consiance. Avec un torrent de larmes, elle demanda pardon 4
Dieu de son peu de courage et de sa pensĂ©edâinfidĂ©litĂ©; reportant en-
suite ces.regards sur la.croix et médilant-sur les humiliations du divin
Maitre : Seigneur! s'Ă©criait-elle dâun ecour outre-percĂ©dedouleur et
en.frappant sa,poitrine, Seigneur! je veux vous.suivre partout ot vous.
avez (pasaé : wenuz, abjections, venez, douleurs cxtcémes, .je vous.
VeuX, puisque mon..Dieu -vous a voulues et qye vous étes sanctiliées
par ses:soufirances : vous. nâĂ©ies plus le supplice des mĂ©chants nile |
partage.des criminels,. vous Ă©tes la riche: portioâ des aimĂ©s de Dieu !
Vers eette époque,..elle se sentit eneore fortifiée dans ses espé-
rances par un songe, que la mére de Changy aracenté en de grands.
détails. Elle vit un jardin: pleinde fleurs:et de fiuits merveilleuse-
ment beaux et agréables; et comme elle se tenait. attentive 4 les
considérer avec uno grand plaisir, en: un instant, par une extréme
vicissitude et métamorphose, tout lui parut flétri, noir et bralécomme:
si le feu y,e&t passĂ©. Saisie dâĂ©tonnement, elle s'Ă©cria : O.mon Dieu!
c'est sans.doute lâesprit. malin. qui agit ici. Et:en se tournaat,. tout,
effrayĂ©e, elle vit derriĂ©re elle Satan, sous la forme dâun moastre:
effvoyable, qui lui jelait des regards. Ă©tincelants eb furieux, elle.
courut. vers la porte. du jardin, mais.ce malheureux sâopposait di
204 LES PREMIERES MERES
sa sortie et sâefforcait de la retenir. Dans cette lutte, elle fit le
signe de la croix et offrit son coeur 4 Dieu; le monstre disparut
aussitĂ©t, et elle se trouva hors du jardin, au bas dâun beau et
grand escalier de marbre blanc, dâune hauteur si excessive, quâil
sâĂ©levait par dessus les nues, et elle nâosait y monter. I] lui sembla
aussi quâelle Ă©tait toute nue, et cette nuditĂ© la remplissait de confu-
sion ; elle se tenait cachée,-ne voulant point parattre ni faire paraitre
sa honte, lorsquâelle vit venir a elle un personnage inconnu. Ii descen-
dait par ce degrĂ©, et venant a elle il Ja couvrit dâĂ©carlate en disant,
avec un visage riant: « Montez!» Elle obéit, trouva un logis et une
jolie salle: il y avait une forme de chapelle, avec un autel bien paré,
proche duquel se tenait une religieuse dâun regard doux et bĂ©nin, vĂ©tue
de noir, et qui faisait un certain office, dâune mĂ©thode toute extraor-
dinaire. Entre autres cérémonies, elle prit un cor comme celui des
chasseurs, et sonna quelque chose dâun ton charmant et mĂ©lodieux,
puis se tournant, elle lui dit: « En voulez-vous Ă©tre? â JĂ©sus! oul,
répondit Charlotte, de tout mon cceur. » Sur quoi la religieuse lui
donna pour arrhes de son bonheur une branche de fleurs bleues ;
puis, sonnant de rechef de son cor mystique, elle invita un nombre
infini dâautres filles & la suivre.
Lâhistorien ajoute que mademoiselle de BrĂ©chard nâeut pas besoin,
comme Nabuchodonosor, de faire assembler tous les mages de |âEm-
pire pour avoir |âĂ©claircissement et lâintelligence de ce songe. Tou-
tefois, bien quâelle reconndt dans le jardin et les beaux fruits subite-
ment gatés le monde et tous ses plaisirs, elle ne comprit pas tout de
- Suite que le saint évéque de Genéve était le personnage vénérable qui
devait lui faire monter Jes degrés de la perfection; elle ne pouvait
non plus imaginer que la religieuse qui lâaccueiilit dans la chapelle,
et qui jouait si mélodieusement du cor, invitant un si grand nombre
de vierges a la suivre, Ă©tait sainte Chantal.
En poursuivant ses réflexions sur cette gracieuse vision, la mére
de Changy remarque que ce.nâest pas un petit honneur aux filles de
Ja Visitation de savoir que, si le Bien-AimĂ© sâest comparĂ© & un Faon
de biche, les premiéres méres en sonnant par la suave odeur de leur
cher institut comme dâun cor de chasse, les aient si heureusement
Invitées & suivre Ja piste de ce divin époux, ne se lassant pas de le
poursuivre par les sentiers de leur sainte vocation, jusquâa ce quâelles
Yaient blessĂ©, câest-a-dire jusquâa ce que ce Daim mystĂ©rieux ve-
°
DE LA VISITATION. 205
nant se rendre dans leur cceur, comme Iâon dit, ajoute le naif histo-
rien, que la licorne blessée & mort se vient rendre dans le sein
dâune vierge, elles lui puissent dire : « Je tiens celui que mon 4me
désire et ne le laisserai point aller éternellement! »
Pour en revenir 4 la mĂ©re Charlotte de BrĂ©chard, Dieu ne sâĂ©tait
pour ainsi dire pas encore servi du ministre des hommes pour
lâinstruire et lâĂ©clairer. Elle avait plus de vingt-cing ans, lorsque,
pour la premiére fois de sa vie, elle entendit un sermon. Son séjour
habituel a la campagne, la maison de son pĂ©re, et surtout |âĂ©tat
spirituel de Ja France (que cette histoire contribue 4 montrer exac-
tement), expliquent cette incroyable disette de la parole sainte. Ses
enseignements confirmérent la résolution of était cette aimable fille
de quitter le monde. De lâavisdâun saint personnage, elle se crut appe-
lĂ©e & lâordre du Carmel, et prĂ©para toutes choses pour y entrer. Son
pére, restant toujours inflexible, et ne voulant point entendre a ce
dessein, madame de Chantal, qui avait quelque liaison de famille avec
lui, se préta & tourner la difficulté : elle invita sa jeune parente a
venir passer quelque temps chez elle, pour la conduire ensuite aux
Carmélites de Dijon. Le temps que mademoiselle de Bréchard resta
prés de madame de Chantal, fut un temps de joie : elle éprouvait
une douceur inouie de se trouver dans une maison ou elle pat parler
et sâoccuper ouvertement et librement de Dieu et de son ame. Ma-
dame de Chantal lui donna quelques avis pour son avancement spi-
rituel, et lâengagea a faire une confession gĂ©nĂ©rale pour rĂ©parer les
imperfections et Jes ignorances de toutes celles qui avaient précédé.
Le terme des angoisses de mademoiselle de Bréchard paraissait
approcher, lorsque de nouvelles difficultés surgirent : sa chétive
complexion empécha les carmélites de la recevoir. Son pére lui
donna avis que, Ja croyant religieuse, il avait marié sa fille ainée
et lâavait instituĂ©e son unique hĂ©ritiĂ©re. Mademoiselle de BrĂ©chard
ratifia gĂ©nĂ©reusement le contrat, sâestimant trop heureuse dâac-
quérir au prix de tout son bien ja liberté de suivre 4 son gré sa
vocation. Elle demandait & Dieu de lui faire connaitre lâordre dans
lequel il voulait quâelle le servit, et ne se sentait attirĂ©e vers aucua
de ceux qu'elle pouvait connaitre. Les choses en Ă©taient 1a, lorsque
saint Francois de Sales vint en Bourgogne pour le mariage de son
frére, M. de Thorens, qui épousait mademoiselle de Chantal. On sait
que ce mariage fut lâoccasion et le prĂ©texte de la retraite de madame
26 LES PREMIERES. MERES
de Chantal a Annecy. La sainte baronne engagea son.amie a conférer
de son. ame et de sa vocation avec le serviteur de Diew. Il reconout
en elle, au.premier abord, uo esprit capable de grands desseins, 6b.
Jui demanda si elle ne.se contenterait pas de.courir le méme prix.qae
madame de Chantal. Traasportée de joie. ses paroles, elle répen-
dit que.câĂ©tait un, bonheur qu'elle n'osait espĂ©rer. « Or, sus, ma Gille,,
répondit le prélat, demeurez en paix et ne. pensez quia . bien amar
celui qui vous veut toute sienne. » Elle demeura.danc axec..madame.
de Chantal, et six mois aprés elle.se. renfermail au monastére d'An>
necy avec la sainte fondatrice,.,
Qutre la vision dont nous ayons, parlé, la mére Chaxzlatte de. Bré-.
chard en avait eu une autre qui Jui. avait annoncé sa. vaine tentative.
aaprĂ©s du Carmel. Il lui semblait quâelle entrait dans une. Ă©glisa, elle
vit une grande et grosse croix de pierre blanche; ella accourut les,
bras ouverts pour lâembrasser et sâĂ©lant prosternĂ©e, elle entendit une.
Voix qui Juidit : « Cette croix nâest pas Ja ienne; monte.plus haut.»
Elle obĂ©it, sâachemina vers le maitresaute]; ella y tronva une autre.
croix moins grosse en apparence et moins pesante, mais aussi haute.
que la premiĂ©re; comme elle lâembrassait, elle entendjt la mĂ©me voix,
qui lui disait : « Cette croix est ton partage, »
Lâhistorien de la Visitation admet que ces songes. Ă©taient des. ma-
nifestations de la Providence :.il nây a pas lieu de sâĂ©tonner qu'elle
ait soutenu dâune maniĂ©re spĂ©ciaje cette digne MĂ©re de BrĂ©chard
dans lâisolement et le danger ot Ja mĂ©chancelĂ© des hommes lâayait
réduite. Dans ces faits attestés par cette pieuse femme elle-méme,,
on peut admirer. l'infipie misĂ©ricorde qui nâabandonne jamais la,
eréature et prend soin de nourrir son espérance, Sans parler ic.
d'autres merveilles que nous pourrons rappeler dans le couxs.
de ces récits, la mére de Bréchard ne. fut pas la seule a qpi lA
fondation de IâInstitut fut annoncĂ©e d'une maniĂ©re surnaturelle..Av
moment ou ces trois premié¹res Méres se renfermaient au. petit m0-
nastĂ©re dâAnnecy, une demoiselle du GenĂ©vois, qui ignorait toutes
choses de leur entreprise, vit dans le cjel trois étoiles disposées. en
triangle. Celle qui formait le dessus Ă©tait beaucoup plus grosse 4.
plus brillante que les deux autres : elles étaient arrétées sur Ja villa
dâAnnecy, dâot il lui semblait voir ug.chemin Ă©LoiJĂ© qui venait jusqwa
elle. DĂ©s qu'elle connut lâentreprise de madame de Chantal et de sĂ©.
compagnes, elle ne douta plus. du sens de cette apparitinn.nop plas
DE LA VISITATION. ' 207
que de lYfnvitation quâelle contenait pour Ă©lle-mĂ©me. CâĂ©tait la
MĂ©re Adrienne Fichet : elle entra fa quatrigme au premier monas-
tare de ja Visitation. Dâautres encore avaient Ă©tĂ© favorisĂ©es plas
ou moins distinctement. Le saint Fondateur avait eu lui-méme
uve claire vision de son Institut dans la chapelle du chateau de Sales,
longtemps avant dâavoir rien arrĂ©tĂ© dans son esprit : madame de
âChanta! lui avait Ă©tĂ© montrĂ©e alors, et de telfe surte quâil la reconnut
immĂ©diatement forsquâll lâapergut plus tard, 4 Dijon, dans |âaaditoire
âqai entoarait sa cfraire.
Le dessein des pieuses femmes, quâon ignorait ainsi dans le
GĂ©nevois, Ă©tait conru de toute la ville dâAnnecy : le mĂ©rite de âla
baronre de Chantal Ă©tait connu, et celui de Jacqueline Favre, airisi
âqtte nous avons dit, n'âĂ©tait pas dĂ©daignĂ©. Leâ projet du saint Ă©vĂ©que
âavait rencontrĂ©' bien des oppositions, i] paratssdait dâailleurs si extra-
ordinaire que tout le monde sâen Ă©tait Ă©mu.'LâentrĂ©e des premiĂ©res
âreligieuses de la Visitation dans leur couvent fut un Ă©vĂ©nement pu-
blic. Les trois fréres de saint Francois de Sales conduisaient les trois
ânouvelles Ă©pouses du Christ. Elles furent suivies, depuis le logis du
prĂ©fat jusquâa lear petit monasttre, dâun grand concours de no-
âbiesse, et la presseâ du peuple Ă©tait si grande par les rues, quâa peine
parvinrent-elles 4 se'faire passage.
Elles tronvérent en arrivant Ja sear Anne-Jacqueline Coste, qui
devait servir au couvent en qualité de touriére. Son nom est resté
tonsidĂ©rable dans la Visitation. CâĂ©tait encore une ame privilĂ©giĂ©e
de Dieu, depuis longtemps connie du saint Fondateur, qui lâestimait
âsingaliÂąrement et avait avec elle des rapports spiritutis les plus sin-
guliers'e! les plus charmants. HI disait quâelle Ă©lait si bonne dans 1a
ârusticitĂ© de sa nafssartee, que, dans sa condition, il nâen avait point
vue de telle. Elle Ă©tait dâabord servante dans une hdtellerie de Ge-
tiĂ©ve. âSon exactitude Âąt son activitĂ© 4 remplir les devoirs de sa con-
dition ta firent aimer et'respecter de ses maitres: et son zéle était
tel que, dans cefte ville voudĂ©e a |âhĂ©rĂ©sie, elle conquit la libertĂ©
de suivre les préceptes de sa foi. Ele allait dans les paroisses voi-
âgines entencre ja messe, dont la cĂ©lĂ©bration Ă©tait interdite A Geneve;
aucune bonne wuvre ne lui était indifférente. Lorsque saint Frangeis
âdeâ Sales vint une premiĂ©re fois 4 GenĂ©ve dĂ©fter hardiment et con-
âfondre le ministre De ta Faye, la confĂ©rence eut lieu en prĂ©sence
âde-tout le peuple sur Ja place du Molard : ja bonne Anne Costeây
208 LES PREMIERES MERES
était une des premiéres. Dés qu'elle vit le serviteur de Dieu, une
inspiration intérieure la pressa de lui confier la direction de son
Ame. Elle ne put cependant lui parler quâau bout de plusieurs an-
nées. Le saint étant revenu secrétement 4 Genéve pour avoir avec
Théodore de Béze ces conférences dont les détails sont rapportés dans
son histoire, descendit & IâhĂ©tellerie de |âEcu-de-France, oi ser-
vait Anne Coste. Elle le reconnut au premier abord, et, respecta:.t son
incognito, elle attendit qu'il fat seul : « Hélas! monsieur, lui dit-elle,
quâil y a longtemps que je demande a Notre-Seigneur de pouvoir
vous parler! soyez-vous le bien venu! et faites-moi la grace de me
dire ce que je dois faire pour bien servir Dieu. » Saint Frangois,
étonné de trouver au milieu de cette ville hérétique une catholique
si fervente, qui y paraissait comme un beau lys entre les Ă©pines,
confirma son bon cceur, entendit sa confession et lui demanda si elle
he voulait pas recevoir de ses mains la Sainte Communion: « Héias!
ce serait bien ma consolation tout entiére, répondit-elle, mais com-
ment puis-je espĂ©rer ce bonheur, puisquâil nâest pas permis de dire
Ja messe dans Genéve? » Le saint, appliqué alors aux Missions du
Chablais, portait toujours le saint Sacrement dans une boite dâargent
Suspendue & son cou, pour communier les malades. Anne Coste nâĂ©-
tait cependant pas encore certaine de son bonheur, et pensant quâon
ne pouvait donner la sainte Communion sans étre assisté de quelque
clerc: « HĂ©, Monsieur, ajouta-t-elle, vous nâavez point de clerc ici
pour vous assister, comment pourrez-vous faire? » Le saint, de
son esprit toujours gracieux et aimable, répondit en souriant : « Ma
fille, ne soyez pas en peine, mon bon ange, qui est ici entre vous
et moi, et le vétre pareillement, qui est présent a votre cété, nous
serviront de clercs; aussi bien est-ce lâoffice des anges dâassister
autour de la Sainte Table. »
A partir de ce moment les anges tutélaires de ces deux 4mes
eurent des intelligences et des communications particuliéres. Anne
invoquait souvent lâange de saint Francois et elle en recevait toutes
sortes dâassistances. Elle disait quâil lâavait deux fois prĂ©servĂ©e de la
mort : aussi le saint lâappelait-il la favorite de son bon ange. Quand
elle lui racontait quelques bons offices quâelle en avait ainsi regus :
Suppliez votre bon ange, lui disait-il, de me rendre la pareille et
dâavoir la charitĂ© de mâassister. Quand il Ă©tait Ă©loignĂ© et quâil Ă©crivait
au couyent dâAnnecy, il ne manquait pas de saluer & part sa chĂ©re
sate
DE LA VISITATION. 209
fille Anne-Jacqueline, et de lui recommander de se souvenir pluâ
sieurs fois le jour de le recommander & son bon ange.
Anne, cependant, ne quitta pas Genéve aprés y avoir été commu-
niĂ©e des mains de saint Francois de Sales : le futur Ă©vĂ©que !âavait
engagée a rester dans cette malheureuse ville, & cause de tout le
bien qu'elle y pouvait faire. Rien, en effet, nâĂ©tait au-dessus de son
zéle. Elle empécha plusieurs filles es campagnes voisines qui ser-
vaient comme elle de se laisser sĂ©duire 4 IâhĂ©rĂ©sie ot on les voulait
entrainer. Lors de lâescalade de GenĂ©ve (1602) et du massacre de
ceux des soldats catholiques qui avaient pénétré dans la ville, Anne,
a elle seule, parvint & en sauver quatre-vingts : elle les nourrit pen-
dant plusieurs jours et Jes fit-ensuite évader l'un aprés l'autre en
leur procurant des déguisements. Elle convertit & la religion catho-
lique sa maitresse et la fit confesser : l'industrie de sa charit4Ă© par-
vint mĂ©me 4a faire cĂ©lĂ©brer la messe dans une cave, afin quâavant de
mourir sa mattresse pat recevoir tous Jes Sacrements de 1|âEglise.
Aprés cette mort, Anne se fixa & Annecy : il y avait longtemps
quâelle dĂ©-irait se placer sous la direction immĂ©diate du saint Ă©vĂ©-
que, & lâange gardien duquel elle avait une si aimable dĂ©votion;
mais elle nâaurait pas voulu quitter GenĂ©ve, si la mort de sa mat-
tresse et les circonstances qui suivirent ne |âavaient laissĂ©e libre de
faire a son gré une nouvelle élection. Les liens des serviteurs et des
maitres prenaient a cette Ă©poque leurs racines dans les consciences,
et cette pieuse fille ne se croyait pas en droit de les briser. A An-
necy, elle ne se pressa pas de se présenter au palais du prélat; elle
savait altendre : Ja patience étail une vertu de sa piélé; et elle la
possédait dans un tel degré de perfection que saint Francois disait
que cette pauvre fille lui avait souvent servi de modéle; il admirait
commentelle pouvait, au milieu du tracas et du tintamarre dâun lo-
gis , conserver une paix profonde et vivre dans un recueillement in-
térieur merveilleux , unissant sans efforts la quigtude et le repos de
. Marie a tout le travail de Marthe, sans mériter jamais le reproche que
Notre-Seigneur adressa un jour a cette derniére.
En attendant la joie de voir le directeur qui lui avait été indiqué,
Anne savourait ja douceur de se trouver dans une ville catholique et
ou les exercices de la religion sâaccomplissaient publiquement ; elle
entrait avec délices dans les églises pour y godter le chant et les
autres cérémonies, admirer la modestie des prétres et adorer fe
#10 LES PREMPERES MBRES
-âGaint-Sacrement. Les cloches Ă©taient pour eile une harmonie du ciel;
et toute la joie de son ame se renouvelait trois fois par jour 4 en-
âtendre sonner l"Angetes.
Cependant te saint évéque mstruisait lai-méme ses: ouailles et
âmauitipliait ses soinsâd ja pattie-la plas dUlnissĂ©e et: ta plus igwerante
âl@uâ troupeau : i] sâĂ©tait mnposĂ© âe devoir de faire le catĂ©chisme aux
âenfasts et'azu âmenu peuple toutes ies fois quâil te pouvait. Anne ne
âmanqia âpas d'y assister. LâĂ©vĂ©que la remarqua dans la'fonle et ne
âwĂ©connut âpas sa brebis; il-la-regarda de maniĂ©re a lai tĂ©moigner
âqu'il ne avait point mise en oubli, et, portadt la' wrain 4â la croix
saspendee sur sa portrive, il fit le geste de la tirer de som sein et de
âYouvrir, rappelant ainsi te souvenir de ia bette d'argent et de la
âcommunion de |âhoteterie de GenĂ©ve. En descentiant de chaire, i!
-sarréta pres d'Anneet lui recommenda de venir te'troever le len-
âdemain.
Des ce moment tl prit fa direction de cette: ante ow fl disait trouver
âtant de sujets dĂ©dification. âIl lâemployait & toutes'sortes de bonnes
-geuvres, confiant-& sa âdirection ses charitĂ©s les plas secretes, lui re-
âcommandant de lâinstruire de lâĂ©tat de son peuple, de lui rendre compte
ides désordres qu'elle pouvait remarquer, des jeux, des blasphemes,
des débauches qui avaient lieu dans les tavernes é¹t les hdtéHeries. It
profitait de ces renseignements pour adapter ses prédicationsadx vices
âde ces ouailles, et dressait toutes les actions de cetteâ ftte au salut du
procham. Un jour elle avait rabroué une de ses compagnes qui avait
âFhaieine infecte etâqui voulait sâadresser au âsaint Ă©vĂ©qae; eHe vint
âtout Ă©plorĂ©e sâaccuser de sa vivacitĂ©'et de'son orgueil : « Votre cha-
âtitd, disait-elle; nous 2 enseignĂ© quiil faut'sâestimer' toujours moindre
âgue les autres. â O ma fille | reprit le saint, la grande faute ; ne sa-
âvez-vousâ pas âque Dieuâmâa destinĂ© pour le service desâpauvres Ă©t
des infirmtes. Amenez moi cette filleâ: câest de cette sorte de per-
sommes: quâilâme fatt..» Apprenant ensuite que cette :pauvre infirme
âavait 6 rebotĂ©e de plusieurs confesseurs, il ordonna pour pĂ©ni-
tence & Anne Coste de sâinformer desâ plus misĂ©rables infects:et
-rongĂ©s'dâulcĂ©res, afin de pourvoir a leurs nĂ©cessitds spirituelies et de
-veitierâx-ce que ieurs inftrnritĂ©s ne âtes privassent'pas de Ia partiti-
pation aux 'Sacremetits.
' Penttatty que, par ses charitables emplois âet ses: exenples, Anne-
âJacqueline Coste 'faisaitâainsi, au dire du saittt prĂ©tat, plus de fruit
DE LA: VASLTATION. 244
pour les ames .que plusieurs. prédicateurs,, elie, vint lui .confier um
jour son dĂ©sir de quitter Je. mende pour avoir lâhonaeur de servir lea
Ă©pouses de JĂ©sus-Christ. Comme elle refusait dâentrer dans les Âąau-
veots de la ville, son charitable-directeur lui demanda oi. elle -voulait
grvir les &pouses.de Jdésus-Christ. «.Monseigneur, répendis-alle,, ie
veux engager.mes services pour les seligieuses gqye vous Ă©tablirag.,
â HĂ©! qui vous a dit que je.voulais Ă©tablir des raligjenses.? ,raprid le
pastes chatitable, â Persanne du: monds,. rĂ©pondit-slle,.mais ja
ressens continuellament.ce mouvement dans.mon coeur, ek.je vous ie
dis.» Ce désir avait frappé saiat.Frangeis de Sales,; il n'avait parlé
de son.deasein a.persenne encore quâa madame.de Chantal; il.lyi can
fia aussi la proppsition. qu'il venait.de.recevoir, ajoutant qu'il y avait,
trouvé beanceup de consolation. Anna revant, .4 ce qu'il, parait, plur
sieurs fois sur ce voeu; car, dans un.autre hillet.de saint. Frangois,
on voit quelle lui. demandait sauwent quand devait venir Madame.
En fondant son, Institul,, saint .Frangois.de Sales await ex..pour. but
d'ouvrir des, naaisons..religieuses aux, vauves et aux. filles.de, patite
complexion.et de, bon désir,.et quand on lui, faisait des représentations
sur l'état de débilité des personnes qu'il recevait.& son monaslaére, ib
répondait. en.souriant qu'il élait. pour. les.infixmes)!. ILnayait pas eu
dâabord Vintention de-clottrer ses filles. il voulait les appliquer A
tontes sortes de services de, charitĂ© en faveur.des malades.. DĂ©s lâori«
gine, au. monastĂ©re dâAnnercy,. ce. ministĂ©re, charitable. ful surtout,
confiĂ© 4 la honne Anne Coste; elle.sâen aaquitta avec tant de joia
que madame de Chantal lui reprochait de. trop aimer.a.se trouver am
milieu des pauvres. Les dimanches et jouns.de fle. elle les réunis-
sait 4 la porte du.monastére,. les instruisait des commandements de
Dien et de |âEglise, lear apprenait leur pridre, la manidre de.se conr
fesser, et ne leur donnait, point dâaundĂ©ne qy'ils nâeussent retann au,
moins quelque instruction pour leur salut,. La plus souvent ella
cherchait 4 leur faire gagner celles. qu'elle était. chargée de distrir _
hner, prĂ©tendant.que câĂ©tait.alors faire une double. misĂ©ricorde. Ea
assurait que la, plupart des pauvnes, sous. prétexte de mandicilé,,
mĂ©nent une vie. faindĂ©ante, libentine. at vagabonde, nâayant pi curd, Di
paroisse,.se@ tenant doujours aux portes des Ă©glises.et.pe,sachant pas
mĂ©me prier. Dieu : elle disait.qpâil n'y avait ppint.da personnes plus,
nab instruites ni :plus ignorantes.de la doctrine, chréticnns,. ot. Gam
poor leur rendre la..charité entiéna,, il fallait aurtout. deur easeigner,
242 LES PREMIERES MERES
les devoirs du bon chrétien, et ne réclamer leur travail que pour
trouver lâoccasion de Jes instruire de leur salut.
Elle ne craignait pas de donner ses avis 4 saint Francois de
Sales sur ce quâil Ă©tait opportun de faire Ace sujet. « Monseigneur,
dans tous vos discours, lui disait-elle entre autres choses, vous
exhortez avec un grand zéle a faire Ja charité, je voudrais bien aussi
quâil piit 4 votre charitĂ© dâenseigner comme il faut la recevoir chrĂ©-
tiennement, parce quâen vĂ©ritĂ© si les riches ont besoin dâĂ©tre excitĂ©s
4 faire la charitĂ©, je crois que Jes pauvres nâont pas moins de nĂ©ces-
sitĂ© dâĂ©tre instruits des motifs quâils doivent avoir en la recevant ; Ja
plupart la prennent comme les bétes, sans réfléchir a la miséricorde
de Dieu, qui en est le principal distributeur. Le saint profita des avis
de cette bonne fille, et entra dans ses intentions en préchant désor-
mais sur les mauvais et les bons pauvres. :
- Lorsquâau mois de novembre 1622, saint Francois de Sales partit
pour Ja France, la bonne Anne-Jacqueline alla se mettre a genoux de-
vant lui et demander sa bénédiction ; elle pleurait 4 chaudes larmes,
et le saint la voyant si Ă©plorĂ©e Jui dit : « Ma fille, jâai fait bien dâautres
voyages , je ne vous al point vu pleurer a |âheure de mon deĂ©part.
â Eh! rĂ©pondit-elle, le coeur me dit que ce voyage sera le dernier,
et que nous ne nous reverrons plus. â Ma fille, reprit en souriant
doucement le saint fondateur, le coeur me dit que, si je ne reviens
pas, nous nous reverrons plus tét que vous ne pensez : tenez-vous
en paix proche de Notre-Seigneur, priez-le souvent pour moi, et en-
voyez-moi tous les jours votre bon ange. »
It lui donna ensuile sa bénédiction et une image de la sainte Vierge.
Anne ne se trouva point consolée par ces paroles, et elle pleura
son pére dés ce moment comme s'il fit mort. Le jour des Saints-In-
nocents, au moment ot Je serviteur de Dieu expirait & Lyon, la
bonne fille priait pour lui et suppliait son bon ange de Iâaller visiter
de sa part, et de lui rendre toutes sortes de bons offices. Elle vit
tout a coup une grande clarté, et entendit une voix qu'elle regarda
comme celle de lâange gardien de son vĂ©nĂ©rable pĂ©re, qui disait :
«Nous emmenons |âAme de ton pĂ©re; loue Dieu. » Au mĂ©me moment,
madame de Chantal recevait & Grenoble une pareille communication,
mais elle nâen pĂ©nĂ©trait pas le sens. Anne Coste le saisit clairement;
elle annonca 4 la Mére Favre, sa supérieure, la mort du saint prélat,
dont la nouvelle ne parvint 4 Annecy que le lendemain. Au miliea
DE LA VISITATION. 213
des vifs ressentiments de cette perte immense, la bonne touriére
supporta sa douleur avec beaucoup de générosité et de constance,
restant dans les termes dâune juste modĂ©ration, et se soumettant
humblement a la volontĂ© de Dieu; mais toutes les fois quâelle regar-
dait une des premiĂ©res MĂ©res de |âInstitut, quelquâun de Ja famille
du saint fondateur, ou simplement une des personnes quâil dirigeait,
les larmes lui venatent aux yeux, et on edt dit que son pauvre cceur
allait se fondre de douleur. Quand la MĂ©re de Chantal revint 4 An-
necy, son entrée parmi ses filles ne fut pas, comme autrefois, en al-
légresse et jubilation : ne pouvant parler a sa chére troupe tout en
larmes, Ja digne Mére Ja conduisit faire un peu de priéres devant le
Saint-Sacrement. Dans les premiers moments de cette vive douleur,
Anne sâappliqua surtout 4 consoler la sainte MĂ©re, lâentretenant en
simplicitĂ© de la perte immense quâelles avaient faite, de la sou-
mission et de ja rĂ©signation a la volontĂ© de Dieu, âet on disait a la
Visitation que cette bonne Sceur avait semblé'destinée de Dieu pour
fortifier le cceur de Ja trés-digne Mére dans cette épreuve.
âComme saint Francois de Sales lâavait prĂ©dit, Anne Coste ne tarda
pas 4 le rejoindre ; elle mourut six mois aprés le saint fondateur dans
les souffrances les plus vives, pleine dâhumilitĂ© et de confusion de
tous les soins que les MĂ©res sâempressaient de lui porter. La MĂ©re de
Chantal ne la quitta point durant sa maladie. Celle-ci demanda quâa-
prĂ©s sa mort on lui mit sur le cceur |âimage de la sainte Vierge que
son charitable pére lui avait donnée en lui disa:t adieu. Elle ne ces-
sait dâinvoquer le bon ange de ce charitable pĂ©re, et elle mourut en
prononcant les noms de JĂ©sus et de Marie; elle avait soixante-trois
ans. .
Nous nous sommes Ă©tendus sur les vertus dâAnne-Jacqueline
Coste, non-seulement a cause des liens si intimes et si Ă©difiants qui
unirent cette pauvre fille au saint é6véque de Genéve, mais aussi pour
faire âconnaitre tout ce quâil y avait de gĂ©nĂ©reux et de grand dans le
petit monastĂ©re dâAnnecy, le 6 juin 1614. On avait pourvu a tout ce
qui devait en régler la vie spirituelle ; on avait oublié le temporel. °
Le saint fondateur ne sâen Ă©tait point mis en peine, et les filles nây
avaient pas méme songé, si bien que le lendemain de la fondation,
il nây avait absolument rien au monastĂ©re pour diner. La bonne
Anne JacquĂ©line, un peu inquiĂ©te, alla sâenquĂ©rir auprĂ©s de madame
de Chantal de ce qu'il faudrait faire pour pourvoir a cette nécessité ;
4 / LES PREMIERES MERES
la bonne MĂ©re rĂ©pondit quâ il fallait se confier a la Providence. En effet,
la charité envoya bientét les provisions indispensables & ces premiers
joura; et Aone se trouva bien confuse, car elle ne sâen Ă©tait pas rap-
nortĂ©e. entigrement d.la parole deja digge MĂ©re, et elle sâĂ©tait vaine-
ment.iaquiétée pour, procurer ce qui lui paraissait tout a fait urgent.
Ces commencements. de la. Visitation ont donc été ainsi tout & fait
pauvres.et, petits; les Mares, l'une aprés l'autre, allaient garder dans
lâencles la vache.qui nourrissait la communautĂ©. Elles sâappliquaieat
aussi.a tous-les bas offices de la maison, et Anne, dams ces derniers
jours, se vantait.dâavoir appsis. la. MĂ©re de Chantal et & ses compa-
gnes.a essuyer:les Ă©cuelles, ce..& quoi jusquâalors elles nâavaient pas.
entendu. grand'chose.
Dâautres Ames, d'un mĂ©rite.exquis, avaient.Ă©tĂ© disposĂ©es par saint
Fraacois de Sales pour. prendre part.a toutes les joies des premiers
commencements., maia eo restant unies dintention aux pieuses
novices aa milieu desquelles leur place était marquée, elles furent
retenues quelque temps.encone daas Jle.monde.par des circonstances
imprévues. La Mare Marie-Péronne de Chatel ne put entrer au mo-
Dasiére gue sik. semaines aprés l'installation des trois premiéres
MĂ©res, et la. MĂ©re Marie-AimĂ©e de .Blonay nây. vint qyâau bout de
dix~huit mois.
La MĂ©re PĂ©ronne Ă©tait, pour ainsi dire, la. joie de la Visitation ;
câĂ©lait un :esprit.gai,; doux, libre, ouvert, jamais, dĂ©couragĂ© et tou-
jours en haleine.. Pleine.dâ imagination. et de vivacitĂ©, elle se.pjaisait
4 composer de.saints.cantiques, que ses. compagnes chantaient avec
elle dans leurs rĂ©erĂ©ations. Eile Ă©tait de Sayoie,-dâune bonne maison.;
sa mére, Marie-Jacqueline de Bonivard, qui se rangea sous la con-
duite d6,.son,. aimable.fille et. ppit le-voile & quatre-vingt-quinze
ans, possédait,.ce semble, toutes les qualiiés charmantes et solides.
qui finest tant.aimer des religieuses de la Visiation la MĂ©re Marie-
PĂ©rosae. La viede madame du Chalel contient des Jeggns qu'il 9a
Serax. pent dire pas inutile de prĂ©senter aujourdâhui pour monirer
? Ă©nergie que les.ceeurs, nourris.de.l'enseignement de IâEglise, peu-
vent .montrer dans les moments. critiques. Les affaires de sa maison
nâavaient,pasprospĂ©rĂ©. pendant les. guerres de la Savoie: un jgur lefen
prit.cheg elle dans une.couverture de chauthe, on vint lui-en donner
avis, Se.prasterpant aussildt, ceite.pieuse femme s'écria : « Mon Dieu!
qui. avez.O16.la vertu de broiler. au feu. de lafournaise de Babyjons,.08
- âDE CA VISITATION. â45
permettez pas que cet incendie consnme le peu qui resteâ votre der-
vante.» Ete prononÂąa cette priĂ©re dâune foi si vive et si ardente, que
sans se mettre en peine des secours humains, elle se crut exaucée, et
le feu sâarrĂ©ta, en effet, au milieu dâun couvert de paille. Nous verrons
que la chére Péronne-Maris avait' hérité quelque chose de eette con-
fiance. Pendant ces guerres de Savoie, au milteu des:'ravages des ar-
mĂ©es espagnole et âfrancaise, madame de Chatel (son âvar? 'suivait
âYes armĂ©es), tottte seule avec sesâ filles dans une matson oaverte,
était be soutien et le refuge de toute la contrée ; les paysans venaient
sâabriler chez elfeâau moment du passage desâ troupes, et ils dĂ©po-
saient leurs biens dansâ ses granges Ă©t ses greniers. Elle mettait toat
sous la garde de la âProvidence, et au milieu des phys grands dĂ©sas-
âAres, son espĂ©ranee ne fut jamais dĂ©cue. âA force de prĂ©sence dâes-
prit et de courage, ele parviat '& protéger' tous les intéréts qui lui
âfurent confiĂ©s, et: & les arrather:a âla'furear des sotdats. Quand la
prĂ©sence dâesprit et le courage Ă©taient âinutiles, elle-avait: recoursâa
Ja priĂ©re. Du biĂ©, que les paysans avaient âdĂ©posĂ© chez elfe, fut dĂ©-
robé la nuit : ces pauvres gens se désolatent ; matlame de Chatet les
réprimande de Jeur peu de confiance, et prenant plusieurs femmes
âdu village & jeun, pieds nus, par les: chemins de'Savoie, Ă©ile sâen
âva, „plus dâune lieve de chez He, a un cĂ©lĂ©bre pĂ©terinage. En route,
on rencontre un passage: tout couvert dâĂ©eorces de chataignes; les
bonnes femmes qui marchaient tes premiĂ©res en silence sâarrĂ©tent,
he sachant ot passer. Madame de CRatel nâhĂ©sita pas'Ă© leur donrer
Fexemple, et elle sâavanca tout auâtravers de ce chemin âĂ©pineux.
Elles firent leur dĂ©votion 4 â'Notre-Dame-de-Mians.' Aa retour, le biĂ©
fut retrouvĂ© dans mye maison du voisinage ou tes voleurs lâavaiert
eaché dans une cave.
Lg cavalerie espagnole Ă©tant dens ces quertiers, des eoureurs se
prĂ©sentĂ©rent aux portes delaâ maison ; hes: paysans remplissaient la
cour et se croyaient perdus : «Ne eraigney rien, âily ne yous feront pas
de mal, dit madame de Chatel, jâatewe sauve-garde dans la grange. -n
En effet,.les ennemis s'en retournérent- sans avoir fait aucune vio-
lence. On ata a la grange, et la gardienae-Ă©tait une pauvre vieiile
femme travaillĂ©e de dyssenterie, dont personne nâosait s'approcher,
Sinon be charitable dame qui 1a soignait de ses âmains.
Elle proftta de ce temps de calamités publiques pour'angmenter ses
GharitĂ©s, instruisant les femmes et les fillesâde lear retigion et les
246 LES PREMIERES MERES
interrogeant sur le catéchisme; elle multipliait.aussi ses aum6nes,
el comme au temps de ces guerres et pendant la famine on lui re-
prochait de trop donner, elle répondait : a Laissez, celui 4 qui je
donne est plus riche que tous les rois de la terre. Câest a lui de loger
mes enfants, et je suis assurĂ©e quâil nây manquera pas. »
La mére Péronne-Marie de Chatel avait, avons-nous dit, hérité de
qjuelque chose de ce caractére maternel, confiant et résolu. Toute
petite, elle se tenait-ordinairement dans son berceau les mains jointes
et Jes yeux élevés au ciel comme une petite suppliante. Sa mére,
la voyant ainsi, la considérait avec respect : « Voyez ma petite
cadette, disait-elle, elle sera la plus grande de toutes. » Cette bonne
mĂ©re ne pouvait sâempĂ©cher de croire que cette chĂ©re PĂ©ronne ne
fit quelque chose de rare en effet. Plus tard, comme cette chére fille
sâĂ©lant laissĂ© engager quelque peu aux vanitĂ©s du siĂ©cle et aux atta-
chements du monde, voyait avec peine que. pour assortir une de ses
sceurs qui allait se marier, la mére se dépouillait considérablement
de meubles et de linge, madame de Chatel lui disait : « Ne te fache
point, ma fille; confie-toi en Dieu, il ne manque rien a la maison
qu'il te destine. »
Cette bonne disposition de ses parents nâempĂ©cha pas PĂ©ronne-
Marie dâavoir, comme les MĂ©res Favre et Charlotte de BrĂ©chard, &
mériter et obtenir la gloire de la vocation religieuse. La mort de son
pére en fut la premiére occasion, et la Mére de Changy pense que
Dieu récompensa par celte faveur le dévouement avec lequel cette
pieuse fille remplit tous ses devoirs en cette douloureuse circonstance.
Une de ses sceurs alnées, qui entra parmi les religieuses de Sainte-
Claire, l'engagea au milieu des fatigues et des tristesses de cette
derniĂ©re maladie a se mettre sous la conduite dâun PĂ©re jĂ©suite, qui
connut tout soudain les grands dons que Dieu avait faits 4 cette me. Il
la mena doucement dans Jes. voies de la vie intérieure. Le premier
sacrifice qu'elle offrit & Dieu fut le détachement de la lecture des
romans: ces livres frivoles charmaient et séduisaient sa jeune et
vive imagination ; elle eut beaucoup de peine 4 sâen sevrer complĂ©-
tement. Dieu bĂ©nit !|âĂ©nergie de ses efforts et les rĂ©compensa par une
premiére inspiration du désir de la vie religieuse. Toutefois, aprés
la mort de son pére sa mére, étant retournée habiter la cam-
pagne, Péronne-Marie, privée des conseils de son habile directeur,
Se trouva insensiblement attirée dans les divertissements des com-
DE LA VISITATION. 217
pagnies et tous les autres engagements du monde, que !âon colore si
facilement du prétexte de bienséance et de civilité. Ces distractions
ralentirent sa premiĂ©re ferveur, son dĂ©goft des exercices pieux sâac-
croissant insensiblement, il lui sembla que le Saint-Esprit sâĂ©tait revirĂ©
de son ame et qu'elle nây retrouvait plus le dĂ©sir dâĂ©tre religieuse.
Elle Ă©tait confuse de ce changement, et souvent, en rentrant en elle-
méme, elle pleurait 4 chaudes larmes, se répétant avec force : Il n'y
ade salut pour toi que daffs un cloftre! Les faiblesses de la nature
nâĂ©taient toutefois pas vaincues et elle flottait entre lâespĂ©rance et la
crainte. Elle passa plusieurs années dans ces angoisses, et avait plus
de vingt ans dĂ©ja lorsquâune de ses parentes, sâen allant en Alleâ
magne, ol son mari Ă©tait ambassadeur du duc de Savoie, demanda
aâ emmener avec elle PĂ©ronne-Marie. Les relations de famille ne
pe: mettaient pas de refuser cette demande, et Dieu se servit de cette
circonstance pour briser les liens qui retenaient cette pieuse fille
au monde, Le résultat contraire eft été attendu par la logique
humaine. Séparée des compagnies ot elle était habituée, Péronne
commenca 4 mener une vie assez ennuyeuse en Allemagne, dont elle
ignorait la langue et ow elle ne pouvait avoir dâautre sociĂ©lĂ© que celle
des gens du logis. Elle se retourna vers Dieu, dont le commerce est
toujours suave et doux, et le suppliait de diriger ses inclinations
vers la vie religieuse : elle sâappliquait aux pratiques de dĂ©votion et
fortifiait son coeur en se confiant a la sainte Vierge.
Elle avait besoin de force, car sa vocation allait Ă©prouver un nou-
vel assaut. Il y avait 4 la suite de |âambassadeur un jeune gentil-
homme de bonne maison, douĂ© de toutes les qualitĂ©s des gens dâhon-
neur. Il avait esprit vif, sage, aimable, et il ne demeura pas
longtemps sans remarquer le mérite de !a conduite réservée et mo-
deste de Péronne, avec laquelle il avait certaines conformités de
caractére. De son cété, Péronne soupconna bien la recherche de ce
jeune homme; i] n'y avait | rien que dâhonorable et elle y trouva
aussi une douceur secrĂ©te. Mais sit6t quâelle reconnut que son coeur
Ă©lait touchĂ© de quelque complaisance, elle sâarma de courage et
combattit résolument cette inclination. Autant que la bienséance
pouvait le permettre, elle fuyait la conversation et méme la ren-
contre de ce gentilhomme. Elle mit une bride & ses yeux, &sa bou-
che, & ses oreilles. NâĂ©tant pas assez forte toute seule pour anĂ©antir
cette affection naissante, elle sâappliqua a lâoraison, et pour rendre
288. LES PREMUBES MERES
sa pridre plus forte, elle eut recours.A Ja sainle. Vierge : « Hélas! lui
disait-elle, si.je, vous: fais des dĂ©votions, ce nâest pas pour vous
demander des honneurs, des richesses .et des plaisirs, ce nâest que
pour obtenir votre seul et unique Fils pour mon seul et unique époux !»
Le. rĂ©sultat de catte. lutte et de ses priĂ©res: fut guâelle entra
plus: Ă©nergiquement dans la voie des retranchements. Elle lisait
Grenade et conformait.sa conduite. a-ses avis; elle renonca a la
danse, qu'elle ayait aimée passionnéments et oli elle excellait ; elle
quitta l'étude de la musique; qui lui élait non moins agréable et
qu'elle, craignait de trouver trop affaiblissante; elle sâappliqua a
toutes: ces petites mortifications que recherchent les Ames Louchées
de jâamour divin; sa refusant de goiter ou mĂ©me de regarder les
fruits des jardins ouelle se promenait ef dâen. respirer les fleurs, et
par ces sacrifices de.toysles moments, elle apprenait a triompher de
son coeur. et y, iastallait JĂ©sus-Christ. comme unique maitre et sou-
verain.
Elle considĂ©rait la. dignitĂ©.de ce titre, dâĂ©pouse du Seigneur et
semtait.renouveler son ardeur pour en obtenir Ja gloire. Trouvant .
ses mortifications insuffisantes et ses priéres trop faibles, ele y ajou-
tait toutes les.aumdnes que lui permeltaient ses. petits moyens de
- fille , faisant: ainsi, demander .& Dieu. pan les mains et la bouche des
pauvres la: graca qu'elle. désirait.. recevoir. Elle ne laissait pas du
reste de la demander elle-méme, et. elle faisait 4 Dieu. toutes sortes
- de petits discours.en distribuant ses aumdnes. Quelquefuis elle den-
naité ceux.qui ne lui.avaient res demandé : « Mon.Dieu, disait-elle,
vous voyez..que:.jâai. fait I'aumĂ©ne A.ce pauvyre, quoiquâil ne me
ait pas.demandĂ©e; pour.lJâamour de .vous.j'ai-prĂ©venu.san dĂ©sir ;
j'ai eu: pitiĂ© de-lui parce que jâai vu sa nĂ©cessiĂ©; vous Ă©tes bien
plus clairvoyant, plus riche, plus puissant et meilleur que moi; vous
Ă©tes tout bon, jq-suis toute mauvaise ; vous avez promis,. non-seu-
lement dâĂ©couler nos. priĂ©res,. mais de prĂ©venir nos dĂ©sirs; pourquoi
voyaat mon. .indigence, et mes. larmes et depuis si longtemps Ă©cou-
tant mes pri¹res, na m'accordez-vous pas cetie grande auméne de ja
parfaite, vecation.a.la vieireligieuse que je vous demande? »
Bile Ă©tait industrieuse A tirer parti de toutes les circanstances, et
quand: olJe-avait Jaissé am: pawvre.lui.demander plusieurs fois ja cha-
ris, elle retournait. eneone a: Dieu : « Vous. voyez que je n'ai pas le.
coma. doulr plus longtemps -les.clameurs.de celle pauvre créature
DE LA VISTTATION. 210
sans lui donner le peu que vous avez mis en ma puiseance; que vou-
lez-vous donc que je pense de votre bonté, qui me laisse si long-
temps crier & la porte, demandant la parfatte grace de la vocation
religieuse, sans qu'il vous ait pla encore de mâaccorder cette riche
aumĂ©ne et dâimprimer dans mon cceur Je sentiment dâune sainte
confiance ? » :
Cette confiance cependant ne lui manquait pas, et elle se mon-
trait sur ce point digne Mile de sa mére. Dans la simplicité et la
libertĂ© de son cceur, en formulant ces plaintes, elle sâexprimait ainsi
avec véhémence : « Aprés tout, ne croyez pas que vos rebuts me
dĂ©couragent ; je sais quâune CananĂ©enne vous fiĂ©chit & force de se ren-
dre importune : je le serai plus qu'elle; je mâobstinerai & vous suivre,
et je crierai aprĂ©s vous encore plus opiniatrement quâelle nâa fait. Ne
croyez pas que je me lasse ; je persévérerai ajediner tous les samedis,
a faire autant dâaumdĂ©nes que je pourrai, je ferai retentir mes cris et
mes plaintes si haut que vous ne pourrez plus différer de les oufr, et
il faudra que votre bontĂ©, pour se dĂ©faire de moi, mâaccorde |âau-
mdne que je demande! »
Quand elle allait prendre dans sa cassette un teston ou' un ducaton
pour le distribuer en menue monnaie aux pauvres, elle ne manquait
pas de parler encoreâ Dieu : « Vous voyez, disait-elle, je veux encore
vous donner ceci pour acheter mon entrée dans uncloftre. Vous avez
dit quâun verre dâeau suffit pour acheter le ciel ; ce que je veux vous
donner vaut mieux que mille verres d'eau. Est-il possible que le
séjour dans un cloitre soit venda plus chérement que celui de votre
Paradis? »
It sâen fallait de peu quâelle ne se scandalisat tout 4 fait, mais elle -
reprenat en se plaignant doucement et amoureusement : « Je sais
bien que ce que je vous offre est peu de chose, mais prenez moins
garde & la valeur da don quâaux sentiments du ceeur qui vous le fait.
Vous voyez bien que je ne prétends pas acheter ma vocation au prix,
de lâargent; vous ne le demandez pas, et vous nous avez invitĂ© @
acheter votre saint amour sans or ni argent. Je veux seulement vous
offrir ce petit plaisir dont je me prive afin de vous suivre. Avec ce
ducaton , je pourrdis acheter quelque ajustement, quelque petite
parure de fitle qui me donnerait de la complaisance et qui me ferait
peut-Ă©tre oonsidĂ©rer et brilfer dans les compagnies; jây renonce de
tout. mon cceur et je vous offre ce -petit retranchementâen sacrifice
220 LES PREMIERES MERES
pour Ă©tre le gage de celui que jâai dessein de vous fairade moi-mĂ©me !»
Toutes ces paroles, ces allures, cette maniére de traiter avec Dieu
peuvent sembler Ă©tranges; lear simplicitĂ© Ă©tonne, et lâesprit de nos
jours ne comprend pas cette familiarité avec le Seigneur ; les his-
toires des saints en offrent cependant plus dâun exemple : la mĂ©re
Péronne-Marie ne calculait pas ses discours ; uniquement préoccupée
de sa vocation, elle se laissait aller sans résistance 4 la fougue de
ses dĂ©sirs. Etant allĂ©e avec lâambassadrice & Notre-Dame des Er-
mites, elle fit une dévote priére a la sainte Vierge, lui demandant
instamment son intercession pour obtenir la grace qui lui paraissait
si précieuse, et tirant de son doigt une bague fort riche que sa mére
lui avait donnée, elle la jeta dans le tronc, tout en faisant dans son
innocence ordinaire le discours suivant: « Glorieuse Vierge, c'est la
coutume des amants de donner des bagues 4 celles quâils aiment, et
les maris en donnent a Jeurs épouses aux cérémonies de leurs noces ;
puisque votre cher fils, que jâai choisi pour amant, ne me fait point
)âhonneur de mâen offrir, je vous en offre une pour lui prĂ©senter en
mon nom. Je sais que les filles bien nĂ©es nâen doivent recevoir quâen
prĂ©sence de leur mĂ©re et que votre fils nâen peut agrĂ©er que de votre
main; câest pour ce motif que je la prĂ©sente 4 votre bontĂ©, En lui
donnant cette bague, je lui donne mon coeur. De quelque rigueur
qu'il me traite, je veux Ă©tre a lui; et comme cette bague ne doit
jamais retourner entre mes mains, mais étre employée en son hon-
neur et au vdĂ©tre, sans quâil me reste droit 4 lâavenir de mây op-
poser ni faire la moindre résistance , faites que mon cceur ne revienne
jamais en mon pouvoir, qu'il soit employé a votre service selon votre
sainte volontĂ©, Je veux Ă©tre religieuse et |âĂ©pouse de votre fils ; pour
témoigner mon empressement j'offre moi-méme la bague pour étre
fiancĂ©e avec Jui : je lui prĂ©sente celle des promesses, jâespĂ©re qu'il
me donnera celle des noces le jour de ma profession ; je vous prie
de ne me plus faire languir, mais, s'il vous plait, que ce soit dans wn
"ap au plus tard? »
Ces petites allocutions, ces apostrophes nalves, ces sommations
confiantes ne paraissaient pas déplaire a la divine majesté. Péronne-
Marie recevait chaque jour des graces plus abondantes ; elle sâappli-
quait avec une plus grande Ă©nergie a se rendre digne du titre dâĂ©pouse
de Jésus-Christ qu'elle ambitionnait si fort et dont elle appréciait de
plus en plus lâhonneur et la dignitĂ©.
t
DE LA VISITATION. 224
L'annĂ©e cepengant Ă©tait prĂ©te de finir et tout en sentant sâaffermir
ses résolutions, la pauvre Péronne ne voyait point comment ni ot
elle pourrait les mettre en pratique. Elle ne laissait pas dâespĂ©rer,
et a.son retour dâAllemagne elle nâhĂ©sita pas 4 dĂ©clarer son dessein
a sa famille. Sa pieuse mĂ©re ne voulait pas y mettre dâobstacle;
toutefois sa vieillesse Ă©tait pour PĂ©ronne-Marie une cause dâatten-
drissement et de combat. Comme la Mére Favre, aprés avoir héroi-
quement fait 4 Dieu le sacrifice de son cceur et de toutes ses affec-
tions, elle trouva quelque peine, ase dépouiller des ornements et
des parures du monde : quand ses petites niéces vinrent lui de-
mander de leur partager ses ajustements de fille, elle ne laissa pas
de sentir quâelle avait encore de lâattache 4 ces vanitĂ©s. Elie se
tournait alors, selon son habitude, vers Dieu : « Recevez, mon Dieu,
disait-elle, ces petits dépouillements ; je vous les offre comme des
gages du dĂ©sir que jâai de me dĂ©vĂ©tir entiÂąrement du vieil homme
pour obtenir la grace de me revétir du nouveau. »
Elle avait désiré entrer dans un couvent de Sainte-Claire, et sa fai-
blesse de complexion ]âen avait empĂ©chĂ©. Dans cette incertitude et
cette angoisse, elle ne pouvait avoir de recours quâa Dieu, et elle
le suppliait 4 sa maniére accoutumée, avec une confiance libre et
naive. Le jour de Noél elle Jui disait donc: « Vous voyez, mon Dieu,
mes travaux et ma faiblesse; permettez-moi, s'il vous plait, de vous
dire quâil faut , dans la Pentecdte prochaine, que vous me montriez
le lien ob vous désirez que je me consacre a votre service. Autre-
ment, si vous ne me faites pas connaitre le lieu que vous avez Ă©lu
pour moi, je serai contrainte dâentrer dans une religion mitigĂ©e. »
Elle voulut rĂ©solument attendre le terme quâelle avait ainsi fixĂ© &
Dieu, et elle refusa des propositions qui lui furent faites dâentrer dans
une de ces religions mitigĂ©es. On appelait ainsi un monastĂ©re nâob-
servant plus la discipline de la RĂ©gle primitive. Toutefois, il ne faut
pas les juger tous sur |âexemplaire o& nous avons vu quâavait Ă©tĂ©
placée la Mére Charlotte de Bréchard dans sa jeunesse. II y avait, en
effet, dans ces monastĂ©res qui par lâadoucissement de la rĂ©gle
avaient quitté la voie de la perfection, il y avait encore des mérites
et des vertus quâon ne peut pas nier.
Marie-Péronne se sentait néanmoins appelée ailleurs, et elle se
tenait dans une confiance si ferme et si tranquille, que, regardant le
Soleil, elle disaitsans hĂ©siter : «Mon Dieu, yous avez promis que lâespĂ©-
6
#22 LES PREMIERES' MERSS âDE LA VISITATION.
rance du. chrĂ©tien ve serait pas: confondue. âAâ cawsel@e ta âconfiance
qa'il vous.a pla deâme donner, je croisâque' vous arrĂ©teriez te soleil
platĂ©t que de ne pas mâassister âdans âle âtemps fixĂ©. »
On Ă©tait dĂ©jaarrrvĂ© 4 fa veille de cette fete deâla Pentecdte et |âes-
pĂ©rance de PĂ©ronne-Marie ne'sâĂ©tonnait point. Madame de Chantal et
lee MĂ©res Favre et de BrĂ©chard seprĂ©paraient a sâenfermer te jour dela
Trinité. Péronne-Marie avait vagnement entendu parler de jeur projet
sansây avoir arrĂ©tĂ© son esprit. La baronne âde Villette, une des filles
Ge samt Francors de Sates, allant te consuiter, emmrena sans dessein
ninĂ©cessitĂ© PĂ©romnre-Marie avec elle. Eliesâse trouvĂ©rent au logis du
prélatia-veillede la Pentecdte, au moment niéme oir arrivait madame
de Chantal, revenant de conduire sa fille, ja baronne de Thorens, dans
sen menage. Sit6t: que PĂ©ronne-Marie vit la sainte fondatrice, elle
gentit son eceurâtoutâembrasĂ© et se retournant vers Dieu : w VĂ©rita-
Mienvent, mon Dieu, dit-elle, je crois que vous voulez a cette
heure tenir parole 4 votre indigne servante, et que précisément au
terme convenu vous me faites voir le lieu ot vous me âvoulez. »
Flus elle sâarrĂ©tait sur cette pensĂ©e, plus elle observait ]âextĂ©rieur
doux et modeste de la trés-digne Mtre, et plus elle se sentait con-
firmĂ©e dans son dĂ©sir. Elle en parla a saint Francois qui nâhĂ©sita pas
a âlui accorder la place quâelle demandait dans la petite congrĂ©gation.
File se fut volontiers enfermée avec ses nouvelles compagnes le
dimanche suivant, fĂ©te de la Sainte-TrmitĂ©, mais etle seâ crut obligĂ©e
daller prendre congé de sa mére et de ses sceurs. Une maiadie la
retint prĂ©s dâelles pendant six semaines, et le 26 juillet seule-
ment, elle recut de madame de Chantal I'habit dé novice de I'la-
Stitut de la Visitation. Elle en fut laâcinqaiĂ©me religieuse : la Sceur
Claudine-Francoise Roger lâavait prĂ©cĂ©dĂ©e de quelques jours.
LĂ©on AUBIREAt.
(La fin a un prochain numéro.)
DE LTONNEUE..
smare 4 t
III
a
LES HONNEURS.
Lâorgueil est bien proche parent de la vanitĂ© : tous deux marchent
dâordinaire de compagnie. !] est rare que |âhomme se contente de
Vhommage solitaire de sa propre estime, qui devrait suffire 4 son
orgueil; il veut y joindre, il recherche plus encore les hommages
dâautrui, qui lui procurent Jes jouissances de la vanitĂ©. De 1a, deux
mobiles différents, le plus souvent réunis et concourant au méme
but, mais essentiellement distincts pour la pensĂ©e, et que lâon con-
fond sans cesse. La langue elle-mĂ©me est a la fois lâindice Ă©clatant
et la cause permanente de la confusion, puisquâelle appelle aussi
du nom dâhonneurs les distinctions accidentelles qui ne sont que les.
signes convenus, |âenseigne plus ou moins sincĂ©re, ]âapparence extĂ©-
rieure de lâhonreur. Montesquieu est tombĂ© pleinement dans cette
confusion. « La nature de lâhonneur, dit-il, est de demander des
«préférences et des distinctions, » et il revient plusieurs fois sur
cette pensée, rattachée a sa thése favorite sur le ressort des monar-
chies. Mais cela est tout simplement la nature humaine, nullement
celle de Iâhonneur ou celle des monarchies, et comme Voltaire |âa
Observé avec raison, «ces préférences, ces distinctions, ces hon-
«neurs, cet honneur, étaient dans la République Romaine tout au-
«tant pour le moins que dans les débris de cette République qui.
« forment aujourdâhui tant. de royaumes. La prĂ©ture, le consulat, les
« haches, les faisceaux, le triomphe, valaient bien des rubans de
â Voir (e Correspondant, t. XXVIII, ps 687i.
224 â DE L'HONNEUR.
« toutes coulurs. » Ce quâon appelle les honneurs, bien loin dâĂ©tre
la nature de lâhonneur, mâen semble au contraire la corruption ; le
stimulant des récompenses et des distinctions va réveiller la pa-
resse, solliciter la vanité, provoquer les manifestations extérieures
dâune vie honorable plutĂ©t que la rĂ©alitĂ© mĂ©me; il dĂ©nature la no-
tion austĂ©re et grandiose de |âhonneur, dont le propre est de sâemâ
parer du cceur de Iâhomme, de lâĂ©lever, de le pĂ©nĂ©trer et de lui
imposer des lois impérieuses, quoique librement acceptées, indé-
pendantes de toute idée de récompense ou de distinction. Celui-la
ne serait pas vĂ©ritablement homme dâhonneur dont les actions au-
raient pour mobile unique le dĂ©sir dâobtenir une distinction quel-
conque. 1] rechercherait bien |âestime dâautrui, mais il ne recher-
cherait pas sa propre estime. I! préférerait l'apparence & la chose
elle-méme; tandis que le plus magnifique effort de la volonté sera
toujours, au contraire, de braver, s'il le faut, opinion méme pour
rester fidĂ©le a la tradition dâhonneur quâon a regue dans son cceur, et
4 laquelle on adhére au plus profond de ses entrailles.
Mais les hommes ne se sont pas jugés capables de se tenir long-
temps a cette hauteur. Ils ont connu leur faiblesse , ils ont senti le
besoin de donner & la religivn quâils crĂ©aient la double garantie de
toute religion, le chatiment et la récompense. Le chatiment est cruel;
câest Iâhumiliation, la flĂ©trissure, l'infamie, cet o:tracisme, pire que
Ja mort, qui repousse a jamais dans son indignité l'homme qui a man-
quĂ© a lâhonneur. Et la rĂ©compense cunsiste prĂ©cisĂ©ment dans ces
distinctions dont la vanitĂ© est avide, et dont Iâappat oblient souvent
des sacrifices que Iâhonneur seu! nâobtiendrait pas. Et plus lâhon-
neur vĂ©rilable sâaffaiblit, plus il semble que devieut violente la pas-
sion des honneurs. Câest quand la chevalerie avait cessĂ© dâexixter
quâon a crĂ©Ă©, mu!tipliĂ©, Ă©tendu dĂ©mesurĂ©inent les ordres de cheva-
lerie. Voyez encore lâexemple de la race noire. La vanitĂ© y est
excessive et sâallie fort bien a la bassesse des sentiments ; dans cette
Ă©trange sociĂ©tĂ© dâHaiti, rĂ©publique hier, empire anjourdâ hui, peu
importe, vous truuverez hien peu dâhommes qui reprĂ©sentent le type
francais de lâhonneur ; mais, en revanche, quelle profusion de dis-
linc'ions honurifiques, de titres, de décorations, de broderies «t de
rubans ! Lâenipereur Faustin a vraiment appliquĂ©, mais dans uu seus
détourné, la thése de Montesquieu; il a fait des honneurs, non de
Phonneur, le ressort de sa monarchie.
DE LâHONNEUR. . 225
Les honneurs sont donc une concession a la faiblesse de notre
nature, contrairement a lâhonneur qui, la religion Ă©cartĂ©e, vst son plus /
grand effort moral, et ceci me conduit a dire quelques mots de la
conception Ja pius vaste de distinctions honorifiques, de lâinstitution \
de la LĂ©gion dâhonneur. Tous les gouvernements qui se sont suc-
cédé depuis son établissement ont usé et abusé de ce précieux res-
sort. Aux premiers jours de la RĂ©volution de 1848, il y eut quel-
ques hésitations, quelques réclamations au nom de la vertu
rĂ©publicaine, et surtout du principe de |âĂ©galitĂ© ; un des plus naifs
rĂ©publicains dâalors, M. ClĂ©ment Thomas, se rendit lâĂ©cho de ces
rĂ©clamations, et osa, du haut de la tribune de |âAssembiĂ©e consti-
tuante, appeler solennellement la dĂ©corativn de la LĂ©gion dâhouneur, ~
un miserable hochet de la vanué! Ou se souvient encore de I'émo-
tion universelie produite par cette imprudente parole. Tous les lé-
gionnaires, tous ceux qui aspirent a le devenir étaient indignés,
larmée exaspérée comme d'une nouvelle et gratuite insulte. le pays
tout enuser biessé dans une de ses faible-ses. Le malencontreux ora-
teur dut expliquer et retirer en partie ses paroles, mais il ne réussit
pas a altĂ©nuer lâimpression quâells avaient causĂ©e; ce fut pour lui
une chute dont il ne se rel-va jamais, et bient6t aprés ses amis poli-
Uques les plus intimes lui répundaient en prodiguant par milliers des
décorat{ons nouvelles.
Je me suis toujours senti une certaine compassion pour celle
chute profunde dâun des paladins les plus convaincus de la RĂ©pu-
blique, suivant de si prés une élévation si inaitendue. Philosophi-
quement, au point de vue du moraliste et de lâubservateur, \l. ClĂ©-
ment Thomas avait mille fois raison, et il est impossible de ne pas
reconnaitre avec lui que les rubans et les plaques ne sont que des
hochets de la vanité. Mais est-ce que tous les grades de la garde
bationale sont autre chose? Et ce purilain lui-méme, colonel, puis
gĂ©nĂ©ral improvisĂ©, quand il revĂ©tait son castume brodĂ© dâor, quand
il s'appliquait.son chapeau empanaché et ses épauleltes étoilées,
et quâil chevauchait par nos rues.au milieu dâun brillant Glat-major,
distribuant des ordres, passant des revues, entendant les tambours
battre aux champs, est-ce quâil nâĂ©prouvait pas une incomparable
jouissance de vanité?
il faut Ă©tre plus indulgent pour les faiblesses de IâhumanitĂ©, lors-
T. XxIX. 25 Nov. 1851. 4° ulve. 7 8
yr) DE LONNEUR.
quâelles sont en dĂ©finitive assez inofferisives, quâelles peuvent mĂ©me
supptĂ©er un mobile plus nobte, ou âtenir lieu de rĂ©compenses plus
cofiteases, et exciter les honymes 4 Paccomplissement de leurs de-
voirs sociaux. « Câa Ă©tĂ© une belie invention, dit Montaigne, et recue
" een la plupart des pofices da monde, dâĂ©tablir certaines marques
¹ vaines et sans prix pour en honorer et récompenser la vertu,
a comme sont les couronnes de laurier, de chéne, de myrte, la
« forme de certain vĂ©tement, le privilĂ©ge dâaller en coche par la ville,
«ou de nuit avec flambeau, quelque assiette particuliére aux assem-
« biĂ©es publiques, la prĂ©rogative dâaucuns surnoms et tres, cer-
« taines marques aux armoiries, et choses sembiables, de quoi !'u-
« sage a élé diversement recu selon opinion des nations, et dure
« encore; nous avons pour notre part, et plusiéurs de nos vorine,
«les ordres de chevalerie, qut ne sonf Ă©Âątablis quâa cette fin. C'est,
« 4 Ja vérité, une bien bunne et profitable coutume de trouver nmoyea
« de reconnaitre la valeur des hommes rares et excellents, et de
« les contenter et satisfaire par des paiements qui ne chargent au-
« cunement le public, et qui ne codtent rien au prince. » Vuild la
vérité simplement observée, sans enthousiasme et sans puériles dé-
clamations, mais d'un regard encore bienveillant ; et remarquez que,
dans son bon sens, Moutaigne nâapercoit, sous ee rappert, aucune
différence entre la monarchie et la république, entre les coarennes
de chĂ©ne et le privilĂ©ge dâaller en coche par ta ville. Lâhomme reste
homme dans tous les temps et sous tuus les gouvernements. Le
principe des distinctions demenre le mĂ©me; on nâen change que fa
forme, « de quoi lâusage a Ă©tĂ© diversement recu selon |âopinion des
«nations, et dure ericore. » |
Montaigne ajoute : « Et ce qui a été tonjours connu par expé-
«rience ancienne, et ce que nous avons aytrefois aussi pu voir entre
« nous, que les gens de qualité avoient plus de jalousie de telles ré-
@ compenses que de celles of il y avoit du gain et du profit, cela
a nâest pas sans raison et grande apparence. Si au prix, quĂ© dot
a Ă©tre simplement dâhonneur, on y mĂ©le d'autres commoditĂ©s et de
a la richesse, ce mĂ©lange, au lieu dâangmenter |âestimation, }a ra-
a vale et en retranche, » Cette observation, jâai regret & le consta-
ter, nâest guĂ©re applicable 4 notre temps; Montaigne ne fa trouvat
déja pas appticable au sien, et ne la présentait que comme mn Sou-
venir dâautrefois. Je le soupcomne de sâĂ©tre un peu laissĂ© entrainer 4
e
DE L'HONNECR. 22)
ja tertation commune de giorifier le passé awx dépens du présent.
De nos jours, assurĂ©ment, quand le profit se joint & Iâhonneur, cela
ne gate rien, et l'on mest pas faché de cumoter. Je doute qu'un fau-
touil & Académie fat plus recherchéd, si f'on supprimait lu pension
de 1,500 fr. qui en dĂ©pend ; je doute que labolition de lâindemnitĂ©
de nos représentants ptt augmenter le nombre et l'ambition des
compétiteurs, et que le soldat attache moins de prix a Ja croix
qui fui assure une pension, que le bourgeois a qui elie nâapporte
qu'en honneur stérile.
La croix! Je nâai jamais pu entendre prononcer ce mot, dans wn
pared sens, sans une profende et religieuse Ă©:motien. Par quelle
prodigteuse révolation morale {instrument dn supplice des esclaves,
je gibet de l'isfamie est-il deyenu la marque distinctive, le signe
par excelience de l'honneur! Quel Ă©trange renversement de |âopi-
mon! On a eu beau s'effurcer de briser cette touchaute tradition
_ehrétienpe, des Kgislateurs impies ont vainement changé fe signe,
la langue, imprégnée de Christianisme, a résisté ; elie a conservé le
pom de croix a iâĂ©toile de lâhonneur, rendant ainsi le oo Ă©clatant
bommepe au sacrifice du Calvaire.
il est assez curienx de lire avjourd*hui'la premiare loi constitutive
de ta Légion d'honneur, en date du 29 floréal an KX, et les délibéra-
tions qui ja prépartrent. On était encore en pleitne République, et
jes dispositions mémes de la loi représentaient le style et les préoc-
cupations de PĂ©poque. Ainsi, dâaprĂ©s Vâarticle 6 : « Chaque individu
« admis dans la Légion jurera sur son honneur de se dévouer ag
« service de fa République, a.la défense de son gouvernement, de
« combattre par tous les moyens que la justice, la raison et tes lois
« autorisent, toute entreprise tendant & rétablir le régime féodal, &
« reproduire jes titres et qualitĂ©s qui en Ă©taient |âattribut ; enfin de
« concourir de tout son pouvoir au maintien de fa hbertĂ© et de 1âĂ©-
« galitĂ©. » âŹt dâaprĂ©s fart. 1° du titre II, pourrontĂ©tre nommĂ©s mem-
bres de la Légion « les citoyens qui, par leur savoir, leurs taients,
alears vertos, ont contribué a stablir ou a défendre les principes
e de 4a RĂ©publique, ou fait simer et respecter fa justice o# acdmi-
« mistration publique.» Inanité des serments politiques! C: mbien,
parmi fes premiers iégionnaires, se souvintert au 16 brumaire, ou
fors de ta proclamation de IâEmpire, ow lors de 1a crĂ©ation des G-
tres, de ve qnâils avaient jurĂ© ser Mhonnear? Combien songĂ©rent au
228 DE LâHONNEUR.
maintien de lâĂ©galitĂ© et de la libertĂ©? Combien sâinquiĂ©tĂ©rent de
savoir si Jes titres et qualitĂ©s Ă©taient lâattribut du rĂ©gime fĂ©odal ?
Il est vrai que la loi leur avait permis a !âavance toutes les restric-
tions mentales, en ne les obligeant a combattre ces entreprises que
par tous les moyens que /a raison autorise, ce qui est fort complai-
sant et commode ; mais que pensez-vous de cette singuliére législa-
tion qui se subordonne ainsi a la raison de chacun, qui sâamuse a
dĂ©finir en passant, avec tant dâignorance, lâattribut du rĂ©gime fĂ©o-
dal, et finit par confier Ja garde de |âĂ©galitĂ© 4 toute une hiĂ©rarchie
de privilégiés?
Une foule de dĂ©crets et de lois ont depuis modifiĂ© lâinstitution de
Ja LĂ©gion dâhonneur, et lâaccroissement-dĂ©mesurĂ© du nombre de ses
membres a diminué dans la méme proportion son prestige. Cepen-
dant elle en a encore un trés-précieux pour les gouvernements, qui
sont bien obligés de compter avec la vanité humaine. On ne peut
pas satisfaire toutes les ambitions, donner a tous ceux quien de-
mandent des places, des grades, de !|âavancement; on est trop heu-
reux dâavoir & distribuer Âą& et 1a des dĂ©corations qui ne codtent
rien, qui calment pour quelque temps les impatiences, et qui par-
fois sont acceptées avec reconnaissance comme une récompense suf-
fisante. Je ne sache rien de plus ridicule quâun homme qui se vante
de son honneur pour en solliciter avec importunité le signe, et les
archives de la Grande-Chancellerie, si elles sont celles de lâhonneur
francais, sont bien aussi celles de la présomption vaniteuse. Peut-
étre , en les compulsant, un moraliste austére y puiserait plus de
mĂ©pris que dâestime pour |âhumanitĂ©. Mais, je le rĂ©pĂ©te, soyons in-
dulgents pour des faiblesses trop générales dont-nous. ne sommes
pas bien sirs dâĂ©tre exempts, et, sans craindre de tomber dans le
chauvinisme, reconnaissons qu'il y a quelque chose de touchant dans
la modeste ambition du vieux soldat qui se croirait amplement payé
de toute une vie de dĂ©vouement et de courage sâil voyait briller la
croix sur sa poitrine. _
On se souvient du patissier de Versailles, dont Sterne a raconté
Yhistoire. Cette histoire est bien peu de chose : un ancien militaire,
fat-il décoré, qui vendrait aux passants les patisseries que confec-
tionnerait sa femme, aujourdâhui cela nous semblerait assez vul-
gaire et ne nous arrĂ©terait pas en voyage. Mais lâĂ©motion du rĂ©cit tient
au prestige quâavait alors la croix de Saint-Louis; prestige tel que
DE L'HONNEUR. 229
le domestique La Fleur est frappĂ© de stupeur en lâapercevant , que
son maitre refuse de le croire , quâil descend de voiture , va inter-
roger le pauvre chevalier, lui consacre un chapilre de son livre et
communique son attendrissement au lecteur. « La Fleur revint un
apeu pale et me dit que câĂ©tait un chevalier de Saint-Louis qui
« vendait des patĂ©s. â Câest impossible, dis je. â La Fleur ne pou-
avait pas mieux que moi-méme rendre compte du phénoméne;
a mais il persistait dans son histoire; il avait vu la cruix avec son
aruban rouge, disait-il, attachée a Ja boutonniére et il avait regardé
«dans la corbeille et vu les patés que le chevalier vendait, en sorte
«qu'il ne pouvait pas sâĂ©tre mĂ©pris.» Chacun de ces mots est comme
un coup de pinceau qui rehausse lâĂ©clat de Ja croix et Ja fait res-
plendir; on comprend alors quâelle ait Ă©bloui La Fleur jusquâa le
faire palir; on comprend |âĂ©tonnement, |lâintĂ©rĂ©t, la curiosilĂ© de
Sterne; on comprend que le roi ait mis fin au petit commerce du
chevalier en lui assurant une pension ; on comprend surtout, par ces
traits naifs, la merveilleuse puissance dâune pareille institution, et
de quel prix peut Ă©tre un simple signe honorifique, jusquâa ce qu'on
Yait déprécié en le prodiguant.
Yen ai dit assez sur le sujet des distinctions honorifiques. Jâai
voulu Ă©carter une facheuse Ă©quivoque du langage, qui jette sou-
vent de la confusion dans ]âesprit, en altĂ©rant la notion de lâhonneur.
Tout en reconnaissant IâutilitĂ© politique des rĂ©compenses , en ren-
dant hommage 4 ce que la passion des hommes pour les honneurs
a parfois de respectable et de touchant, lorsquâelle excite aux belles
actions ou fait taire dâautres passions, jâai tenu a dire qu'elle nâest
pas en elle-mĂ©me trĂ©s-pure et quâelle a sa racine dans la vanitĂ©. Les
hommes ont su se donner un mobile plus noble et dâun ordre bien
supĂ©rieur : câest lâhonneur mĂ©me, celui qui fait mĂ©priser la vie et
qui ferait mĂ©priser les honneurs, si lâon ne pouvait les acquĂ©rir que
par une bassesse.
IV
LâHONNEUR PERSONNELe
Il y a encore une autre confusion de langage que je demande &
Ă©claircir avant de mâattacher 4 examiner en lui-mĂ©me le code de
230 DE Lâ'3ONNEUR.
la morale humaine. Jâai dit plus haut que lâhonneur, considĂ©rĂ© dans
lindividu, se confond avec lâestime de soi et lâestime de ses sem-
blables. I] est la considĂ©ration quâon acquiert par |âobservati on des
rĂ©gles de lâhonneur ; i] est lâornement, la parure de la vie; ce nâest
plus une idĂ©e absolue, mais relative 4 la personne; ce nâest plus la
loi elle-méme, mais le résultat, le but et le prix de la fidélité a la
loi. Alors le pronom possessif vient sâappliquer au mot dĂ©!ournĂ© de
son sens abstrait, et chacun peut parler de son honneur comme
dâune propriĂ©tĂ©. Câen est bien une en effet, et la plus prĂ©cieuse de
toutes, celle quâon dĂ©fend avec le soin le plus jaloux, cel'e dont la
perte rend inconsolable et dont la possession console de la perte des
autres biens. « Tout est perdu fors |"honneur, » écrivait Frangois I *
aprés la bataille de Pavie. Je ne discute pas historiquement ce mot,
je le prends tel que la tradition }âa consacrĂ©, tel que le sertiment na-
tional Iâa rĂ©pĂ©tĂ© de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration. Il indique excellem-
ment cette merveilleuse puissance d@âopinion qui, au milieu dâun dĂ©-
sastre inoui, fait que lâhomme saisit avec transport son honneur,
comme Enée emportait & travers les flammes ses dieux pénates, le
serre contre son coeur, et, supérieur aux événements, se console de
ta: tes les rigueurs de la fortuue.
Voyez, au contraire, le dĂ©sespoir qui sâempare de ont quia
perdu son honneur. Lâopinion vengeres>e, implacable le poursuit
de ses mĂ©pris; il la fuit jusquâaux extrĂ©mitĂ©s du monde, et trop
souvent, égaré par sa douleur, i] se réfugie dans le suicide. Car
la vie dĂ©shonorĂ©e lui est devenue un poids qui Iâscrase. L'homme
dâhonneur qui sacrifie sa vie plutĂ©t que de commettre une bassesse
et le malheureux qui arme sa propre main pour se chatier, tous
deux vĂ©rifient avec une force Ă©gale |âadage vulgaire que !"honneur
est plus précieux que la vie.
Mais ce malbeureux qui nâa pas pu supporter Ja privation de soz
honneur, il a vécu depuis de longues années peut-étre en violant
secrétement, habituellement les lois de Ihonneur. Tant que ses in-
fractions sont restées ignorées du monde, tant qu'il a passé pour
homme dâhonneur, cela lui a suffi. II a portĂ© la tĂ©te haute, il a eu
pour les faiblesses dâautrui des dĂ©dains rigoureux et insultants, il a
joui en apparence de toutes les dĂ©licate ses dâune vie honorĂ©e, et
peut-Ă©tre sâĂ©tourdissait-il assez , avail-il assez Ă©touffĂ© la voix de sa
conscience pour en jouir sans remords. Un accident imprévu e-t
DE L'HONNEUR. 2H
vene divulguer ce quâi) avait espĂ©rĂ© tewir cachĂ©, ef alors seulement,
voyant sâĂ©crouler lâĂ©difice de son honnear, il a voele sâensevelir sous
ses ruimmes. Ces exemples ne sont pas rares. Rien ne mantre mieux Iz
différence profonde qui existe entre deax idées poor lesquefies la
langue nâa qu'un mĂ©me mot, entre Iâhonneur, principe pur et dĂ©sin-
tĂ©res:Ă©, loi suprĂ©me de }a conduite, et lâhonneur, simple attribut,
vétement extérieur d'une vie présumée honorable, apparence trop
souvent trompeuss, que les hommes mettent tous leurs soins 4 con-
server alors méme que Ia loi elle-méme est sans empire sur leurs
ceurs. C'est ce qui faisait dire 4 une mére chrétierme : « Méfiez-
vous de lâhonneur hamein, mor fils. Câest bien peu de chose, lors-
que le soleil est cowché. = Mot profond, qui m'est bien des fois re~
vena en mémoire. Car & ce point de vue, la publicité, la lumiére est
tout. Quelles que soient les actions mauvaises que protĂ©ge lâombre
du mvstĂ©re, Iâhonneur nâest point emtachĂ©. Aussi la nuit est maa-
vaise conseillére. « Vous le savez, dit le grand de Maistre, la nuit
a est dangerease pour )âhomme, et sans pous en apertevoir nous
« Vaimons tous un peu parce qu'elle nous met a aise. La nuit est
« une complce naturelle constamment a|âevdre de tous les vices, et
« cette compiaisance sĂ©duisante fait quâen gĂ©nĂ©val nows valons tous
« moins la nuit que le jour. La lumiére intimide le vice; la nuit lui
«rend toutes ses forees, et c'est la vertu qui a peur. Encore uae
« fois, la nett ne vaut rien pons /houume, et cependant, ou peut-
« Otre 2 cause de cela méme, ne sommes-sous pas tous un peu ido-
« Mtres de cette facile divinité ? »
Ainsi les uns, dont toute la vie aara été ane bongue suite d'ac.
tions honteuses restées secrétes, aeront conservé leur honneor jus-
quâau dernier joar et lassserbnt une mĂ©moire honorĂ©e. bâavtres, pour
une seule faute relativement légére, mais qu'ils n'avront pu tenir
cachée, se troaveront fidtzis, & jameis voués a |'humibation. Trop
souvent on jeune homme, et par exemple um militaire, an sous-
Officier responsable des deniers de sa compagnie sâoublie un moment
et dissipe une partie de la faible somme confide a sa garde. Assuré-
ment il est coupable, mais combien la pensĂ©e congoit dâexcuses
possibies ow au moins de circonstances atiéamantes I L'mespérience
de la jeunesse , |âentrainement momentanĂ© d'une passinn, la sĂ©duc-~
tion du jeu, linflueace dâun mauvais conseil, peat-Gire, qui
sait? peut-étre une inspisation de dévoaement peur seuver un ami,
232 DE LâHONNEUR.
et tout cela combiné avec la ferme intention de rétablir bientét,
dĂ©s demain, Ja somme dissipĂ©e. Lâhomme qui a commis cette faute,
suivie dâun repentir immĂ©diat et dâun ardent dĂ©sir de rĂ©paration,
n'est certainement pas dĂ©pravĂ© et indigne dâindulgence; la religion
serait pour lui facilement miséricordieuse. Pourtant voici lhonneur
de sa vie entiĂ©re a la merci dâune indiscrĂ©tion ou dâun accident. S'il
a eu le temps de réparer sa faute, nul ne la saura jamais, son hon-
neur est sauf, il parcourra peut-étre une glorieuse carriére, 4 laquelle
personne ne soupconnera de tache, il sâĂ©lĂ©vera aux plus hauls grades
de |âarmĂ©e, son nom pourra Ă©tre, illustre et respectĂ©. Mais la res-
source sur Jaquelle il comptait âul manque, sa Caisse va Ă©tre vĂ©rifiĂ©e
dans une heure, une inexprimable angoisse sâempare de lui, il se
voit dĂ©shonorĂ©, flĂ©tri d'une condamnation infamante, sa tĂ©te sâĂ©gare,
il roule des projets sinistres. I! court chez un ami, qui se trouve
absent, il sâadresse @ un inconou, et le rouge au front, lui confesse
sa position, et lui dit ces paroles dâune siterrible vĂ©ritĂ© : Mon honneur
esi entre vos mains. Sun honneur en effet ne dépend plus de lui-
meme, ni de sa faute, ni de son repentir; il est suspendu aux lévres
dâun Ă©tranger qui d'un mot peut relever cet infortunĂ© qui |âimptore,
lui rendre le bonheur et la vie, dâun mot aussi le prĂ©cipiter dans
Vabime.
Horrible situation, salutaire sans doute comme enseignement et
comme épouvantail, mais cependant cruelle pour la pensée, et qui
montre 4 quel point est parfois barbare cette idole de Ilâhonneur
forgée par la main des hommes, a laquelle sont immolées tous les
jours tant de vcitimes humaines !
Coinbien la religion, dont on repousse le joug comme trop sévére,
a plus de mansuĂ©tude et dâindulgence ! Et combien, tout en combat-
tant sans cexse notre orgueil, elie respecte mieux notre dignité! Car
elle nâhumilie jamais homme devant "homme, mais seulement de-
vant Dieu. Elle ne note personne dâinfamie, elle ne connait pas de
flétrissure que le repentir ne suffise 4 effacer, elle embrasse avec
amour ses evfants jusque dans lâignominie des bagnes et sur les
marches de |âĂ©chafaud. Elle garde le secret de toutes Jes souillures:
gui lui sont confiées; elle lave celles qui ont été publiques; elle ho-
nore d'un culte glorieux lesâ grands pĂ©cheurs purifiĂ©s par la pĂ©o!-
tence, si bien que la plus chaste des âmĂ©res chrĂ©tiennes peut chuisif
pour sa: file le nom d'une Madeleine. Elle sollicite constamment,
DE LâHONNEUR. 233
avec les paroles les plus caressantes, avec les invocations les plus
tendres, le malheureux que le monde abandonne et a qui elle tend
ses bras. Câest lâenfant prodigue dont Je retour sera une fĂ©te de
famille; c'est la brebis égarée a la poursuite de laquelle je bon Pas-
teur sâĂ©lance en quittant tout son troupeau; câest le pĂ©cheur repen-
tant dont la conversion causera plus de joie au ciel que la persévé-
rance de cent justes.
Dâow vient donc que la plupart des hommes restent sourds & ses
exhortations, maudissent son joug léger, et préférent a ses lois
misĂ©ricordieuses ]âinexorable loi de lâhonneur? On ne peut en dou-
ter, câest quâavec elle il nây a pas de nuit qui protĂ©ge et de mystĂ©re
qui rassure; câest que |âceil de Dieu est aussi clairvoyant dans
YobscuritĂ© quâen plein soleil. Lâhomme se rĂ©volte dans son orgueil
contre cette surveillance de tous les instants. [1 veut disposer lui-
mĂ©me sa vie et garder le bĂ©nĂ©fice de lâombre. I! se flatte toujours
de réussir 4 sauvegarder son honneur devant ses semblables, tout
en conservant |âindĂ©pendance de ses passions.
Aussi nây a-t-il aucune religion qui ait produit autant dâhypo-
crites que celles de lâhonneur. Et ici, chose singuliĂ©re, |âhypocrisie
nâa aux yeux du monde rien de rĂ©pugnant et dâodieux. Lâhomme
qui fait parade de pratiques de dĂ©votion qu'une foi sincĂ©re nâanime
pas excite des rĂ©pulsions vives. On prĂ©fĂ©rerait quâil avouat franche-
ment son incrédulité, et Tartufe est universellement honni. Tout au
contraire l'homme qui affecte les pratiques extĂ©rieures dâune vie
dâhonneur obtient la considĂ©ration quâil recherche sans quâon âsâin-
quiéte de ses motifs; le monde ne lui demande pas que! mobile plus
ou moins pur le dirige et ne lui pardonnerait pas de se déclarer au-
dessus du prĂ©jugĂ© de Iâhonneur. Il appellerait cette franchise du
nom de cynisme, et Ja chatierait de ses mĂ©pris. De quel droit dâail-
lears voudrait-il pĂ©nĂ©trer au fond des consciences? Ce nâest pas son
domaine et les moyens dâiovestigation lui manqueraient. Dieu seul
scrute les reins et les cceurs, le monde se contente des apparences.
La feinte est donc permise, et câest dâordinaire aux apparences de
iâ*honneur, au besoin de conserver son honneur, plutĂ©t quâaux lois
mĂ©mes de |âhonneur, que ]âon fait tant de sacrifices. Parmi les hom-
mes qu'une croyance religieuse nâinspire pas, le nombre est petit de
ceux dont les actions les plus secrétes ne craindraient pas la lu-
miére et que la certitude du mystére ne ferait jamais hésiter dans
234 DE LâUONNEUR.
Je droit chemin. Et, par exemple, une suspicion générale plane sur
toutes les professions cemmerciales ou la fraude est facile 8 commet-
tre et difficile 4 dĂ©couvrir; ]âopinion a pour elles des dĂ©fiances inju-
Tieuxes qui admettent peu dâexceptions. La fraude est un Ă©lĂ©ment
important dont tiennent compte les statistiques ; elle est assez répan-
due pour corrompre 4 !a longue ]âopinion elle-mĂ©me, qui, forcĂ©e de
devenir indulgente, finit par tolĂ©rer un certain degrĂ© dâimprobitĂ©.
Alors |âhonneur se dĂ©grade assez pour ne plus consister guâa ne pas
dépasser ce degré moyen, 4 ne pas abuser de cette tolérance, et l'on
fait dans les affaires Ja part de la fraude comme dans un incendie
la part du feu, C'est ainsi quâil y a beaucoup de Jaides pratiques
dont on se contente de dire, sans les flĂ©trir autrement, quâil faut
laver son Jinge sale en famille. Câest ainsi que certains comptes sont
presque toujours eeflĂ©s, certaines marchendises falsifides; câest
ainsi que le commerce, dont la bonne foi, dit-on, est lâame, vit ce-
pendant dâune infinitĂ© âabus et de mensonges; que dans la plupart
des transactions les deux parties ne cherchent quâa se tromper |âune
Yautre; que chaque Ă©tude dâavouĂ© ou de notaire a recu la confidence
d'une foule de honteuses perfidies de la part dâhommes demeurĂ©s
cependant en pleine possession de leur bonpeur.
Cela est triste & avouer ; mais le besoin de conserver son hommeur
en Ă©vitant toutes les actions publiques qui |âentacheraieut nâen est
pas moins un frein puissant, une grande force sociale. Et dâail'eurs,
J'ai hate de le reconnaftre, en rĂ©pĂ©tant ce que j'ai dĂ©ja dit a 1âocca-
sion des distinctions honorifigues, il ya wa mobile plus élevé. Il ya
des hommes qui, sans faire fi des honneurs, tout en veillant soigneu-
sement a la conservation de leur honneur, tiennent avant tout a leur
propre estime, et qui, quelle que <oit |âobscuritĂ© de Ja nuit, ne com-
mettront jamais une action gue Iâbonneur rĂ©prouve. Ceux-la sont
dignes dâĂ©tre chrĂ©tiens; sâils voulaient rĂ©flĂ©chir, ils seraient bien
prés de le devenir.
z Alfred pe Councr.
(La suite a un prochain numero.)
DU
REGIME MUNICIPAL ET FELERATIF
DE LA SUISSE 1.
SUITE.
9
La Constitution fédérale du 12 septembre 1848 est le produit des
révolntions qui, depuis la commotion européenne de 1830, ont
éhranié.saccessivement presque toutes les parties de la Confédéra-
lion suisse.
Celie Constitution substitue 4 lâassemblĂ©e lĂ©gislative enique, a la
dite {édérale établie de temps immémorial et siégeant akernative-
ment & Berne, & Lacerne et 4 Zurich, deux conseils, le comseil na-
tinal, Ă©lu directement par le peuple a raison d'un membre par
chaque 20,000 &4mes de population, et le comseil des Eiats, composé
de deux députés par chaque canton, quelles que soient son étendue
et sa population. Le siége de ces deux conseils est fixé dans la ville
de Berme.
La Constitution crée, en outre :
1° Un comsal fĂ©dĂ©ral de sept membres. chargĂ© de lâautoritĂ© direc~
toriale et exécutive supérieure de la Confédération, et nomeé pour
trois ans par les deux conseits réunis;
2° Une chancellenie fédérale nommeée pour le méme temps et de le
méme maniére ;
» Un tribunal fĂ©dĂ©ral Gia aussi pour lâadeninistretion de la justice
en matiére fédé&: ale.
* Voir le Correspondant, t. XXIX, p. 998.
236 DU REGIME MUNICIPAL ET FEDERATIF
En ce qui touche les institutions communales et cantonales la
Constitution est muette.
Les Constitutions cantonales contiennent toutes, au contraire,
quelques principes gĂ©nĂ©raux sur lâurganisation communaleâ*.
Ces principes sont: 4° l'inviolabilité du territoire des communes
autrement que par la loi; 2° la libre élection par les assembiées
communales de tous les préposés communaux et la libre administra-
tion par le conseil communal de toutes Jes affaires locales ; 3° Ja ga-
rantie distincte et également sacrée des biens des communes, des
paroisses, des corporations ; 4° le droit de surveillance générale de
!âEtat. Tous ces principes secondaires sont dominĂ©s par un principe
fondamental, câest que le droit de bourgeoisie forme la base du droit
de citĂ©; câest que nul ne peut Ă©tre citoyen dâun canton sans Ă©tre
bourgeois dâune commune, et que rĂ©ciproquement nul ne peut Ă©tre
bourgeois dâune commune sans Ă©tre citoyen du canton. Admirable
correctif du principe démocratique, & l'aide duquel la société, soli-
dement établie sur la large base du drvit de cité, résiste aux troubles
que pourrait faire Ă©clater dans son sein lâinvasion des populations
nomades et des principes exotiques.
âLes principes gĂ©nĂ©raux de |lâorganisation municipale suisse sont
les mémes dans tous les cantons. On remarque seulement, selon
esprit politique qui anime chaque gouvernement, une tendance
plus ou moins marquĂ©e vers le principe de lâindĂ©pendance commu-
nale ou vers celui de Iâintervention administrative du conseil dâEtat.
Les lois spĂ©ciales de chaque canton offrent, au surplus, dâassez
grandes différences de détail.
Canton de Berne.
La loi du 20 décembre 1833, qui est encore en vigueur malgré la
Constitution du 13 juillet 4846, distingue et reconnait dans leur Ă©tat
actuel, 4° les communes municipales ou communes dâhabitants ;
2° Jes communes paroissiales ; 3° les communes bourgeoises.
Cette distinction, qui se retrouve dans Jes constitutions de plu-
sieurs autres cantons de Ja Suisse? a un double objet: elle tend 1° a
4 Constitution du canton de Berne, titre ITI, art. 66-70; âdu canton do Fri-
bourg, titre V, art. 77-82 ; â du canton de Vaud, titre V, art. 66-78 ; â du canton
de GenbĂ©ve, titre IX, art. 102-113; â du canton de Neufchatel, art. 58-63, etc.
Âź Lucerne, Saint-Gall, Zurich, Glaris, Thurgovie, Appenzel, etc. (Cherbuliez,
tome I, page 331.)
DE LA SUISSE. 287
concilier les priviléges des bourgevisies avec le principe constitu-
tionnel de lâĂ©galitĂ© des droits; 2° 4 garantir le droit de propriĂ©tĂ©
privée des bourgeoisies et des paroisses contre les usurpations. Mais
elle offre dans la pratique de graves inconvénients par la triple admi-
nistration quâelle introduit dans les communes. Il en rĂ©sulte des
complications dispendieuses, des conflits entre les diverses corpora-
tions et leurs organes, surtout des embarras 4 raison de |âindivision
des ressources affectées a chacune des trois espéces de communes.
« Un fait quâon ne peut contester, dit M. Bloesch, dans son rap-
port sur la réorganisation communale, c'est que, dans la plupart des
localités, dans les villes surtout, les biens communaux, autrement
dits bourgeois, ont une double destination: dâune part, ils Ă©taient
affeclĂ©s & des jouissances purement bourgevises quâon ne saurait
qualifier dâabusives, pas plus dans les villes que dans les campagnes ;
de l'autre, ils servaient 4 subvenir aux dépenses de la localité : en
présence de cet étal de choses, on aurait dQ, pour étre conséquent,
procĂ©der 4 une sĂ©paration de biens, du moment que |âon crĂ©ait dĂ©s
autorités dist.nctes pour gérer Jes intéréts publics et les intéréts pri-
vĂ©s des communes. Non-seulement il est rĂ©sultĂ© dâinterminables
conflits de la circonstance que deux administrations diffĂ©rentes, dâun
caractére tout-a-fait distinct, ont did puiser & la méme source pour
satisfaire & des intéréts <jifférents, souvent méme diamétralement .
opposés ; mais cette situation a encore eu pour conséquence que,
dans la plupart des communes, les biens communaux nâont pas tardĂ©
a devenir insuffisants pour faire face aux exigences des deux corpo-
rations, de telle sorte quâau bout de peu dâannĂ©es plusieurs com-
munes qui, avant 1833, nâavaient jamais eu 4 payer d'impositions
communales, ont di sâimposer des taxes cxorbitantes. »
FrappĂ©e de ces inconvĂ©nients et de bien dâautres encore, la com-
mission dont M. Bloesch a Ă©tĂ© lâorgane, propose de maintenir les
droits de bourgeoisie locale comme base du droit de cité cantonal,
du droit de suffrage, des droits de propriété et de jouissance des
biens communaux, des registres de |âĂ©tat civil!; elle propose, en
conséquence, de conserver la commune bourgeoise, institution con-
sacrée en Suisse par les souvenirs historiques et par les traditions
4 La rĂ©gularitĂ© des registres de IâĂ©tat civil est assurĂ©e par le concours des deux
conditions dâorigine et de domicile. La seconde condition, qui existe seule en
France, est insuffisante.
298:- DU REGIME MUNICIPAL EB FEDERATIF
populaires, mais elle cherche & la purger des vices substantiels qui
ont amené sa décadence en psivant la majorilé des eitoyens de la
â participation a l'admimistration locale, et par 1a de tous les: bienfaits
de la vie communale. La caemmune des habitants lui parait. Gre mieux
en harmonie avec lespxit. des institutions. politiques: et en comcosâ
dance plus Ă©tsoite avec les besoins de IâEiat, quoiquâele sĂ©pugne
encore 2 une grande partie du peuple habktué aux institutions bour-
geoises, el qu'elle temde a devcnir, au préjadice des bourgeoiaies ,
Yauwerité exclusive de la commune. La commission. propoge doac
up systgme mixte en vertu duquel lautorité communale pourrait.
étre cancentrée dans un seul consril, composé de deux élémems. qui
conceurraient a |âadministration : les bewrgeoss et les habtants.
Ce systeme facultauf de communes mixles existe déja dans. quel-
ques districts da cantom de Berae, daas celua de Buren par exenupie.
Aux termes de article 1* du réglement dé ce district, en date da
2s septembre 1849. la cummune de Buren soigne les affaires des
bewrgreis et des habitants de la. localiié, et surveille UVadmintseration.
du funds général de la bourgeoisie, ainsi que le fonds special de la
commune gui prourrest exrister.
. ConsĂ©quemment 2 cette disposition, ib nâexiste 2 Buren qafus seal
conseil communal, lequel adwinistre les biens des bourgevis et les
_biens particuliers 4 la commune: des habitants, et seigne ics affaires:
de tuteHe et des pauvres, les homologations, la police locale, etc.
Le conseil ne se comapoge. que d'un président et de six meashwes.
que la commune des bourgeois et des habitants Ă©lit parmi les
citoyens actifs de lâendroit, tout & fait librement, câest-d-dire sans
égard 4 leur qualité de bourgeois. ou d'habitants. Cependast }'ar-.
ticle 25 dispose que les affaires bourgpoises ne sont soignées que par
Ja commune bourgeoise, et l'article 19 porte en outre : « La oom-
mune bourgesise seule prononce sur l'asimissioa de nouveaax bour-
geois. fixe les conditions de cette admission, ainsi que la finance da
réception et délivre les lettres de bourgeoisie. » C'est ce systame
dont les bons effets ont Ă©tĂ© partout remarquĂ©s â, que la commission.
propose dâĂ©tendre & tout le canton par un projet de loi saa les. bases
fondamentiales sont les suivantes =
« 1. Les droits de bourgeoisie sont maintenus comme base du
drvit de cité cantonat et des registres de l'état civ. -
4 Rapports des prĂ©fets de Buren, de Laufon, dâArberg, et
DE LA SUISSE 239
«2. Dans les endroits ol la commune -des habitants a Ă©tĂ© jusquâs
ce jour la seule autorité administrative, elle est maintenue comme
tele, et l'on se borne a apporier & san organisation Jes.améliorations
conseillĂ©es par lâexpĂ©rience.
« 3. Dans les localités ou il existe une commune bourgegise & cété
de la commune des habitants, ces deux communes sont aulorisées a
remplager cetke dowble administration par I'Ă©tablissement dâune
cammune mixte dang de genre de celle qui existe 4 Buren.
«4. La ov celte modification ne pourra sâopĂ©rer 2 lâamiable, la
commune des habitants sera maintenue, et l'on séparera les affaires
publaques dâavec Jes affaires bourgeoises ; de elle sorte, quâen rĂ©gle
gimgrale, lâadministration des premiĂ©res demeure exclusivement
confiée 4 la commune des habitants, en sa qualilé de carporatiag
publigue, et que |'adaaisistration des affaires: particuliéres 4 la bour-
geoisie salt résarvdée a Ja commune bourgeoise.
« 5. Dams toutes les communes de cette catggorie, il sera procédé
âa un partage, afin de coustater quels sont Jes biens qui appartiennent
& la jecalité, et quels sont ceux qui sont exclusivement bourgeois ;
âadministration des premiers sera confiĂ©e a la commune des habi-
danis.. _ _
« 6. Dans toutes les localitĂ©s ou il aâexiste que des communes
dâhubitants ou dans lesquelles il sera Ă©tahli des communes mixtes,
ea devra, si cela nâa ddja eu lieu, procĂ©der a un partage, de maniÂąre
qu'il agit constaté a |'égard de chaque partie de la fortune commuaale,
si elle a une destination locale ou punemaeat bourgeoire.
« 7. Relativement aux inléréts publies de ja jocalité, le principe
de iâĂ©galitĂ© des droits est admis patr sous les citoyens Ă©tablis dans
lacommune. â
«8. Eo ce qui towohe aa contraire les iatéréts perticuliers a la
bourgeoisie, les bourgeois sout exclusivement campétents.
«9. Tousies biens bourgeois conservent, méme apres le partage,
le caractaére de biens de corporativn et demewrent comme tels indi-
Yisibles ef plecĂ©s sous Ja haute surveillance de IâEtat.
. © 19. Ea général tous tes biens communaua consetvent leur des~
lination actuelle, et ne peuvent, quelle que soit organisation des
hulorstĂ©s âcomenuaales, Ă©tre exploitĂ©s ou aduainistrĂ©s que confermĂ©-
meat & leur destination.
«41, Les communes ont, dans les limites de la loi, pleine liberté
240 DU REGIME MUNICIPAL ET FEDERATIF
de sâorganiser comme bon leur semble. Lâintervention de !âEtat est
limitée aux exigences du bien public et des droits acquis.
« 42. La ot des circonstances particuliĂ©res lâexigent, il peut Ă©tre
dĂ©rogĂ© 4 Ja rĂ©gle relative a lâorganisation des autoritĂ©s, autant que
le pertnettent les conditions ci-dessus. »
Le projet de loi, basé sur ces principes fondamentaux, consacre
deux articles au droit de bourgeoisie qu'il déclare incompatible avec
le droit de citĂ© acquis dans un pays Ă©tranger, par exemple dans Iâun
des états de l'Union américaine of un séjour de cing ans suffit pour
le conférer.
Vient ensuite lâorganisation de la police locale, dey affaires de tu-
telle, du paupĂ©risme, des affaires scolaires, de |âadministration des
biens communaux.
La police locale est abandonnée aux lois spéciales, et le projet de
loi ne parle, comme la Joi de 1833, que des soins & donner aux vic-
times dâaccidents, aux malades Ă©trangers et aux Aermathlose, ainsi
que de |âinhumation des individus dĂ©nuĂ©s de toute fortune.
Les articles relatifs aux affaires de tutelle introduisent dans la
JĂ©gislation de graves innovations. Ces affaires cessent dâĂ©tre ce quâelies
Ă©laient auparavant, des affaires bourgeoises, et rentrent dans les
attributions de Ja commune politique.
Les dispositions relatives au paupérigsme subissent des modifica-
tions plus profondes encore ; par suite de lâabrogation de Ilâassistance
lĂ©gale par lâarticle 85 de la constitution de 1846, dĂ©sormais la cha-
rité duit étre purement volontaire et par conséquent locale.
La loi du 23 aodt 1847 sur le paupérisme a confié, en consé-
quence, a des associations de charité volontaire les plus importantes
fonctions de cette branche dâadministration. Le projet de loi com-
munale se conforme a cette prescription et achaĂ©ve dâĂ©carter toute
idĂ©e de droit a lâassistance, en remplacant les autoritĂ©s qui avaient
servi jusquâa prĂ©sent dâorganes 4 |âassistance obligatoire par dâau-
tres qui, par le mode méme de leur constitution, excluent toute idée
dâobligation lĂ©gale. LâautoritĂ© communale nâinterviendra, & l'avenir,
que pour suppléer les associations volontaires de charité, paroissiales
ou autres.
Ce pas hors des voies du socialisme doit étre remarqué dans un
Etat protestant of la taxe des pauvres avait pris racine depuis plu-
sieurs siĂ©cles. La nĂ©cessitĂ© en faisait une loi. Il fallait, comme on Iâa
DE LA SUISSE. ont
fait, garantir les biens des pauvres et en affecter les produits d'une
maniére conforme aux titres de fondation, sous la surveillance parti-
culiére de (Etat ; mais il falluit libérer les communes du fardeau
toujours crois-ant dâun impĂ©t qui ne soulage quelques infortunes,
particuliĂ©res quâen aggravaiit la misĂ©re gĂ©nĂ©rale.
Quant aux affa-res scolaires, ni ta loi de 1833 ni le projet de
foi de 1851 nâentrent dans aucun dĂ©tail. On y trouve consacrĂ© seu-
lement ce principe fondamental. que |âadministration de toutes les
Ă©coles primaires publiques est du ressort de la commune. Câest la
iĂ©gislation de !âAllemagne et de Ja plupart des autres Etats de lâEu-
rope, comme nous |âavons Ă©tabli ailleurs !.
En ce qui touche les biens communaux, la loi de 1833 et le nou-
veau projet de loi sâaccordent 4 faire administrer par la commune
tous les fonds publics ayant une destination municipale, et méme
ceux ayant une destination non municipale, par exemple les biens de
bourgeoisie, dans les localitĂ©s of elle en a Ă©tĂ© chargĂ©e jusquâa ce
jour. En outre, dit lâart. 17, la commune soigne toutes les autres
branches <lintérét général que des lois ou des ordonnances spéciales
conférent & l'administration locale, telles que les mesufes a prendre
pour tes charges militaires, les logements de troupes, les charrois,
les fournitures de toutes espéces, enfin les homologations.
Lâadministration de chaque commune est rĂ©partie entre deux au-
loritĂ©s : lâassemblĂ©e nationale, le conseil communal.
Le droit de voter dans lâ'assemblĂ©e communale nâest pas indis-
tinctement accordé 4 tous les habitants. Il appartient 4 tous les
citoyens bernois qui sont majeurs, qui ont |âexercice de leurs dr cits
Civils, qui jouissent des droits civiques, qui payent une contribution
directe publique ou communale, qui sont bourgeois de la localité ou
qui, ne payant pas de contribution communale, sont Ă©tablis depuis
deux ans dans la commune. Sont exclus du droit de voter dans la
commune ceux auxquels la fréquentation des auberges est inter-
dite, et tous les assistĂ©s dâaprĂ©s les dispositions plus prĂ©cises de
la loi 3. :
LâassembiĂ©e communale Ă©lit tous les prĂ©posĂ©s communaux et fixe
les traitements; elle accepte ou modifie les réglements communaux ;
& De lVâ Administration tatĂ©rteure de la France.
2 Loi de 1833, art. 4 et 5; â projet de loi de 1851, art. 20 & 24. :
242 DU REGIME MUNICIPAL ET FEDERATIF
elie fonde des églises, des <tablissemenis.de charsté, des hOpitaux, des
Ă©oales et des maisons de travail ; elle impose les caniributioas com~
munales ; elle a. das ses attributions jes constructions dent Jes frais
esoddemt ja somme a fixer par le roglement oommunal ; ia vente et
lâacquisition des propriĂ©tĂ©s fonciĂ©res dont je prix dâeslumation efcade
la somme a fixer par le riglement; les cautioanements et les em-
pruats a cominacier aw som de ja commune; ia décision relative a le
poursaie d'un proces, a ufie transaction, 4 un Compromis sur un
ebjet qui exoede la compétence fixée par le raglement communal ;
la fixation du bedget annnel; |âapprobation de tous tes conipies de
la commune. Le conseil exĂ©catif sâintervient quâem matiĂ©re de ven-
tes, dâaoquisitions , de cautionnements, dâemprunis, de nouveaux
véglemenis communaux. Hors de ces cas exceptionnels, |'assemblée
commumnale a ja pidnitude de la puissance législative. Elle doit se
séunir aux épogques fixées par les raglements, et peut se réunir
extraofdinairemam quand jes affaires lâexigent |.
Le ceased pammunal est le pouveir exécuiifde ia communa. H est
de cing membres au moins et de vingi-cing au plus% Le président
et les aaembres de ce censeil sont Ă©lus par |âassembice communale.
Jl eat chargĂ© de |âadministration de toutes des affaires communales et
de |âĂ©lection de tous les funcUennaires et employĂ©s de la commune,
a moins quâelles ne soient rĂ©servĂ©es a |âassembiĂ©e communaie. I!
administre en particulier toutes Jes branches de la police locale.
Toutes Jes fonclions comamunales soat obligatoires, 2 moias quâon
pe soit dans des cas dâexcuse5 qui sont apprĂ©ciĂ©s par lâassemblĂ©e
coonmunale, sauf le recours au préfet et au conseil exécutif.
Les membres des assembiées commapales sont assermentés et
doivent se retirer quand ils ont quelque iniérét dans les objets mis en
.. La jouissance des bieas communaux est des bieas de bourgeoisie
est régiée suivaot la destination de ces diversas aatures de biens,
d'aprĂ©s les titoes ef contrats, et ensuite, dâapnĂ©s lâusage ; ee appar-
tient aux corporations intéressées sous Ja surveillance du gouverne-
ment4.
4 Loi de 1833, art. 22 et 23; â projet de loi, art. 26 et 27.
2 Loi du 20 décembre 1833, art. 24.
3 Loi de 1833, art. 6, 7, 8, 9; â projet de 1054, art. ÂŁ8, 34, 3h, 38.
4 Loi de 1833, 05% S-68; â~ projet de 1851, art, 46:00. |
DE LA SUISSE. 2h8
La commune paroissiale et la commune beurgecise compléient
ensemble des institutions mumicipales du canton de Berne.
La premiése secompose de toas les membres de |'Egtwe évangé-
lique réformée. Le conseid de paroise est chargé des affeires. ecclé-
siastiques, des vegistres de lâEtat civil ct de la police des mnars',
La seconde se compose de tous les bourgeois majeurs jouissant de
lears droits civils et politiques, qui ne sont pas assisiés et aexquels
la fréquentation des aukgrges n'est pas interdite. Eile est chargée
dâadnenistser jes biens et. les imtĂ©sĂ©ts des bourgeois; Je loi de $889
Vavait randue teut a fait distincte de la comaneme des habitants. le
projet de485 loi permet de se réuaw 2 bz commune municipele pour
formes ume commane mixte, et fixe les régies et les formes de cette
réunien *..
Selle est, dans sow ensemble, la loi manicipale berncise. Animée
d'un esprit conservateur et libéral, ee conciie daws une je-le me-
suse le tradition et le progrĂ©s, lâĂ©galitĂ© politique et le droit de pro~
prisé, et peut servir de modéle aus lois des autres cantons de la
Saisse et méme des autres Etats de lEusope.
Canton de Vamd.
La Constitution cantonale vaudoise du 10 aodt 1845 a laissé sub-
sister, sauf des modifications de déiail introduites, soit par elle-
méme, soit par des lois spéciales, Ja loi du 26 janvier 1832 sur les
fonetions.et la compétence des antorités commenates ct nemcrpates,
et cetle da 8 janvier £833 sur les préfets qui sont, dans leurs atron-
dissements respectifs, les agents du consei! dâÂŁtat et /es: serveillants
des autorieĂ©s communales. La loi du 18 dĂ©cembre 1865 sur âorgani-
sation des autorités commuseles et celle: de 19 décembre sur les ae~
sembliées électorales de cercle et de commune compiétent l'ensemble
des institations moanicipaies du canten de Vand. !
Ici, comme dans le canton de Berne, e¹ malgré Vinfleence dus.
principes démocratiques, ke principe sajptaise des bourgeowies est
en grand honneur. Chaque commane du cantoe de Vaed a une ma-
nicipalité composée d'un syndic et, savant ka population, de deax 2
seize membres; elle constitue |âaatoriĂ© administrative proprement
§ Lek de 1833, tine Il; -~ projet de 2851, dire Hl.
2 Lei de 183d, titre L„g-~ projet. de $886, titse Mi.
2hk DU REGIME MUNICIPAL ET FEDERATIF
dite. En outre, dans les communes dont la population nâexcĂ©de pas
600 ames, il existe un conseil général de la commune, dans lequel ont
le droit de siĂ©ger et de voter tous les citoyens vaudois bourgeois dâune
commune ou dâune corporation du canton, Ă©tablis depuis un an, agĂ©s
de vingt-cing ans et jouissant de leurs droits civils; et dans les com-
munes qui comptent plus de 600 ames de population, un conseil
communal composé de vingt-cing membres au moins et de cent
membres au plus. Le conseil général de la commune ou le conseil
communal nomme la municipalité; et le conseil communal de son
cĂ©tĂ©, dans les communes qui en ont un, est nommĂ© par |âassemblĂ©e
Ă©lectorale de la commune. Sont Ă©ligibles au conseil communal tous
les Vaudois agés de vingt-cing ans révolus et qui ont le droit de vo-
ter dans |âassembiĂ©e Ă©lectorale de la commune. II nâexiste pas dâau-
tres autorités communales dans le canton de Vaud, et quoique ce
canton ne manque pas de biens communaux, on nây connaft pas
dâautoritĂ© spĂ©ciale pour les bourgeois ou pour les habitants. En re-
vanche, il y a une disposition qui exige que les deux tiers au moins
des membres du conseil général de la commune et les trois quarts
au moins des membres du conseil communal et de la municipalité
soient bourgeois de la commune. Avec des précautions de ce genre,
Je suffrage universe] cesse dâavoir des dangers !.
Canton de Neufchdtel.
La loi sur les communes et bourgeoisies du canton de Neufchatel,
en date du 30 mars 1849, repose sur des principes analogues a ceux
des cantons de Vaud et de Berne. °
Les communes et bourgeoisies administrent leurs biens sous la
haute surveillance de lâEtat. (Art. 59 et 61 dela Constitution, art. 1°
de la loi.)
Lâadministration des affaires de ja commune ou eee a
répartie entre deux conseils, savoir :
i° L'assemblée générale dp la bourgeoisie ou de la commune ;
2° Le conseil administratif. (Art. 2.)
LâassemblĂ©e gĂ©nĂ©rale se compose de tous les cdiovens ngs de
Vingt ans jouissant de leurs droits Ă©lectoraux, dĂ©s quâils sont recor-
4 Dans les cantons dâArgovie, du Valais et de Thurgovie, les bourgeois sont aussi
de droit en majorité dans les conseils communaax. (Cherbuliez, t. I, p. 210.)
DE LA SUISSE. 245
nus par Vassemblée et portés sur le réle des communiers ou bourgeois.
(Art. 4*7.) C'est lâassemblĂ©e lĂ©gislative qui est chargĂ©e, entre autres
attributions, de procéder 4 Ja réception et & la reconnaissance des
membres de la corporation. (Art. 14 et suivants.)
Le conseil administratif, Ă©lu au scrutin secret par lâassembiĂ©e gĂ©-
nérale des communiers ou bourgeois, est le pouvoir exécutif de la
commune. (Art. 18 et suivants.) Les caisses des communes, celles
des paroisses et celles des bourgeoisies, sont administrées séparé-
ment. (Art. 25 et suivants.) ° .
Canton de Fribourg.
Une loi du 5 juillet 1848 régle dans le canton de Fribourg les com-
munes et les parvisses. Les principes dâautonomie y sont les mĂ©mes
que dans tous les autres cantons de la Suisse; mai§ cette loi différe
sur un point trés-important des lois bernoises, vaudoises et neufcha-
telloises. Les communes, porte l'art. 196, ne peuvent refuser |âac-
quisition du droit de bourgeoisie aux Fribourgeois, pourvu quâils
prĂ©sentent par leur moralitĂ© et leurs moyens dâexistence des garan-
ties suffisantes. Elles ne peuvent méme, ajoute l'art. 197, refuser
cetle acquisition aux citoyens suisses qui présenteront , quant a leur
moralitĂ© et a leurs moyens dâexistence, les garanties prescrites par
la loi. (Constitution, art. 81.) Ces garanties sont celles qui sont dé-
terminées par la loi concernant la naturalisation. (Art. 198.) Le prix
de rĂ©ception est fixĂ© par le conseil dâEtat et ne peut dĂ©passer 41,200 fr.
(Art. 199.)
La réception obligatoire des bourgeois est une innovation impor-
tante. Zurich et Suleure lâont admise ; Berne, Vaud et Neufchatel la
rejettent comme attentatoire au droit de toute corporation de choisir
elle-méme ses membres, et au droit de propriété des biens de bour-
geoisie. Câest la lutte entre lâesprit des institutions anciennes et celui
â des innovations modernes. La loi fribourgeoise dĂ©cide, en consĂ©-
quence, que tout Fribourgeois domicilié dans la commune, bourgeois
ou non, peut voter dans lâassembiĂ©e communale (art. 3); mais pour
faire partie du conseil communal, if faut! Ă©tre citoyen actif et bourgeois
de la localitĂ©. (Art. 58.) De Ja sorte, lâadministration se trouve sim-
plifiĂ©e ; mais elle ]âest au prix dâun principe fondamental.
246 DU REGIME MUNICIPAL ET FEDERATIF, ETC.
âCanton de GenĂ©ve.
Les principes de la noaveffe Constitution du canton de Genéve ont
Ă©tĂ© appliquĂ©s & IâĂ©lection des conseils municipaux, des maires et des
adjomnts, parla lor da 36 octobre 1847, et aux attributions de ces
fonctionnaires par la loi du 5 février 1849.
Lâesprit de ka dĂ©mocratie francaise inspire Ă©videmment ces deux
lois beaucoup plus que celui âde la nationalitĂ© suisse. Sont Ă©lecteurs
communaux tous les citoyens genevois, méme les faillis et les assis-
tés, qui jouissent de leurs droits politiques, s'ils sont nés et domici-
liĂ©s dans la commune, sâils y sont propriĂ©taires ou domiciliĂ©s depuis
plus dâun an. (Constit., art. 405.â Loi du 18 octobre 1847, art. 1.)
Tout Ă©lecteur est Gligible (art. 4); les membres des conseils munici-
paux, les maires et les adjofrts sont choisis par les Ă©lecteurs de la
commune. (Constit., art. 104 et 107. â Loi, art. 9 et 10.) EgalitĂ©
absolue, liberté ilimitée, voila tout le symbole politique et adminis-
tratif de la GenĂ©ve moderne, telle que |âont fait les admiratears de
la RĂ©volution francaise.
FP. BĂ©cnanp.
(La fu au prochain numéro).
REVUE POLITIQUE.
Paris, le 24 novembre 1851.
Nous nâavons pas besoin de dĂ©velopper longuement notre opinion
sur les graves événemenis qui se soni accomplis depuis quinze jours
Gans le sein de jâAssembiĂ©e idgislative ; pour savoir ce que ous de-
yons en penser, il suff quâon relise notre derniĂ©re Revue politique =
le seul point par Jequel on la trouvera en dĂ©faut, Âąâest lâexpĂ©rance
optimiste @ laquelle il nous est impossible de nous soustraive. Avaat
dâen avoir Ja preuve en maia, nous ne nous rĂ©solvons jamais a faing
assez grande dans les résolutions humaiaes ja part de la lacheté et
de la sottise. Mais Jes illusions de ce geure ne durent pas longtemps :
les hommes se chargent presque toujeurs de nous faire souveniy de
ce guâils sont et de ce qu'ils valent.
On ae trouvera donc pas, dans ce nouveau bulletin de la situation,
plus de confiance ef de sĂ©rĂ©nitĂ© que nâen montrent les autres orga-
aes de lâopinion publique ; mais de ce qu'il est sorti de ]âAssembiĂ©e
deux actes pleias de péril et de honte, i] ne dait pas s'easuivre
que nous ayions a jeter de la bove sur jes h mmes qui voulaient fer-
mement les conjurer. La partie saine du parlement, pour s'Ă©ire vue
rĂ©dwite dâahord a I'Ă©iet de majoritĂ© ispercaptible, puis de minorilĂ©
battue sur des questions vitales, aâen a pas moins droid a Dotne recoa-
Daissance, el ce n'est pas le cas de condamner sans restriction toutes.
les intentions, toutesies tentalives qui se produisent maintesaat dans
notre malheureux pays.
Je suis confoadu, je l'avoue, de lâobstination que metient des gens
dâexprit et de coeur a brouiller, sous prĂ©sente dâapaisement et de
conoorde, des questions d'une Ă©videpce qui 2>us semble absoiue.
Qui acense-t-on dâavoir romps |âaceord de la majorisĂ©, et de iâavomr
divizĂ©e en deux moitiĂ©s difficilement rĂ©conciliables? Si lâon veal, je
* ferai âhistaire dece reproche dâexcitatioe 4 la guerse civile. Le pre-
248 REVUE POLITIQUE.
mier inventeur en a été, si nous avons bonne mémoire, un M. Croce-
Spinelli, qui baragouinait dans les clubs, en un accent trés-peu
national, des discours démagogiques. Ce bijoutier et ses amis qui
nous offraient alurs la candidature des promoteurs de lâinsurrection
de juin, comme un gage de concorde, reprochaient, avec une sen-
sibilité aussi touchante que sincére, aux électeurs qui ne voulaient
pas que Paris donnat des gages dâadhĂ©sion & la Montagne, dâĂ©tre les
premiers a relever les barricades et a ranimer des souvenirs irritants.
Plus tard, cette maniĂ©re dâargumentation fut aduptĂ©e par Iâhono-
rable M. Dufaure, dans son fameux discours contre la révision de la
Constitution. Ace moment, lâimmense majoritĂ© de |lâAssembiĂ©e, sans
se laisser troubler par les inquiĂ©tudes dâhommes considĂ©rables aux-
quels le prĂ©sident de la RĂ©publique nâinspirait pas de confiance, pro-
voquait une manifestation qui muntrat le voeu de la France contre des
institutions dans IâĂ©tablissement desquels la violence a jouĂ© un rĂ©le
considérable. Vouloir sorur, dans cette circonstance, du cercle que
Jes Popilius rĂ©publicains tragaient & !a majoritĂ© de |âAssemblĂ©e, câĂ©-
tait, disait M. Dufaure, provoquer & la guerre civile, et l'on devait
éprouver une salutaire défiance des citoyens capabies de faire un
appel de cette nature a la discurde publique.
Aujourdâhui le PrĂ©sident de la RĂ©publique, pour lequel la majoritĂ©
de lâAssembiĂ©e nâavait cessĂ© de montrer les plus grands mĂ©nage-
ments, se dĂ©cide 4 rompre, dans IâintĂ©rĂ©t dâun dogme de famille, les
liens dâune action commune qui lâunissaient au parlement: il offre &
la partie la plus redoulĂ©e de |lâAssemblĂ©e, une alliance destinĂ©e a
mettre les hommes dâordre en Ă©chec sur toute Ja surface de la
France; il porte une atteinte audacieuse a Ja force morale de la loi la -
plus importante, au point de vue de notre prochain avenir : et quand
il sâagit de faire sentir au pouvoir exĂ©cutif la faute qu'il vient de
commettre, la moitié des principaux auteurs de la loi du 31 mai
hĂ©sitent sur ce quâils ont 4 faire. On ose leur prĂ©senter la rĂ©solution
quâils vont avoir a prendre comme une question de politesse; de
peur de manquer dâĂ©gards personnels envers le prince Louis-Napo-
jéon, plus de cent membres de la réunion des Pyramides se retirent
a la Montagne, et le projet de loi présenté & la suite du Message,
pour dĂ©sorganiser le systĂ©me des Ă©lections politiques, nâest rejetĂ©
quâa six voix de majoritĂ©.
Dans cette occurrence, et avec la prévision trés-légitime et trés-
ânaturelle dâun conflit avec le pouvoir exĂ©cutif, les questeurs de |âAS-
âsemblĂ©e fui proposent de consacrer par up nouveau dĂ©cret le droit
âde dĂ©fense personnelle attribuĂ© au parlement par la Constitution; â
REVUE POLITIQUE. 249
et aprĂ©s une discussion ow la brutalitĂ© du sabre nâa dissimulĂ© aucune
de ses espérances, une majorité de 408 voix prononce le suicide de
]âAssemblĂ©e. Une passion subite sâĂ©tait emparĂ©e de la Montagne : il
lui semblait déja que la cause de la royauté allait prendre une furce
irrésistible dans l'accord de la majorité contre les tendances impé-.
rialistes, et alors on a vu les chefs de bande, laissant de cété
ceux des hommes de la RĂ©volution quâentoure une certaine consi-
dération morale, entrainer leur troupe au scrutin qui devait lais-.
ser le sort de lâ'AssemblĂ©e aux mains du nouveau ministre de la
guerre. I] sâest passĂ© dans ce moment des choses inconcevables : des
hommes, qui ne sont crédules aux mensonges fabriqués.dans cer-
taines officines que parce qu'ils éprouvent eux-mémex, conime la
Montagne, la mauvaise crainte de la royautĂ© lĂ©gitime, sâĂ©taient
laissé dire que les questeurs avaient envie de jouer a ja guerre
civile. Tout 4 coup les parvles du général Saint-Arnaud qui annonce
avoir fait arracher dans les casernes le décret sur lequel reposait le
droit de rĂ©quisition de lâAssemblĂ©e, dessillent leurs yeux ; ils se ha-
tent de faire dire 4 leurs amis qu'il faut voter pour fa proposition des
questeurs.
Mais il nâĂ©tait plus temps, les chants avaient cessĂ© !
Câestâa-dire que les bulletins Ă©taient tombĂ©s dans la machine a .vo-.
ter ; et de â4 les repentirs inutiles, comme il arrive toujours quand
on a commis de grandes fautes.
Eh bien! il y a une polĂ©mique dans dâexcellents journaux pour
condamner les 300 et pour remercier les 408, y compris les Mon-
tagnards, dâavoir ajournĂ© la guerre civile. ,
Depuis le 24 février 1848, aprés que des circonstances plus fortes
que nous avaient fait de |âauteur de ces Revues un Ă©crivain politi-
que, en dĂ©pit des habitudes dâune existence entitrement sĂ©parĂ©e de.
la politique, nâayant pas un seul instant quittĂ© la brĂ©che, nous avons
appliqué constamment a Ja discussion les principes gravés au fond
_ de notre cceur : ne jamais désespérer de la France; travailler dans.
la mesure de nos forces et dans la limite de notre action au ré-
tablissement de la société ; continuer, malgré les déceptions du mo-
ment, a distinguer |âabus de Ilâusage : venir en aide au prĂ©sent en re-.
novant la chaine du passé; condamner absolument toute espéce de.
conspiration ; sâefforcer dâobtenir de âla loi les meilleurvs conditions.
possibles, et user rĂ©solument de la loi, dans !âintĂ©rĂ©t.du bien, comme.
si elle Ă©tait bonne elle-mĂ©me. Câest aigsi que nous avons contribuĂ©
256 REVUE. POLITIQUE. :
loyatement & lâessai de la RĂ©publique, sass y aveir confiance ; que
- nous avons demandé le salut aa suffrage universel. tout en restant
convaincu que le mécanisme da suffrage organisé par la minorité
dans lâintĂ©rĂ©t de sa domimation, est }âobstacle le plus fort peut-
étre: 4 la menifestation du sentiment généra) sar les affaires publi-
ques; câest ainsĂ© que nows avons acceptĂ© la voix du peuple, quoique
ignorante et Ă©garĂ©e, dans |âĂ©lechen du PrĂ©sident de la RĂ©publi-
que, et que noes avons fait taire, dans un intérét de concorde, toutes
les vraisemblances qui sâĂ©levaient dans notre raison contre la durĂ©e
des avantages dâun pouvoir qui a plus de racines dans bes mimo-
drames que dans Vhistoire; câest ainsi que ce pouvoir toucbant 2 sa
âfin, en vertu d'une Constitution quâil a jorĂ©e, nous aâavens opposĂ©
aucuB puritanisme 4 we manifestation légale, qui nous aurait délivré
des entraves actuelles, si elle avait pu réussir, mais qui, selon toutes
les chances, sembliait devoir prefiter bien plus au proviseire quâae
définitif.
Aujourdâhai qu'il s'agit de nous faire rĂ©trograder et que la dĂ©ma-
gogie nous ayant ajourné a 4852, une pemscée ambiliesse, placée au
sommet de la société, propose, pour échapper a la déchéance gale,
une alliance aux éléments de désorganisation, quel était le devoir
des hommes dont tout lâeffort, depuis bientĂ©t quatre ans, a Ă©tĂ© dâaf-
franchir leur pays de la tutelle des factions anarchiques? Si vis pa-
cem, pera bellum. Et la guerre auraét été certainement évitée, s'il
s'Ă©la trouvĂ© sur les bancs delâ AssemblĂ©e assez dâ hommes qui Ccom-
prissent la gravité de leur mandat.
il faut plaindre une époque comme la nétre, a qui Dieu a eavoyé
la RĂ©volution, tandis que les cceurs ont moins que jamais ce qu'il
faut pour se maintenir au milieu dâĂ©preuves de cette nature. La
rĂ©union des Pyramides est composĂ©e en majoritĂ© dâ hommes qui nâont
pu sapporter deux ans de suite la pensée de ne pas étze ministériels ;
aprés avoir pavé de leurs obséqniosités les vestibules de la royauté
lective, ils se soni pris dâadoration pour le nouveau pouvoir, quel-
que prĂ©caise quâl fat, et quelque nuage qui sâĂ©levat sur ses inten-
tions ultérieures ; que dis-je? ils ont vu aussi clair que nous au fond
de ces fausses tĂ©nĂ©bres, et dans âleur pensĂ©Âą intime, afin dâajouter
aux chances du pouvoir, ils ont fait défection 4 la loi. lis se sont
flattĂ©s quâune politique dâexpĂ©dients, pratiquĂ©e au jour le jour, con-
duirait insensiblement a un Ă©tat dâatonie od la RĂ©volution se trouve-
rait prise comme dans la glace; et dés lors, la pensée qni avait pa
descendre 4.ces capitulations, sâest sentie animĂ©e d'un sentiment dâa-
version. contre ceux qui, porlant plus légérement jes maux du pré-
REVUE POLITIQUE. 258
sent, (quâadoucit dâailleurs une certaine mansuĂ©tude Ă©nervĂ©e des
mceurs publiques), nâen sont pas moins convaincus que c'est forfaire a
la destinĂ©e du pays, que de lecondamner a un rĂ©gime dâĂ©ternelle con-
valescence, et que pas un jour, pas une heure, pas une parole ne doit
étre perdue pour améliorer progressivement la situation, éclairer les
esprits, montrer Je terme vers lequel il faut marcher ; et cela en pre-
nant la France telle qu'elle est, câest-a-dire comme un pays oui (passez-
moi la vulgarité du proverbe), les souris ne dansent sur la table que
guand les chats sont dehors; un pays auquel il faut lâautoritĂ©, l'admi-
nistration, Ja loi, lâhonneur, le tambour et, un peu la gloriole : race
ov les contrastes sont perpétuels, et ou les antinomies sont, pour ainsi
dire, normales; race avec laquelle rien nâest plus dangereux que de
dire dâavance : «cela serait beau et bon; mais cela est impossible, ou
du moinsbien difficile : nous risqueronsle moins que nous pourrons. »
Avec les révolutions, on fait de ce peuple une tourbe indisciplinée
et {éroce ; avec les altermoiements et les lachetés, on transforme une
nation vaillante et toujours généreuse en eunuques de bas-empire :
et nous en sommes 4 la politique des eunuques. Descendez au fond
de chaque scrutin, et vous y trouverez que les peurs hétes, les ba-
dauderies volontaires, les calculs de lâĂ©goisme et de la mollesse four-
nissent 4 lâanalyse les cing huititmes de Ja composition totale, Et
voila pourquoi, malgré des échecs sensibles, nous ne tournons pas le
dos a la politique plus male, qui compte encore sur lâavenir. Quâon
le remarque, nous ne nous sentons pas effrayés outre mesure :
on a pu voir dans notre derniÂąre Renue, si nous pressentiuns les
affinités, qui, malgré les protestations du National, assez beau a
voir dans son rugissement, poussent la âtourbe des Montagnards
dans les antichambres de |âElysĂ©e. Entre le systeme de Ianar-
chie et celui de |âĂ©tat de siĂ©ge, si le Parlement achĂ©ve de pĂ©rir,
la masse de lâopinion doit se prononcer pour le rĂ©gime de |âĂ©tat
de siége, sous lequel chacun, en général, conservera sa vigne et sa
maison : Octave peut donc se trouver aprés César, et quand la téle
de Cicéron aura été clouée & la tribune aux harangues (en effigie, sans
doute, car nous sommes devenus plus symbolistes), les poéies chan-
teront le nouvel Auguste : Dieu fasse quâils le chanteot aussi bien
guâHorace et que Virgile. Voila, selon nous, Je cĂ©tĂ© vers lequel
tourne en ce moment la chance : en voulez-vous? moi, je nâen veux
pas, et la seule diffĂ©rence quâil y ait entre vous et moi, câest que vous
cesserez dâen vouloir, dĂ©s Je Jendemain du jour ou vous aurez contri-
buĂ© 2 faire rĂ©ussir lâentreprise.
Ne dites pas de mai du gouvernement parlementaire, car vous le
252 REVUE POLITIQUE.
regretterez profondément, quand vous vous serez donné le plaisir de
voir une fois de plus ce que devient Ja France, lorsque la lassitude
de l'unarchie y a rétabli le régime du bon plaisir.
Pour le moment, je termine cette appréciation qui ne saurait
guére étre plus étendue entre la faute de hier et le péril de demain.
On peut remarquer en dernier lieu que tous les partis sont faibles.
LâElysĂ©e verse & la Montagne, la Montagne verse a 1âElysĂ©e; les
temporiseurs dela rue des Pyramides restent comme étouffés entre les
forces contraires ; les légitimistes ont encore du chemin a faire avant
de représenter la majorité numérique; il y a dans le pays plus de
répugnances que de passions : aussi les joiteurs se précipitent-ils
souvent lâun sur l'autre sans se toucher, et la plupart de ceux qu'un
coup de lance a portés & terre se relévent sans contusions. Si dans
une disposition gĂ©nĂ©rale aussi peu active, ceux qui sâarrĂ©tent avant
dâavoir marchĂ© , avaient eu le courage de manifester publiquement
et de soutenir en toute occasion la conviction qui pése sur leur
raison et qui presse leur conscience, nous saurions déja de quel
cété est la vraie force ; mais il est des temps ot le mot se refuse
obstinément a venir sur les lévres, quand déja la chose est écrite
au fond des 4mes.
Je t&tais derniérement le pouls 4 un membre de la réunion des
Pyramides, et jâessayais de voir ou finirait son indignation contre le
Message et quel degré de persévérance il porterait dans la lutte :
« Ah! me dit-il avec un soupir, aprés cela ob en arriverons-nous?»
Je ne lui répondis rien, car il savait ma réponse aussi bien que moi,
et, qui plus est, ma rĂ©ponse Ă©tait aussi la sieane. â Mon homme 4
plongé comme un canard.
M. l'abbé Gaume, auteur du Ver rongeur, a fait parattre dans
lâUnivers une lettre dans laquelle il mâassocie & sa rĂ©ponse a
M. l'abbé Landriot. Celui-ci, de son cété, me transmet une réplique
destinĂ©e & ?â'Univers et quâil me prie de faire paraitre dans /e CorrĂ©s-
pondant, Si je dĂ©fĂ©rais au voeu de M. lâabbĂ© Landriot, je serais obligĂ©
de transcrire aussi fa lettre de M. lâabbĂ© Gaume; je devrais joindre
enfin mes observations personnelles a celles que présentent ce
honorables ecclésiastiques. Mais tout cela est trop considérable
pour la dimension actuelle du Correspondant, et comme Ia a5
cussion va bientĂ©t sây reproduire sous une forme nouvelle, Je sham
pouvoir Ă©viter ce cliquetis de contradictions ou les sujets "
REVUE POLITIQUE. 253
examine courent risque de perdre de leur gravité. Celui des deux
adversaires pour lâavis duquel nous nous sentons portĂ©, ne perdra
rien, jespére, & cette abstention, car je ne doute pas que le véné-
rable religieux qui doit bientét parler dans ce recueil ne rende une
pleine justice au mérite de son ouvrage.
Avant de disparaitre moi-mĂ©me dâune polĂ©mique ov des devoirs
impĂ©rieux mâempĂ©chent de mâengager plus avant, je demanderai 4
nos lecteurs la permission de présenter quelques courtes réflexions.
Les travaux du tters-part: qui vient dâentrer en lice, sous la direc-
tion dâun homme avec lequel nous sommes habituĂ©s 4 nous trouver
plus parfaitement dâaccord, de M. lâabbĂ© dâAlzon, dĂ©montrent la faus-
seté fondamentale de la position que prennent les adversaires du sys-
téme des études classiques ; il semble aux honorables rédacteurs de
la nouvelle Revue de (Enseignement chrĂ©tienâ qu'on ne saurait com-
prendre |âĂ©tude des auteurs pafens autrement que !âUniversitĂ©, et parce
que cette corporation nâa pas su faire un bon usage des monuments de
l'antiquité, les institateurs dont je parle sont tous préts a restreindre
démesurément la place assignée aux modéles du goft dans le pro-
gramme des classes, et y introduire dâembiĂ©e des textes beaucoup
moins purs quâils ne le croient eux-mĂ©mes. NĂ©anmoins, ils ne con-
descendent pas & donner pour base 4 la démonstration de la langue
latine les hébraismes de la Vulgate, le langage de transition de saint
Grégoire-le-Grand, et méme le style de saint Bernard, si moderne,
quâon soupgonne avec raison quâun grand nombre de ses discours ont
Ă©tĂ© prononcĂ©s en langue dâoll, et traduits immĂ©diatement en latin par
ses disciples. â
Ici se manifeste une des conséquences capitales de la derniére
Joi de lâenseignement , consĂ©quence que nous avons prĂ©vue sans
pouvoir empécher que le mal ne fit ou accru ou introduit par
une autorité aussi imposante. En laissant les établissements libres
d'instruction secondaire face & face avec Jes collĂ©ges de |âEtat,
on a mis les premiers dans Ja nĂ©cessitĂ©, ou dâaccepter la routine
universitaire, ou de substituer au programme usilé en France, des
tentatives hasardeuses. Malheureusement, les moyens quâon doit
appliquer 4 la direction des premiéres études, ne se déduisent pas
de ces études elles-mémes ; il faut élever la question beaucoup plus
haut : câest dans les rĂ©gions de |âenseignement supĂ©rieur qu'elle
doit se dĂ©battre et se rĂ©soudre, pour de J& redescendre & Iâapplica-
tion pratique des colléges. Or, cette aréne manque absolument aux
' Paris, chez Giraud, rue Vivienne.
25h REVUE POLITIQUE. =
catholiques : lâeaseignement supĂ©meur est purement nominal en
Fromee , et les articles de la dermitre loi, ea réservamt tout ce qui
conoerne cet enseignament, aat para interdire anx catholques de
tenter en ce geare des fondations indépendantes.
Peut-Ă©tre quelques-unes des persommes qui sâsntĂ©ressent au grave
problame quâa soulevĂ© M. dâabbĂ© Gaume, se souwiendrost-elies que
j'avais teaiĂ©, dans ce recued mĂ©me, de nĂ©tablir âHimecignement des
langues anciennes, sur une base qui aurail satisfeat les screpules de
la conscience catholique, tout en maintenant a ia science et au godt
VâenuontĂ© que quelques persanzes voedraient aujourdâbui leur faire
pordne. J'ai deac voula traiter la question; mais je sens bien que
Yhomme ie mienx préparé ne peut sunmonter, & dai tout seul, tant
de dificullĂ©s et dâincertitudes. Ce sera matstre & confĂ©rences.
Eatne hommes qui metiraieat decété toute préecoupation d'amour-
propre, ef qui sa remcostreraiont anisaĂ©s dâon mĂ©me dĂ©sir de for-
amer wae @Ă©oĂ©raiion wraiment et grandement chnĂ©tsenne, âom ferait ,
j'ea snis convainal, en peu de tenaps, beaucoup de chemin. Jâarri-
verais, posr mon compte, anmé de toutes psdoes ; je pourrais dire
beaucoup de choses gue je nâai pas le temps dâĂ©crire, rĂ©pondre aux
abjections.A mesure quâelies se preduiraient, moutrer bes difficakĂ©s,
caimer les craintes, et contribuer ainsi 4 ce qu'on arrive au terrain
commen; mais ce terrain ne sera trouvé que quand on connaitra
jomte lâĂ©tendue de iâespace a parcourir et tontes les difficultĂ©s dont
i, eat semé.
Ch. LEMORMANT.
BULLETEY BIBLIOGRAPHIQUE.
Etudes sur la collection des Actes des saints, par les RR. PP. JĂ©suites
BollarsdĂ©stes., prĂ©cĂ©dĂ©es d'une dissertation sur les aucienues. collecâ
tions bagingraphiques, et suivies d'un recueib de pitces inédites;
perle R. P. Dom Prrra, moine bénédictin de la congrégation de
France Âą.
Ce svat une excellente maniére de lever le nouvean livre du B. P.
Dem Pitsa, que de donaer simplentens la table des matiéres qui y sont
lrastĂ©es. Ow ne peut guĂ©re vesserrer dars de plas Ă©treites limites âle
rĂ©seltat de recherches plus Ă©tendues. Dâaillewrs, le suget Ă©tait neuf peur
wotre Ă©poque, et @ a mis lauteur sur la trace de ducements rares et en
gtande partie ignorĂ©s des lecteurs mĂ©mes qui ong la prĂ©temtion dâĂ©tre
metreits. Enfin les livees et les manuscrits, les diverses langues visantes
on mortes, ka plupast des riches bibliethéques de | Burepe ent feurni
paarles Eindes des matériaux d'une valear considérable.
Mais il y a deux choses quâan exzpoxĂ© sommaise des questions abor~
dées dans cet omvrage ne saurait faire sompconner et qu'il est cependant
juste de dire : c'est la sebriété, la mesuse avec laqueile le R. P. Pitra
dispense les trésors de ser érudition , et le charme. et Pé¹lat de atyle
qui lei servent & corriger da matureile arklsté de son sujet.
. Les Etudes sâouvrent pas ene: dissertation prĂ©tisinaire. ayant pour
but de faire connaitre les collections hayiographiques qui ont précédé
@ jesquââ an certaim point prĂ©parĂ© le monument Ă©levĂ© par les Bollan-
distes. Kâavteur signate d'abord la sollicitude que |â Bglse a dĂ©plevĂ©e,
ds |âorigine, pour recueillir les actes des martyrs et conserver fidele-
ment, enmine wn heancar et uae lecon, la mémoire des sasats. Ces
actes étaient rédigés par les témoins ocalaives des fats on sur leur dépo-
sition, contrélés par l'assembiée du peaple chrétien, confiés a la garde
des Egiives. Cela se pratiquait dans kes Gaoles, comme a Rome, ea Alri-
que, dans IâEgypte et !'Oriemt. Hl cat inutile d'ajouter que be savant bĂ©-
hédictin admin stre largement les preuves de ses assertions. .
Pus vienment les collections hagiographiques des Bglises orientales,
cest-aâdire des Egiises armĂ©nienne, chaldĂ©o-syriaque, Âąthiopierne et
copte. Leus histoire est rapidement dĂ©crite et amenĂ©e j usqmâa nos jours.
De mĂ©me Iâhagiographie grecue est prĂ©sentĂ©e sous les phases diverses
qu'elle a parcousues; Ics actes des proconsuls, le travail des notaires,
la lecture publique de ces actes et les homélies et panégyriques dont ils
étaient le texte et le résumé, les recueils connus sous Je nom de Vies
des Pére s, les écrits des compilateurs et métaphrastes.
En ce qui regarde lhagiographie de }âOccident, lâauteur rappelle les
{ In-6*. Paris, Jacques Lecoffre.
256 BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE.
régles de sage critique qui ont dirigé |'Eglise romaine dans le choix des
Ă©gendes ou histoires dont on faisait lec ure publique devant lâassennblĂ©e
des fidĂ©les. Ainsi, dâaprĂ©s Jes documents quâil invoque, on admettait
seulement pour cette lecture les actes d'une origine authentiquement
connue, câest-a-dire qui Ă©taient, ou dĂ©tachĂ©s des registres des nolaires,
ou rédigés sur des témoignages incontestables; d'ailleurs, il ne devait
sây trouver rien de contrai.e, soit a la foi, soit aux meeurs, rien qui pot
éire occasion de scandale. Ces régles furent également suivies par les
Ă©glises des Gaules, dâAfrique, d'Espagne et dâ Angleterre.
Aprés ceite dissertation capitale et émineinment propre & guider ceux
qui sâoccupent dâhagiographie et d'histoire ecclĂ©siastique, le R. P. Pitra
retrace Iâceuvre des Bollandistes avec les vicissitudes qu'elle a subies ;
car cette ceuvre est véritablement une Iliade commencée par trois ou
quatre Homére et continuée par des rapsodes illustres, qui so. t loin
d'avoir achevé leur merveilleux travail. 11 faut suivre notre auteur ra-
contant la création des Acta sunctorum et les voyages littéraires des
savants religicux én Allemague, en France et en Italie; déroulant soas
les yeux du lecteur le plan et les richesses de la publication bo.lan-
diste, puis les controverses, les débats, les tribulations de toutes sortes
gui vinrent la menacer et lâeniraver. La persĂ©cution qui toniba sur lor-
dres des Jésuites dans la derniére moitié du XVII siécle, et bientdt le
contre-coup de Ja révolution francaise, qui suspendit ou méme anéantit
tant d'oeuvres commencées, arrétérent pour cinquante ans les effurts de
nos hagiograplies. Enfin ils ont repris leur marche interrompne et fait
paraitre, récemment, le cuiquante-quatriéme volume de la vaste collec-
tion, qui va maintenant ju quâau dix-sepliĂ©me jour d octobre. Le R. P.
Pitra exainine ce dernier voiume avec une critique écliirée, et il réfute
les objections dirigées de différents points contre le plan et les dimen-
sions de lâceuvre. Ii observe qu'on ne peut rĂ©duire le nombre des saints
gans encourir de graves reproches. ni tronquer les actes sincéres sans
trahir la cause de ja vérité et du droit, ni supprimer les actes douteux,
si ce n'est au détriment de la critique, de l'histoire et des lettres, ni
mutiler les commentaires, & moins de renverser (cuvre bollandiste
-et de fuir la bataiile offerte, de nus jours. au catholicisme par une Ă©cole
ui dĂ©nature ou nie | histoire en prĂ©tendant lâexpliquer. Toutes ces
choses, ja narration, les remarques, la controverse prennent de la vie
et de la couleur sous Ja plume de Dom Pitra, et l'on trouve en lui non-
seulement un Ă©rudit quia beaucoup appris avec les morts, mais de plus
un Ă©crivain qui sail converser avec les vivants.
Aux Etudes sunt jointes vingt trvis lettres inédites. Presque toutes
sont des Bollundistes; les autres sont de Le.bniiz, de Muratori, des
PP. Sirmond, Kircher, Hardouin. âToutes sont relatives a l'ceuvre des
Acta sanctorum, et compilétent le travail dont nous venons de présenter
Vâanalyse.
G. DARBOY.
Lâun des GĂ©rants, Cuagtes DOUNIOL.
_ a
Paris. â ÂŁ. Da Sore, imprimeur, 36, ree de Selac.
Tome XXIX. â 5° Livraison. JEUDI, 41 DEC. 1831.
DES #TUDES CLASSTOUES
DANS LA SOCIETE CHRETIENNE.
(1° ARTICLE. )
~
I
SAINT GREGOIRE DE NAZIANZE ET SAINT BASILE LE GRAND.
Les entreprises généreuses ne restent pas longtemps en germe
sur le sol francais. La restauration de lâenseignement catholique
commencee dâhier a rapidement progressĂ©; elle sâavance entourĂ©e
des sympathies, aidĂ©e du concours dâune multitude dâhommes de
bien. Si de déplorables commotions ne viennent pas brusquement
interrompre ces travaux, sans doute nous préparerons a l'avenir
des générations meilleures et plus croyantes que la nétre.
Une ceuvre de restauration ne peut pas toujours se soustraire &
la nĂ©cessitĂ© des tatonnements. Quand il sâagit de rĂ©parer nos vieilles
basiliques, ravagées par le temps et par le marteau révolutionnaire,.
ou bien défigurées par un replatrage maladroit, nous voyons un ar--
chitecte intelligent interroger chaque troncon, chaque moulure mu-
tilée et chercher partout des indices qui puissent l'aider 4 reproduire
dans leur entier les formes primitives. Si }âon venait par hasard &
dĂ©couvrir les anciens plans suivis dans la construction de !âĂ©difice,
on ne manquerait pas de sây conformer, et lâon sâĂ©pargnerait ainsi
bien des recherches, bien des peines, peut-étre aussi bien des mé-
prises.
T. xxix. 11 péc. 18541. 5° hiva. 9
=
958 DES ETUDES CLASSIQUES
Hi nous semble que pour reconstituer lâenseignement sur ses vĂ©ri-
tables bases et pour déterminer les grandes lignes de cet édifice,
nous nâavyons pas besoin de recourir 4 des indices douteux. Les
plans et les dessins sont entre nos mains, et de plus, une tradition
constante, conservĂ©e jusquâa nous de maitre en maitre, est la pour
nous guider et nous prĂ©server de tous Ă©carts. Nous nâadmettons pas
que, dans des choses qui tiennent de si prés a la foi et aux mceurs,
cette tradition ait pu sâaltĂ©rer au point de nous livrer a Iâarbitraire
des conjonctures. Nous nâadmettons pas quâun systĂ©me pernicieux
ait prĂ©valu pendant trois siĂ©cles, sous lâinfluence du clergĂ© et des
ordres religieux, au Su et au vu des premiers pasteurs, et que le
silence de ceux-ci nous autorise 4 prendre lâiniliative dâune rĂ©-
forme.
On comprend que nous avons en vue ceux qui voudraient re-
pousser de lâenscignement |âĂ©tude de lâantiquitĂ© grecque et romaine,
pour y substituer ce quâils appellent des classiques chretiens. Un
pareil projct peut sourire dâabord a des ames religieuses ; mais sup-
porte-t-il un examen sérieux? A part toute prédilection de rhéteur
et dâhumaniste, devons-nous dĂ©sirer, dans lâintĂ©rĂ©t de la grande et
Sainte cause pour laquelle nous combattons, que ce programme soit
adopté dans nos petits séminaires, dans nos colléges libres, partout
ou se forme Ja jeunesse appelĂ©e 4 militer sous |âĂ©lendard de la foi?
Est-il vrai que notre société ne soit si étrangement malade que
parce que son Ă©ducation a Ă©tĂ© faussĂ©e par la lecture dâHomĂ©re ou de
CicĂ©ron? Nous le dirons, parce que notre pensĂ©e nâa rien dâinju-
rieux pour les hommes honorables dont les sentiments ne sont pas
enticrement conformes aux ndtres, il nous semble reconnaitre 1a
quelque chose de Ja sollicitude dâune mĂ©re, qui, voyant sou@rir son
enfant, recherche avec trouble la cause de son mal, ei sâen prend,
dans sa tendresse alarmée, aux mets les plus inoffensifs.
Les plans et les dessins de JâĂ©ducation chrĂ©tienne sont encore,
avons-nous dit, entre nos mains. I] est utile, avant toule discussion,
dâen remettre quelques-urs sous les yeux de nos lecteurs. Nous
allons commencer par le IV° sidcle. )
Tout le monde sâexplique sans doute pourquoi nous ae remontons
pas au dela. Entre les catacombes, ot se_recrutaient les premiers
chrĂ©tiens, et les arĂ©nes, oi ils Ă©taient livrĂ©s aux bĂ©tes, il nây avait
guere place pour les écoles. Si les enfants des fidéles fréquentaient
DANS LA SOCIETE CHRETIENNE. 259
les lecons dâun grammairien ou dâun rhĂ©tear pafen, il y avait 14 pour
eux un tel danger que la nécessité seule les excusait au jugement
de Tertallienâ. Dâailleurs, nous ne pourrions presque rien conclure
des habitudes littéraires que nous aurions constatées chez Jes chré-
tiens de cette époque. Nés et élevés, pour la plupart, au sein da
paganisme, leur culture intellectaelle lui appartenait 4 certains
Ă©gards : apologistes de la foi contre les pafens, ils devaient Ă©tudier
dans les auteurs pafens Jes erreurs quâils avaient 4 combattre. Mais
vers le milieu du !V*siĂ©cle, il nâen est plus de mĂ©me. Alors nous
trouvons des familles chrĂ©tiennes qui nâont dâautres traditions que
celles de âEvangile. Dâun autre cĂ©tĂ©, les autels des faux dieux Ă©taient
tombĂ©s ; leur culte aboli dans presque tout Iâempire, tous Jes efforts
des doctears de |âEglise se tournent contre les hĂ©rĂ©tiques. Câest
Grégoire de Nysse qui nous donne cette appréciation du temps ot
il vivaitÂź. Le polythĂ©isme a donc fait son temps; sous Iâempereur
apostat, il ne recouvrera quâune vie factice et Ă©phĂ©mĂ©re; bientĂ©t
saint Augustin célébrera ses funérailles dans son immortel ouvrage
de la Cité de Dieu.
ArrĂ©tons-nous donc a cette Ă©poque, et voyons quelle sorte dâĂ©du-
cation recevaient, sous les empereurs chrétiens, les descendants
des martyrs et des confesseurs, comme saint Basile le Grand, les
enfants des familles en quelque sorte sacerdotales, comme saint Gré--
goire de Nazianze. Grégoire et Basile, ces noms sont devenus insé-
parables depuis que la plus pure des amitiĂ©s en a consacrĂ© |âunion.
Ils nâen rĂ©veillent quâavec plus de charme Jes idĂ©es de science et de
piĂ©tĂ©. Qui nâa oul parler avec bonheur de ces admirables Ă©tudiants
qui, dans la frivole Athénes, ne connaissaient que deux chemins,
celui de lâĂ©cole et celui de lâĂ©glise? Rien de comparable & |âaurĂ©ole
de sainteté qui brille sur leurs berceaux. Hs sont a !a lettre les en-
fants des saints, puisque le pĂ©re et la mĂ©rc de chacun dâeux sont
honorĂ©s comme tels dans |âEzlise. On compte, en outre, trois saints
et deux saintes parmi leurs fréres et leurs sceurs.
GrĂ©goire naquit & Nazianze, en Cappadoce, dâun pĂ©re du mĂ©me
nom que lui, qui mĂ©rita dâĂ©tre ¹élevĂ© sur le siĂ©ge Ă©piscopal de cette
ville, et de Nonne, une noble et vertueuse femme, dont la tendresse
éclairée eut la plus grande influence sur son ayenir. Dans le poéme
4 De Idolatr., c. 10. Ed. Paris, 1678, p. 01.
2 In Laud. Basil. M. Paris, 1638, t. IIT, p. 483.
260 DES ETUDES CLASSIQUES
quâil a Ă©crit sur sa vieâ, il se montre formĂ© dans son enfance par
cette pieuse mére qui lui apprend a goiter les livres qui parlent de
Dieu. Mais bientĂ©t dĂ©sireux de sâinstruire dans les lettres profanes,
quâil regarde comme les auxiliaires dela science sacrĂ©e, il quitte,
encore tmberbe, la terre natale et se dirige vers AthĂ©nes. II nâarriva
dans cette ville quâaprĂ©s avoir Ă©tĂ© assailli par une furieuse tempĂ©te,
% laquelle i] Ă©chappa miraculeusement. Lorsquâil revint dans sa
patrie, il touchait déja & sa trentiéme année. Nous savons, de plus,
quâavant de se rendre 4 AthĂ©nes, il avait frĂ©quentĂ© les Ă©coles de
CĂ©sarĂ©e de Cappadoce, de CĂ©sarĂ©e de Palestine et celles dâAlexandrie.
Basile était né a Césarée, capitale de la Cappadoce ; mais il passa
ses premiéres années dans le Pont, dont sa famille était originaire.
Au sortir des bras de sa nourrice, il fut confié aux soins de son
aieule, sainte Macrine, a laquelle il se reconnait redevable dâune
forte éducation religieuse. Puis il vint habiter Néocésarée avec son
pĂ©re et sa mĂ©re. Son pĂ©re, qui sâappelait aussi Basile, et qui sâĂ©tait
acquis comme rhéteur un certain renom, voulut étre son premier
instituteur. Bien jeune encore, on le renyoya 4 Césarée, dont il fré-
quenta les écoles, en méme temps que ce méme Grégoire , avec
lequel il devait contracter dans la suite une si étroite amitié. Mais
bientét leurs études les séparérent; car tandis que Grégoire par-
courait pour sâinstruire la Palestine et lâEgypte, Basile assistail a
Constantinople aux lecons de Libanius. Ce fut & AthĂ©nes quâils se
retrouvérent. Li%, pour nous servir du poétique langage de Gré-
_goire, ces deux ruisseaux sortis dâune mĂ©me source, aprĂ©s avoir
coulé quelque temps sur des plages différentes, réunis enfin par la
main de Dieu, se confondirent entiérement l'un dans l'autre.
On a pu remarquer dans la jeunesse de Basile et de Grégoire,
avant toute étude littéraire, cette époque ou ils recevaient les pre-
miers principes de la religion, et lisaient le livre qui parle de Dieu.
Ce livre, ce fut peut-Ă©tre pour vous une Histotre sainte ou la Bible
de Royaumont. Plus jeunes encore, nâavez-vous pas parcouru avec
une curiosité naive cette Bible en images, dont le texte se trouvait
* Opp., t. HI. Ed. Morel, Paris, 1630, p. 2 et seqq. Pour les lettres et les poésies
de saint Grégoire, nous citerons cette édition. Pour les discours, le premier yo-
lume des Bénédictins.
@ Orat. 43, page 781.
* Voir la vie de saint GrĂ©goire et celle de saint Basile, dans IâĂ©dition de leurs
ceuvres par les Bénédictins. Cf. Ceillier, Tillemont.
@
DANS LA SOCIETE CHRETIENNE. 261
sur les lévres de votre mére? Il est vrai, depuis que les philosophes
ont eu Ia fatale pensĂ©e de sâoccuper de Iâenfance, ces pieuses tradi-
tions domestiques vont sâaffaiblissant tous les jours. Et comme, dâau-
tre part, les parents sont souvent assez pressés de se décharger sur
Jes matitres du soin de leurs enfants, il en résulte pour ceux-ci des
devoirs plus étendus et une responsabilité nouvelle.
Aprés cette éducation toute religieuse, venaient les études littdé-
raires, celles quâaujourdâhui nous nommons classiques. LâespĂ©ce dâi-
tinéraire que nous avons tracé a pu donner une premiére idée de la
part qui leur Ă©tait faite. Ajoutons quâelles nâĂ©taient pas le lot privi-
légié de quelques jeunes gens, et que, pour nous borner & ces deux
familles, nous aurions pu produire des détails analogues, quoique
moins circonstanciés, sur saint Césaire, frére de Grégoire de Na-
zianze, aussi bien que sur Nancrace et saint Grégoire de Nysse, tous
deux frĂ©res de Basileâ. Cependant un troisiĂ©me frĂ©re de Basile, saint
Pierre de SĂ©baste, ne quitta pas comme les autres le foyer domesti-
que, pour aller au loin chercher la science. TouchĂ© sans doute dâun
de ces attraits de la grace, tel quâil sâen rencontre dans la vie des
saints, il préféra les lecons de sa sceur Macrine, qui le fit parvenir,
presque enfant, 4 un degré éminent de perfection. Saint Grégoire de
NysseŸ nous dit qu'il méprisa toujours les études profanes, et la
mention particuliére qu'il fait de cette circonstance de sa vie, nous
prouverait seule, 4 défaut du reste, que Pierre ne suivit pas en cela
Ja voie commune. Mais un auteur qui, voulant nous donner un spé-
cimen de IâĂ©ducation dâalors, laisserait de cĂ©tĂ© celle des deux GrĂ©-
goire, de Basile, de Césaire et de Nancrace, pour ne nous présenter
que celle de Pierre de SĂ©baste, prendrait assurĂ©ment |âexception
pour la régle.
Jusquâici, nous nâavyons encore envisagĂ© que par le dehors ces .
Ă©tudes auxquelles Ja jeunesse chrĂ©tienne sâappliquait avec tant dâar-
deur. Un événement tout a fait caractéristique va nous faire pénétrer_ .
plus avant, et nous dévoiler la nature de ces études, ainsi que le
genre dâimportance quâon y attachait ; mais il faut faire dâabord con-
naissance avec un personnage qui jouera dans cet événement le
principal réle.
Ce personnage est Julien, |âhĂ©ritierâprĂ©somptif de lâempereur
4 Cf. Ceillier, Tillemont. Sur Nancrace, vy. Grég. Nyss. de vfta 8. Macrina. Opp.
t. I, page 182. â 2 Ibid., page 186.
962 DES ETUDES CLASSIQUES
Constance, qui vint 4 AthĂ©nes sâasseoir sur les bancs, 4 cĂ©tĂ© de Ba-
sile et de GrĂ©goire, et se mĂ©ler a |âauditoire dâHimĂ©rius et de Pro-
hĂ©rĂ©se. GrĂ©goire nâaugura rien de bon de ce nouveau condisciple.
On sait quâil dĂ©mĂ©la dâun coup dâail tout ce que couvait cette
étrange nature, qui se trahissait par des gestes heurtés et les ex-
pressions de visage les plus incohĂ©rentes. Quel monstre lâempire
nourrit dans son seinâ! GrĂ©goire ne put retenir cette parole en
voyant Julien, et il s'est plaint depuis de nâavoir Ă©tĂ© que trop bon
prophéte.
Peu de temps aprĂ©s IâarrivĂ©e de Julien & AthĂ©nes3, une foule nom-
breuse accompagnait au rivage les deux illustres étudiants, Grégoire
et Basile, qui se disposaient a partir pour la Cappadoce. Maitres et
disciples, nouveaux venus et anciens amis, tous versaient des lar-
mes; tant dâĂ©loquence et tant de vertu excitaient des regrets uni-
versels. On emploie pour les retenir la force et la persuasion; on
promet 4 GrĂ©goire de le faire roi de lâĂ©loquence. Il cĂ©da, moitiĂ© &
leurs caresses, moitiĂ© a leur violence, et vit sâenfler, non sans tris-
tesse, la voile qui emportait son cher Basile. Cette scéne dut laisser
une impression dĂ©sagrĂ©able dans ]âAme envieuse de Julien. Sâ1l faut
en croire SozomĂ©ne *, la jalousie quâil avait congue contre les deux
Ă©loquents Cappadociens, fut pour beaucoup dans |âacte quâon va
lire, et quâil publia lorsque, devenu empereur, il eut jetĂ© le masque
de religion dont il sâĂ©tait longtemps couvert. Nous transcrivons cet
acte en entier 4; câest un chef-dâceuvre dâhypocrisie lĂ©gale quâil peut
encore Ă©tre utile dâĂ©tudier.
« Nous pensons que la vraie doctrine ne consiste pas dans |âharâ
" monie des paroles et du langage, mais bien dans les dispositions
saines ou elle affermit lâesprit et le jugement, et dans la juste apprĂ©-
. Cjation quâelle donne du bien et du mal, de IâhonnĂ©te et de son con-
traire. Celui donc qui pense une chose et en enseigne une autre,
manque @ Ia fois de science et de probité. Si ce désaccord entre sa
pensĂ©e et son langage ne concerne que des choses lĂ©gĂ©res, il sâĂ©carte
dâautant de Ila bonne voie; mais si cela a jieu en matiĂ©re grave, ne
se place-t-il pas au niveau des débitants, non pas des pius honnétes,
4 Saint Grég., Orat. 5, page 162. C.
2 Saint Grég., Orat. 43, p. 789, 790 et Carmen de vita sua, t. I, p. 5.
5 L. V, 6. 26: Ba. Vatets, page 623,
4 Juliani. Imp, Bp. 42, opp. t. Il, page 192. Bd. Petem.
DANS LA SOCIETE CHRETIEBNE. 263
mais de ceux de la pire espĂ©ce? Je parle de ces bommes qui: nâen-
seignent rien lant que ce quâils abhorrent Je plus, et qui sĂ©duisent
et amorcent par des discours flatteurs les disciples auxquels ils veu-
lent inspirer leur pervereité.
« Câest pourquoi il faut que les instituteurs, en quelque genre que
ce soit, alent de bonnes mceurs, et pe sojent pas imbus de doctrines
nouvelles et opposĂ©es a celles de lâEtat. (On voit que- nous nâavons
rien inventé.) Mais ces qualités sont surtout nécessaires dans ceux
qui expliquent a Ja jeunesse les écrits des anciens, spit comme rhé-
teurs, soit comme grammairiens, soit surtout comme sopbistes,
puisque les sophistes font rentrer dans leur enseignement non-seulee
ment les belles-lettres, mais encore la morale et méme la politique.
Sans examioer ici a guel point cette prétention est fondée, je loue
ceux qui aspirent a une si noble profession; mais je les Jouerais en-
core plus sâils ne trompaient pas, et ne se condamnaient pas eux-
mĂ©mes en enseignant autre chose que ce quâils pensent, Eh quoi
donc? (Voici de indignation) Homére, Hésiode, Démosthanes, Hé-
rodote, Thucydide, Isocrate et Lysias ne tenaient-ils pas des dieux
toule leur science? NâĂ©taient-ils pas consacrĂ©s les uns 4 Mercure, les
autres aux Muses? Câest chose inouie dâexpliquer les ouvrages de
ces grands hommes et de dĂ©shonorer en mĂ©me temps les dieux guâils
aut honorés !
« Toutefois, je ne veux pas contraindre ceux gui agissent de la
sorte a changer de sentiment. (Voyons comment Julien entendait la
libertĂ© de conscience et la libertĂ© dâenseignement.) Je leur laisse le
choix ou de ne pas enseigner ce gwâ ils regardent comme des fables, ou,
xils persistent a vouloir enseigner, de le faire d'abord par leurs exem-
ples et de persuader a leurs disciples quâHomĂ©re, HeĂ©siode et les au-
tres ne mĂ©ritent pas les reproches quâils ont coutume de leur adresser,
dimpietĂ©, de folie ou dâerreur touchant la diwinitĂ©e. Autrement en
vivant des ouvrages de ces illustres Ă©crivains, ils se montrent les
esclaves dâun vil intĂ©rĂ©t, et ]âon voit bien quâils font tout pour quel-
ques drachmes.
« Jusquâa ce jour, bien des considĂ©rations pouvaient leur fermer
lâaccĂ©s des temples. La terreur qui planait en tout lieu rendait excu-
sables ceux qui ne proclamaient pas la vérité sur les dieux. Mais,
depuis que ces mémes dieux nous ont rendu la liberté, il est étrange
que ces mĂ©mes hommes se permettent dâenseigner ce qâąwils regardent
26h DES ETUDES CLASSIQUES
comme pernicieux. (Vous le voyez, câest au nom de la libertĂ© que
Julien ferme les Ă©coles aux chrĂ©tiens.) Sâils reconnaissent la sagesse
de ceux dont ils sont les interprétes et dont, en quelque sorte, ils
expliquent les oracles, quâils commencent par imiter leur piĂ©tĂ© en-
vers les dieux. Mais sâils pensent que ces hommes illustres offensent
la majestĂ© des dieux, guâils aillent dans les Eglises des GalilĂ©ens expli-
quer Matthieu et Luc, qui ne vous permettent Pas, si vous leur
obĂ©issez, dâassister aux sacrifices.
« Je veux donc, pour parler comme vous (méfiez-vous des légis-
lateurs qui emploient volontiers les expressions bibliques), que votre
langue et vos oreilles soient rĂ©gĂ©nĂ©rĂ©es, et nâaient plus rien de com-
mun avec ce culte, auquel je resterai, jâespĂ©re, constamment atta-~
ché, moi et tous ceux qui me veulent et me font du bien.
« Cette loi concerne les maftres et instituteurs. (En fait, elle attei:
gnait indirectement les disciples, et les saints PĂ©res sâen plai-
gnentâ). Pour les jeunes gens qui voudraient frĂ©quenter les Ă©coles,
ils sont libres. (Excellente libertĂ© dâenseignement!) Car il serait dĂ©-
raisonnable dâĂ©carter du droit chemin des enfants qui ne savent en-
core de quel cété se tourner, et de les forcer 4 suivre les errements
de leurs pĂ©res. On dira peut-Ă©tre quâil convient dâen user avec eux
comme avec des insensés, et de les guérir contre leur gré. Mais nous
voulons Ă©tre indulgents a lâĂ©gard de ceux qui sont affectĂ©s de cette
maladie, persuadĂ©s quâil vaut mieux instruire que chatier des hommes
Sans raison. » .
Nâadmirez-vous pas cette Ă©quivoque ingĂ©nieuse que |lâempereur
apostat mĂ©ne de main de maitre, dâun bout 4 |âautre de son Ă©dit, a
travers les sinuositĂ©s dâune phrasĂ©ologie prĂ©tentieuse. Expliquer les
auteurs paiens et enseigner le paganisme, câest une mĂ©me chose :
comme cela est bien pensé! Avez-vous vu comme il distingue, en
vrai casuiste, la matiére Iégére et la matiére grave en genre de
tromperie? Et puis avec quel goit de fine ironie il renvoie les
chrĂ©tiens a Luc et 4 Matthieu, que lâon explique dans leurs Eglises ?
On comprend que cet homme a été chrétien dans sa jeunesse, qu'il
est montĂ© jadis 4 lâambon en habit de lĂ©vite, et qu'il a besoin de se
dédommager de toutes les contraintes que son ambition jointe & sa
lacheté lui a fait subir.
â Plusieurs critiques cependant pensent que ces plaintes ont pour objet une
autre loi de Julien dirigée contre les étudiants eux-mémes.
DANS LA SOCIETE CHRETIENNE. 265
Cet acte fut odieux aux chrĂ©tiens. LâĂ©loquence nâavait pas Ă©tĂ© nĂ©-
cessaire 4 la premiĂ©re diffusion de ]âEvangile, et lâon savait que des
pécheurs de Galilée avaient conquis le monde a Jésus-Christ avec leur
rade langage. Mais on savait aussi que dans les temps ordinaires les
moyens humains concourent 4 |âaccomplissement de lâceuvre de Dieu,
et qu'une religion frappĂ©e dâun pareil ostracisme ne tarderait pas &
tomber dans un facheux discrédit. Quand ils virent se fermer devant
eux les sources de |âantiquitĂ©, les chrĂ©tiens regardĂ©rent lâenseigne-
ment comme perdu pour eux. Ils nâavaient plus dĂ©sormais entre les
mains aucun texte sir et irréprochable sous le rapport littéraire.
Des deux professeurs que nous avons rencontrés 4 Athénes, da
temps de Basile et de Grégoire, l'un, Prohérése, était chrétien. II pa-
rait quâil nâĂ©tait pas sans talent, puisquâon lui avait Ă©rigĂ© une statue
& Rome. I] descendit de sa chaire pour nây plus remonter. En vain
Julien, dĂ©sireux sans doute de se parer dâun semblant de gratitude
pour son ancien maitre, lui fit-il offrir un brevet dâexemption, Pro-
hérése repoussa toujours les faveurs de cette main sacrilége. Malgré
les éloges prodigués & Julien par la plupart des rhéteurs palens ,
lĂ©dit quâon vient de lire fut apprĂ©ciĂ© gĂ©nĂ©ralement a sa juste valeur.
Ammien, son panégyriste, le trouve rigoureux et tyrannique (durum
et imclemens) ; il ajoute qu'il voudrait en ensevelir la mémoire dans
un Ă©ternel silenceâ. Mais GrĂ©goire de Nazianze ne souffrira pas quâil
âŹ0 soit ainsi. I] veut attacher le nom de Julien au pilori de histoire,
&⏠pour cela il a pris soin, dit-il?, dâĂ©lever une colonne plus haute
âWe celles dâHercule, qui pit se transporter dans tous les temps et
20S tous les lieux, afin dâĂ©terniser le souvenir des crimes de 1âA-
Postat, et de servir 4 lâinstruction de la postĂ©ritĂ©.
Cette colonne est en effet demeurée debout. Nous avons de Gré-
Sire deux discours écrits contre Julien, et qui dans le langage méta-
Orique des Grecs sont appelés stéliteutiques, par allusion A la co-
tonne sur laquelle on affichait les condamnations infamantes. Il
le que nous soyons cette postérité que Grégoire veut instruire.
Assez au fait, Dieu merci, des crimes de Julien, quelques-uns ont
t~@tre. oublié quelle fut de toutes ses mesures persécutrices la
Plus Perfide et la plus odieuse. Grégoire va nous le dire : Julien est
Aalssable & bien des titres, mais il nâa rien fait de plus odieuxâ (que
4 Anmian., lL. 23, Ce 40. Ed, Valois, p- 824. -_ 2 Orat. 3, page 176. = 8 Orat. hy
ps6 131, E.
en SE
260 DES ETUDES CLASSIQUES
eette loi contre les professeurs chrĂ©tiens). Mais, dira-t-on, câest sans
doute parce que Julien enlevait par 1a aux professeurs chrétiens
Joccasion de mettre 4 nu dans leurs lecons les absurdités du paga-
nisme. Grégoire répond!: «Il nous a empéché de parler le langage
attique, mais non de dire la vérité. » II fallait que Grégoire attachat
fn grand prix 4 la puretĂ© du langage et 2 |âĂ©loquence. Dans le mĂ©me
discours, i! nous dit? ; « Jâai abandonnĂ© au premier venu tout le reste,
richesses, noblesse, ponvoir, en un mot toutes les grandears terres-
tres, toutes les fausses joies de ce monde. Je ne tiens quââ une chose,
a IâĂ©loquence, et ye ne regrette pas ce que jâai essuyĂ© de fatiques sur
terre et sur mer pour Uâacqucrir (qu'on se rappelle son voyage a
Athénes ). Puissé-je , puissent mes amis posséder une parole puis-
sante | Câest la premiĂ©re chose 4 laquelle je me sois attachĂ©. AprĂ©s
ce qui vient de Dieu, et les espĂ©rances de |âordre surnaturel, je nâeus
jamais rien tant & coeur. »
Le jugement de GrĂ©goire sur Julien ne fut pas |âeffet de la passion
du moment ni dâune prĂ©dilection personnelle pour tes Ă©crits de |âan-
cienne Grace. Assez longtemps aprés, saint Augustin faisant dans la
Cité de Dieu le recensement des ennemis de |'Eglise et arrivant a
Julien 5 demande sâil ne mĂ©rite pas bien dâĂ©tre placĂ© parmi les persĂ©-
cuteurs, celui qui interdit aux chrĂ©tiens lâĂ©tude et |âenseignement
des lettres. Remarquez ce qui rĂ©sulte de 14: Julien nâavait interdit
aux chrétiens que les auteurs pafens, car il Jeur laissait Luc et Mat-
thieu, comme il le dit outrageusement. Selon saint Augustin, ÂąâĂ©tait
les priver de toute culture littéraire. La conséqnence est facile a
déduire. :
CâĂ©tait le cas ou jamais de faire des classiques chrĂ©tiens : on en
fit. Nâallez pas croire quâon se contenta de mettre entre les mains
des Ă©coliers quelques ouvrages de saint Justin et de saint Athanase,
ou bien de leur faire Ă©tudier les rĂ©gles de |âĂ©locution dans les mor-
ceaux choisis des saintes Ecritures. Deux hommes da nom @â Apolli-
naire 4, l'un habile grammairien, |âautre, son fils, rhĂ©teur distinguĂ©,
#Âą partagĂ©rent les livres de |âAncien et du Nouveau Testament, et y
puisérent les sujets de divérses compositions dans lesquelles ils imie
tatent Homére, Pindare, Earipide, Platon et les autres auteurs de
Vantiquité. Le grammairien faisait les épopées, les odes et Jes dra-
: § Orat., p. 00. B. â 2 idfd., page 139. A. ââ * S. dug. Rd. Maur., t VIE, page
535. â 4 Socrate, 1. Ill, c. 16. Ed. Valois, p. 187.
DANS LA SOCIETE CARETIENNE. ee?
mes, le rhĂ©teur les dialogues et les pidces dâĂ©loquence; de telle
sorte, dit Socrate 4 (ceci est & noter), quâaucus des genres de la littĂ©-
rature grecque ne fut dtranger aux chrétiens. Les couvres des Apol-
linaire jouirent dâune vogue rĂ©elle mais passagĂ©re. La mort de
Julien les rendit bientĂ©t inutiles; au temps de Socrate2, tf wâen Ă©tast
pas plus question que si elles nâavaient yamats existĂ©. Tel fut, dâaprds
cet historien, je sort des premiers classiques chrétiens. :
Quant aux poésies de saint Grégoire elles ne furent écrites ni &
la mĂ©me 6poque, ni dans |e mĂ©me but3, comme queiques- uns Ilâont
cru.
Socrate ajoute quâon revint promptement & IâĂ©lude de |âantiquitĂ©
greeque 4, et la-dessus il se pose cette question : Ge retour & la
littĂ©rature heilĂ©nique nâest-i! pas un mal? Car, enfin, cette littĂ©ra-
ture enseigne le polythĂ©isme. Câest prĂ©cisĂ©ment la question qui nous
occupe. Voyons ce quâil rĂ©pondra.
a Jésus-Christ et ses disciples n'ont pas admis comme inspirés les
livres desGrecs ; ils ne les ont pas non ples rejetés comme nuisibles.
Ce nâest pas, je pense, sans quelque raison. En effet, parmi les
sages de la GrĂ©ce, un grand nombre nâont pas Ă©tĂ© tras-Ă©loignĂ©s de la
connaissance de Dieu. Avec les armes de la logique, ils ont noble-
ment combattu Epicure et les autres contempteurs de la Providence,
et renversé leurs systimes insensés. Par des ouvrages de ce genre,
iis se sont rendus utiles aux fidĂ©les. Mais ils nâont pas connu la
principale source de la sagesse ; ils ont ignoré le mystére de Jésus-
Christ, myslére caché aux générations de }a terre et aux enfants du
siĂ©cle. Et lâApĂ©tre nous montre quâil en est ainsi dans son Ă©pitre aux
Romains, ot i! dit : « Dieu témoigne la colére qu'il fera parailtre du
ciel contre toute !âimpiĂ©tĂ© et lâinjustice des hommes, qui tiennent
ipjastement ia vérité de Dieu captive. Parce que ce qui peut étre
conou de Dieu leur a été découvert, Dieu le leur ayant manifesté.
Car par la connaissance que les créatures de ce monde ont des choses
qui ont été faites, ce qui est invisible en Diey leur devient visible,
mĂ©me sa puissance Ă©ternelie et sa divinitĂ© ; de sorte quâils sont sans
excuse, parce quâayant connu Dieu, ils ne |'ont pas glorifiĂ© comme
4 Socrate, 1. IIIf, c.16. Ed. Valois, p. 187.
3 Jbid. Les erreurs dans lesquedies tomba dans Ia suite le second Apollinaire
contribuĂ©rent sans doute & cette dĂ©prĂ©ciation rapide. Toujours est-il quâau temps
de Socrate le besoin de ce genre dâĂ©crits.ne se faisait plus sentir.
Âź Ceillier, t. VII, p. 149. â 4 Socrate, ibid., p. 188.
268 DES ETUDES CLASSIQUES |
Dieu. » On voit (câest Socrate qui continue) quâils avaient la connais-
sance de la vérité que Dieu leur avait manifestée, puisque, connais-
sant Dieu, ils ne lâont pas glorifiĂ© comme Dieu. Pour cette raison,
il nous est loisible dâĂ©tudier les Ă©crits des Grecs. » Il fait ensuite ob-
server que si Jes saintes Ecritures nous aménent a Ja connaissance
de la vĂ©ritĂ©, elles ne nous apprennent pas |âart du langage. Enfin,
il allĂ©gue en faveur de sa thĂ©se lâexemple de saint Paul, citant dans
ses discours et dans ses épitres Epiménide, Ménandre et Aratus, et
celui des docteurs de IâEglise, qui ont, dit-il, Ă©tudiĂ© pendant de lon-
gues annĂ©es lâantiquitĂ© pafenne.
Les raisonnements de Socrate pourraient, je le sais, nâĂ©tre ac-
ceptĂ©s que sous bĂ©nĂ©fice dâinventaire; car son autoritĂ© doctrinale
est contestable. Mais sa valeur comme tĂ©moin ne I|âest pas, et câest
pour cela que jâinsiste sur son tĂ©moignage.
Nous sommes donc bien lĂ©gitimement en possession dâun fait :
les études littéraires au temps des Basile et des Grégoire avaient
pour base VantiquitĂ© profane, au moins dans !âEglise dâOrient; et
ilen a été ainsi avant et aprés la loi tyrannique de Julien. Nous
nous bornons, pour le moment, a cette conclusion. Mais on peut
nous demander, avec quelque raison, si les grands et saints person-
nages que nous venons dâĂ©voquer envisagĂ©rent toujours les choses
du méme cété et ne réprouvérent pas, dans un age plus avancé, ce
quâ'ils avaient dâabord embrassĂ© avec tant dâardeur. En effet, il nâest
pas sans exemple de trouver dans leurs ceuvres |âexpression dâun
regret, a lâoccasion des annĂ©es quâils avaient consumĂ©es dans |âĂ©tude
des lettres. Quelquefois aussi ils employent les motifs les plus pres-
sants pour dĂ©tourner leurs amis de sây adonner eux-mĂ©mes. Nâest-ce
pas GrĂ©goire de Nazianze qui, rĂ©pondant 4 une demande dâAda-
mantius, lui adresse ces parolesâ: « Vous me demandez mes livres,
et vous redevenez enfant au point dâĂ©tudier cette rhĂ©torique, que
moi j'ai laissée de cété depuis que, prévenu et aidé de la grace de
Dieu, jâai tournĂ© les yeux vers le ciel. J'ai dQ renoncer enfin aux
jeux et au bĂ©gaiement de |âenfance, et nâaspirant plus quâa la vraie
science, sacrifier au Verbe et les discours et tout ce que je possédais.
Que ne me demandiez-vous plutét les livres sacrés? Je les crois plus
utiles pour vous et mieux appropriĂ©s & vos besoins. » Nâest-ca pas
{ Ep. 199, t. J, p. 806.
DANS LA SOCIETE CHRETIENNE. 269
encore GrĂ©goire de Nazianze â qui se plaint 4 GrĂ©goire de Nysse de
ce que celui-ci abandonne IâEcriture sainte pour des livres menson-
gers, et préfére le titre de rhéteur & celui de chrétien? Enfin, voici
en quels termes Basile déplore son aveuglement passé? : « Aprés
avoir perdu beaucoup de temps en occupations friveles et dépensé
laborieusement ma jeunesse pour acquĂ©rir cette science qui nâest
gue folie aux yeux de Dieu, je mâĂ©veillai enfin comme dâun profond
sommeil, et ouvrant les yeux 4 la lumiĂ©re admirable de IâEvangile,
je vis combien était vaine la sagesse des princes périssables de ce
monde. »
Ne devons-nous pas conclure, aprĂ©s de tels aveux, quâune longue
expérience de Ja vie, une connaissance plus intime du Christianisme
avait profondément modifié les convictions de ces saints docteurs?
Non, nous ne tirerons pas cette conclusion, et nous nâavons au-
cune peine a trouver Basile et GrĂ©goire toujours dâaccord avec eux-
mémes.
Cherchons dâabord le vĂ©ritable sens des paroles de saint Basile. I!
nous sera plus facile 2 découvrir, si nous savons a quelle époque de
sa carrié¹re il fait ici allusion. Or, cette époque est celle ot il résolut
dâembrasser |âĂ©tat monastique. On le voit par ce quâil ajoute>: « Je
lus lâEvangile, je compris que le moyen le plus efficace dâarriver a la
perfection, câest dâabandonner ses biens, de les distribuer aux pau-
vres, de se sĂ©parer de toutes les sollicitudes de la vie, de nâavoir plus
aucune attache aux choses dâici-bas. » Suit le rĂ©cit de ses voyages en
Orient, pendant lesquels il Ă©tudia Ja vie des solitaires quâil se pro-
posait dâimiter. Mais nous savons aussi, dâautre part, quâavant de
prendre cette courageuse délermination, il resta quelque temps sus-
pendu entre le monde et la voie de la perfection évangélique. Bien
plus, GrĂ©goire de Nysse nous apprend â que leur sceur Macrine fut
vivement alarmĂ©e, lorsquâelle crut sâapercevoir que Basile , enflĂ© de
ses succés oratoires, méprisait toute autorité, toute supériorité so-
ciale, et se laissait aller 4 une excessive prĂ©somption. Elie }âarracha
alors du monde, et le pressa de suivre sans hésiter sa premiére vo-
cation. On peut soupconner quelque exagération dans le langage de
GrĂ©goire, mais i] nâest pas douteux que Basile se jugeait lui-mĂ©me
encore plus sĂ©vĂ©rement. Nâest-ce pas 14 lâaveuglement quâil dĂ©plore ?
a Ep. 43, t. I, p. 804. â 2 &. Bastl., Ep. 223. Ed. Maur. Opp., t. Ill, p- 337. Be
8 Ibid. C, â 4 De vita S. Macrina, t. Ti, p. 181. C.
270 DES ETUDES GLASSIQUES
Et, comme on le voit, ses regrets ne portent pas sur lâobjet de ses
Ă©tudes, mais sur lâesprit dont il Ă©tait animĂ© en les faisant, sur la va-
nitĂ© qui sâĂ©tait fait jour dans son coeur. Ces dangers, hĂ©las! se ren-
contreront de tout temps dans les Ă©coles, au barreau et jusque dans
la chaire sacrée, pour ceux surtout qui y seront accueillis par des
succés flatteurs. Les triomphes théologiques tourneront la téte a plus
dâun Abailard. Mais, en vĂ©ritĂ©, nous ne voyons pas ce que cela peut
avoir de commun avec nos Ă©tudes classiques.
Saint GrĂ©goire de Nysse vient de noug apprendre quelle fut lâer-
reur passagére que son frére eut 4 déplorer. I] en commit lui-méme
une plus grave, qui lui attira de la part de Grégoire de Nazianze, les
reproches que nous avons rapportés plus haut. Basile avait hésité
avant de sortir du monde, GrĂ©goire hĂ©sita aprĂ©s lâavoir quittĂ©. I
sembla méme rétrograder, oubliant cette parole du Maitre: « Quicon-
que aprés avoir mis la main & la charrue porte ses regards en arriére,
nâest pas fait pour le royaume de Dieu. » NâĂ©tait-i] pas, en effet, infi-
dĂ©le & sa vocationâ, lorsque, devenu lecteur et placĂ© dĂ©ja sur les
premiers degrĂ©s de |âautel, il abandonnait lâEcriture-Sainte, pour se
livrer avec passion 4a |âĂ©tude et 4 lâenseignement des letĂ©res. La rĂ©-
primande de GrĂ©goire de Nazianze nâa rien qui nous Ă©tonne; elle est
juste, elle fut salutaire 4 son ami.
Jâavoue ingĂ©nuement nâĂ©tre pas en Ă©tat de fournir des explications
aussi précises sur la lettre du méme style adressée 4 Adamantius.
Quel est cet Adamantius? Son 4ge? Sa vocation? Avait-il déja pris
des engagements envers le sacerdoce ou |âĂ©tat monastique? Câest ce
âque nous nâavons pu Ă©claircir suffisamment. Mais avez-vous remar-
quĂ© une chose? GrĂ©goire blame Adamantius, parce que, en sâappli-
quant 4 la rhétorique, il est redevenu enfant. La rhétorique était
donc déja hors de saison pour Adamantius, peu importe pour quelle
cause, et câest la son principal tort. Au reste, pas un mot des auteurs
profanes. Qn ne voit pas de quelle espéce étaient les livres demandés
par lui; câĂ©taient des livres de rhĂ©torique, voila tout. Ceux qui pen-
sent autrement que nous doivent naturellement présumer que
câĂ©taient quelques-uns des classiques chrĂ©tiens alors en usage. Nous,
neus croyons que câĂ©taient tout simplement des classiques paiens, et
nous loaons GrĂ©goire qui, devenu Ă©vĂ©que, ne daigne plus sâen occu
4 Voyes cette lettre. Greg. Naz, t I, page 806.
DANS LA SOCIETE CHRETIENNE. 27%
per !, et les laisse suspendus au-dessus de son foyer, comme Ie nau-
tonnier fait de ses rames pendant la morte-saison.
GrĂ©goire et Bastle ont donc pu tenir le langage quâon a vu, sans
pour cela changer dâavis. Et si on doutait encore quâils aient per-
sĂ©vĂ©rĂ© dans les mĂ©mes sentiments, nous allons le prouver dâune
maniére irrécusable, en les montrant semblables 4 erx-mémes 3 la
derniére période de leur carriére.
Il y a dans les ceuvres de saint Basile wn opuscule bien-connn. Hla
pour titre: De fa lecture des auteurs profanes*. En voici les âpre-
meres paroles : «Je me sens. pressé, mes enfants, de vous donner
des conseils que je crois bons, et dont jâai ta confiance que vous re-
tirerez quelque profit. Mon Age, la multitude des événements que
j'ai traversĂ©s, et plus encore }âĂ©preuve si instructive que jâai faite
des vicissitudes les plus contraires mâont donnĂ© quelque expĂ©rience,
et je suis 4 méme de montrer 4 ceux qui touchent a peine au seuil de
fa vie, le chemin quâils doivent svivre, pour ne pas sâĂ©garer. » Cet
opuscule est donc daté par saint Basile lui-méme, et il appartient a
Ja fin de sa vie. Il est divisé en deux parties; dans la premiére le
saint évéque démontre aux enfants que la lecture des auteurs pro-
fanes peut leur Ă©tre uttle, dans la seconde il leur enseigne comment
ils doivent faire cette lecture pour quâelle leur devienne utile. Le
passage dâune partie a lâautre est indiquĂ© par les paroles suivantes :
« Cela suffit pour vous montrer que IâĂ©tude des lettre profanes nâest
pas sans utilité pour vos ames, je vais vous dire maintenant com-
ment il faut sây comporter. » On dĂ©sirera sans doute connaltre sur
quelles raisons repose sa premiére partie. I] y en a deux principales.
PremiĂ©rement, |âceil de }âintelligence chez enfant est trop faible en-
core pour pénétrer la profondeur des saintes Ecritures et contem-
pler Ja vérité dans son foyer. Mais le rayon de cette vérité réfléchi
dans les auteurs profanes, comme dans un miroir, ne les Ă©blouira
plus. Peu a peu, ils sâaccoutumeront & une lumiĂ©re plus intense. La
premiĂ©re utilitĂ© est dane dâexercer |âesprit. La seconde est de lâorner
et de lâenrichir. De mĂ©me quâun arbre ne produit pas seulement des
fruits, mais encore des feuilles, ainsi devons-nous avec la vérité, qui
est le fruit précieux de notre 4me, posséder la science profane, dont
ce fruit aime 4 Ă©tre entourĂ© comme de son feuiflage. Nous nâanalyse-
# S. Greg., Ep. 299. â 2 §. Basil. Sd. Mawr. t. TI, page 273.
272 DES ETUDES CLASSIQUES
rons pas le reste de ce discours. Quâon le lise plutĂ©t; on verra que
Platon, Socrate, Prodicus, Homére et Hésiode fournissent & Basile
les plus belles lecons de vertu, et que les fleurs quâil cueille sur cette
terre classique y semblent nées sans effort. Sans doute, on accor-
dera quelque autorité a cet évéque vénérable, qui se fait petit avec
les enfants, afin de les gagner a JĂ©sus-Christ.
Grégoire était 4 Constantinople lorsque Basile mourut. Il gouver-
nait cette Eglise toujours agitée par des dissensions intestines et qui
avait besoin dâune main ferme pour la pacifier. Ce ne fut que trois
ans aprés que, revenu en Cappadoce, il put visiter la ville de Cé-
sarée, veuve de son grand évéque, et y payer a son illustre ami un
tribut de louanges, quâil ne lui aurait pas fait attendre si longtemps,
sâil nâedt Ă©tĂ© dominĂ© par les circonstances. Nous trouverons donc
dans cette oraison funébre la pensée de Grégoire, dégagée de toute
effervescence de jeunesse, épurée par Ja souffrance et marie dans
les labeurs de lâĂ©piscopat. Certes, il ne se laissera pas aller @ un
entrainement irréfléchi pour une vaine science, celui qui prononcant
naguére a Constantinople le panégyrique de saint Athanase, faisait
entendre ces paroles1: « Athanase ouvrit de bonne heure son esprit
et son coeur aux ensejgnements divins, nâayant accordĂ© que peu de
temps aux arts libĂ©raux, afin de nây point paraitre tout 4 fait Ă©tran-
ger et de nâavoir pas lâair dâignorer entiĂ©rement ce quâil se croyait
en droit de mépriser. 11 ne voulut pas dépenser ses nobles et bril-
lJantes facultés en études frivoles, de peur de ressembler a ces
athlĂ©tes maladroits qui, plus accoutumĂ©s a battre Iâair quâa lutter
contre des adversaires réels, ne remportent jamais le prix.» Nous
-Savons en effet quâAthanase, sous la conduite de saint Alexandre, se
livra assez jeune aux études ecclésiastiques et se trouva bientét en
Ă©tat dâentrer en lice avec Arius et de commencer cette lutte qui
dura toute sa vie. Mais si lâon peut, si lâon doit mĂ©me quelquefois
sacrifier la science profane a la science sacrée, on peut aussi en faire
pour celle-ci un utile auxiliaire. GrĂ©goire nâa pas variĂ© sur ce point.
Ecoutez Jes paroles quâil prononce & CĂ©sarĂ©e, sur Ja tombe de
Basile 2 : |
4 Orat. 21, page 389. A.
2 Orat. 43, pages 777 et 778. Ce serait une erreur de croire que la pensée ex-
primée dans cette oraison funébre est modifiée ensuite par Grégoire dans le Pa-
nĂ©gyrique dâAthanase. Dans |âĂ©dition de Morel, lâoraison funĂ©bre est, il est vrai,
DANS LA SOCIETE CHRETIENNE. 278
« Tout homme sensé conviendra, je pense, que la science est le
premier des biens que nous pouvons posséder; et je ne parle pas
seulement de cette science sublime, qui nâappartient quâa nous, de
cette science qui, dédaignant les ornements du style et les graces du
langage, nâenvisage que le salut et la beautĂ© du monde spirituel, je
parle aussi de cette science dâorigine Ă©trangĂ©re, dont le commun des
chrétiens fait peu de cas, parce que, dans leur ignorance, ils la
croient pleine de piĂ©ges et de dangers et sâimaginent quâelle Ă©loigne
de Dieu. Mais quoi donc? LâĂ©garement de ceux qui rendent aux
ceuvres de Dieu un hommage qui nâest dd quâa Dieu seul, nous fait-
il prendre en aversion le ciel, la terre et )âair? Nullement; nous
empruntons a Ja nature tout ce qui peut servir 4 soutenir notre
existence et a lâembellir, et nous nous bornons a rejeter ce qui est
nuisible. Bien différents de ces insensés, qui tournent la création
contre le crĂ©ateur, dans Iâceuvre nous reconnaissons |âouvrier, et,
suivant le langage de lâApdĂ©tre, nous soumettons toute intelligence au
joug de Jésus-Christ. Nous savons que le feu, les aliments, les mé-
taux ne sont en eux-mémes ni bons ni mauvais, que tout dépend de
usage quâon en fait, et nous tirons des reptiles eux-mĂ©mes de salu-
taires remĂ©des. Eh bien! câest de la mĂ©me facon que nous acceple-
rons de la science profane ce qui sert 4 la recherche et a la contem-
plation de la vérité, tout en repoussant les pompes de Satan et ce
qui conduit a lâerreur et ala perdition. Bien plus, cette science nous
aide a servir Dieu; ses imperfections nous introduisent a la connais-
sance des choses les plus excellentes; son infirmité fortifie notre
foi. 1] ne faut donc pas mépriser cette science comme le voudraient
quelques-uns : gens & courte vue et sans aucune culture qui désirent
que tout le monde leur ressemble, pour mieux se cacher dans la
foule et Ă©chapper ainsi au reproche dâignorance. »
Cette doctrine est assez claire par elle-méme. La science profane
le vingtitme discours, et le Pandégyrique le vingt et unisme; mais il faut faire at-
tention au lieu ot ces discours ont Ă©tĂ© prononcĂ©s, et lâon comprendra que nous
avons eu raison dâadopter cet ordre chronologique, qui a Ă©tĂ© rĂ©tabli dans lâĂ©dition
des Bénédictins. On reconnalt généralement que, dans le panégyrique, saint Gré-
goire sâadresse au peuple de Constantinople; donc ce panĂ©gyrique est antĂ©rieur
& son retour en Cappadoce, antĂ©rieur a lâoraison funĂ©bre de saint Basile. Morel
tui-mĂ©me, & prepos dâune sortie de saint GrĂ©goire contre les divertissements de
Vhippodrome, a imprimé & la marge du panégyrique cette note malicicuse:
Constantinopolitanos norat.
27h DES ETUDES CLASSIQUES, ETC.
est au nombre des choses qui ne sont pas indispensables de leur
nature et qui ne sont bonnes ou mauvaises que par lâemploi quâon en
fait. Quelques-uns sâen abstiennent, dâautres en usent ; il peut y avoir
mĂ©rite de part et dâautre : mais il em est aussi qui en abusent. Ces
trois mots nous rendent parfaitement raison de la louange et da
blame que les saints PĂ©res ont eu lieu de distribuer tour & tour en
cette matiére. Tout pour le salut et la vie éternelle: telle est fa
grande conclusion pratique qui ressort de leurs enseignements.
ArrĂ©tons-nous [&. Aussi bien, nous nâaurions rien de mieux a dire.
Basile et GrĂ©goire nous ont tenu parole, ils nâont pas Ă©tĂ© en contra-
diction avec eux-mémes, et de plus leur éminente sainteté est venue
dĂ©poser en faveur dâune Ă©ducation qui fat Ja leur.
Voila des faits, voila des autorités, qui parlent, ce semble, assez
haut. Nous verrons si |âĂ©tude des autres Ages du Christianisme amĂ©ne
dâautres rĂ©sultats.
Ch. Daniet, S. J.
â
(La sutte a un numéro prochain.)
LINTENDANT.
PRENISRE PARTIE.
: I
A l'exirémité septentrionale du magnifique bassin formé par une
partie de |âancien Comtat, et sur une pointe avancĂ©e du dĂ©partement
de la Drdme, on peut voir & travers IâĂ©clatant feuillage dâune forĂ©t de
miners, et de noyers Ă©pais, se dĂ©rouler sur la cime dâune haute col-
line 'enceiate dégradée d'un ancien mur de fortifications : ses flancs
lézardés semblent vouloir défendre, contre des ennemis extérieurs,
deux ou trois cents maisons grisAtres accroupies derriére leur étroite
cliture. Câest le village de MontsĂ©gur. Rien de pittoresque et dâĂ©-
trange a Ja fois comme |âaspect de ce village, dont les murs envabis
par le lierre parasite font revivre le souvenir des temps ou les guerres
de religion forgaient le moindre hameau a se garder comme une for-
teresse, Dâailleurs & ces vieux souvenirs guerriers viennent se mĂ©ler
des sctnes plus pacifiques. C'est au pied de ces remparts, sur une
espéce de cours planté de platanes, que les habitants de Montségur
ont Ă©tabli leurs aires, et quâils se rĂ©unissent au temps de la moisson
pour battre leurs gerbes.
AlâĂ©poque of se passent les Ă©vĂ©nements que nous allons raconter,
aucune maison ne sâĂ©levait hors de lâenceinte murĂ©e, de telle sorte
que si les arbres qui entourent la colline avaient permis aux regards
d'en embrasser |âensemble, on aurait pu la prendre de loin pour quel-
que fortification dâautrefois oubliĂ©e dans un coin de cette plaine;
Surtoat & la vue dâun vieux bi&timent qui, seul, avec le clocher de
UĂ©glise, domine les remparts dont nous venons de parler. Cette an-
276 L'INTENDANT.
cienne construction Ă©tait |âancien chateau, dont une partie a 6tĂ© eon-
servĂ©e et sert aujourdâhui dâhabitation au curĂ© de la paroisse.
MontsĂ©gur, dans les temps reculĂ©s de lâhistoire de la province, Ă©tait
renommĂ© par une commanderie de |âOrdre des Templiers, qui y avait
-6t6 fondée dés le XIl* siécle , et que le Pape Innocent VI, siégeant &
Avignon, Ă©rigea, aprĂ©s la destruction de lâOrdre, en marquisat, aux
marches du Dauphiné, en faveur du sire de Montségur, comte de
Beaume, de Tutelle, de Visan et autres lieux, petit-neveu du dernier
commander, et sous la suzeraineté immédiate du Saint-Siége. Le
Pape dota la nouvelle seigneurie de vastes terres, qui furent encla-
vées plus tard au royaume de France.
Sâil Ă©tait permis de rappeler une vieille image mythologique, nous
dirions que les habitants actuels de Montségur sont comme de véri-
tables Tantales que dévore la pauvreté au milieu du plus fécond ter-
ritoire ; car jusquâau pied mĂ©me de leur colline viennent se dĂ©rouler
les champs les plus fertiles, lesquels appartiennent presque tous &
des proprictaires Ă©trangers 4 la commune, Ceci sâexplique. Lorsque
la Convention eut décrété la vente des biens des émigrés, pas un des
habitants de cet endroit ne voulut acheter un pouce de terrain ayant
appartenu aux seigneurs de Montségur. Des étrangers se partagérent
donc les terres du dernier marquis, qui était allé faire la guerre en
Vendée. Il est arrivé depuis, que, par suite des mutations survenues
dans les propriétés, une partie du territoire de Montségur.a déja
changé plusieurs fois de possesseur, mais les grands domaines de
Yancien marquisat restĂ©rent jusquâen 4816 entre les mains de leur
premier acquéreur.
Or, vers cette méme, année vivait dans une petite maison, 4 un
demiâkilomĂ©tre du village et en deca dâune capricieuse riviĂ©re
bordée de hauts peupliers, une pauvre veuve avec son fils, Cette
veuve était la dame Clotilde-Marie-Elisabeth, marquise de Montségur.
Elle avait Ă©pousĂ© en 1780, a lâAge de seize ans, le dernier hĂ©ritier de
ce nom, lequel avait gagné les épaulettes de colonel et la croix de
Saint-Louis sous le. maréchal de Soubise, dans cette malheureuse
guerre de Sept-Ans, ou tant de valeur francaise nâaboutit quâĂ© Ă©lever
la fortune de |â Angleterre.
. Lorsque la Révolution de 89 eut éclaté, le marquis vint établir sa
femme & Montségur pour rester lui-méme & Paris, et étre prét & dé-
fendre Je roi s'il faisait un appelâĂ© sa brave noblesse. Grityement
L*INTENDANT. 277
blessé & la journée du dix aod, i] vit expirer la monarchie avec la
triste conviction que le roi ne pouvait pas étre sauvé. Il se retira alors
auprés de sa femme, qui venait de lui donner un fils, et passa dans
son chateau une partie de 93, dâabord protĂ©gĂ© par |âoubli; mais, dĂ©-
noncé bientét aprés par quelque ennemi secret, il fut obligé de fuir,
et partit, abandonnant sa femme et son fils 4 la garde dâun serviteur
dĂ©vouĂ©. I] gagna !âOuest, non sans avoir Ă©tĂ© vingt fois sur le point
dâĂ©tre arrĂ©tĂ©. ArrivĂ© en VendĂ©e, il se battit vaillamment sous les or-
dres du général Charette, et tomba dans une rencontre avec les bleus,
frappĂ© d'une balle rĂ©publicaine. Ses biens farent confisquĂ©s etâ vendus
au profit de )âEtat, et sa veuve serait restĂ©e sans asile nâedt Ă©tĂ© le
brave homme & qui elle avait été confide avec le petit Raoul.
Nous avons vu comment les habitants de Montségur avaient re-
fusé de tremper dans la spoliation de Jeur ancien seigneur. Joseph
Armand seul fit, de ses deniers, lâacquisition dâune petite maison
situĂ©e & quelque distance du village, et autrefois occupĂ©e par |âinten-
dant du chateau. Cette habitation, accompagnĂ©e dâun jardin rempli
de fruits, pouvait offrir.un abri convenable 4 la veuve du marquis;
mais elle était convoitée par un étranger qui avait déja acheté la
terre de Montségur et la plus grande partie des autres domaines de
ancien seigneur de |âendroit.
I) mettait une grande insistance 4 en devenir propriétaire, et i] ne
fallut rien moins que les airs de bonnet-rouge que se donna Armand
pour lâemporter sur lui. Ii faut ajouter, pour |âexactitude du rĂ©cit,
quâa lâinverse des acquĂ©reurs des biens nationaux, qui ne payaient
quâen assignats, le protecteur de la marquise promit de solder cette
maison en espĂ©ces. Câest 14 que madame de MontsĂ©gur se retira.
Quand Je calme eut été renda a la France, Joseph Armand voulut la
lui abandonner en toute propriété, prétendant qu'il resterait encore
lobligé de la famille de Montségur ; mais la veuve, qui avait eu le bon-
heur de sauver quelques diamants de prix et autres objets de valeur,
dĂ©bris de son ancienne opulence, lui fit comprendre qu'il nâavait pas
le droit de diminuer par sa générosité le petit héritage de son fils,
jeune enfant de lââge de Raoul auquel, dans la suite, il sâattacha
dâune amitiĂ© profonde; que dâailleurs elle avait Je moyen de le rem-~
bourser, et quâil lui resterait encore de quoi suffire 4 ses besoins, ajou-
tant quâelle ne prĂ©tendait amoindrir en rien aa ce refus ja reconnais-.
sance qu'elle lui devait.
278 L'INTENDANT.
â- Le beau rĂ©le vous reste toujours, lui dit-elle; mais soyez bien
assuré , Armand, que la mére et ie fils n'oublieront jamais le leur,
qui est celui des obligés.
A IâĂ©poque ot commence cette histoire, toute la fortune de la
marquise se composait de cette petite maison avec son jardin, et
dâenviron 1,000 de rente, produit du capital qui lui restait et que
M. Joubert, notaire de MontsĂ©gur, sâĂ©tait chargĂ© de faire valoir.
Ce notaire occupait dans son Ă©tude le jeune Raoul , dont les Ă©mola-
ments ajoutaient 400 fr. 4 ces modiques revenus.
Raoul de MontsĂ©gur avait dâabord Ă©tĂ© Ă©levĂ© par sa are} plus
tard le curĂ© de lâendroit se chargea de lui faire faire des Ă©tudes clas-
siques. LâabbĂ© Bodin Ă©tait un homme supĂ©rieur et dâune instruction
profonde. Sous sa direction le jeune Montségur fit de rapides pro-
grés. Le savant ecclésiastique possédait une bonne bibliothéque, oi
Raoul prit |âhabitude des lectures sĂ©rieuses, qui achevĂ©rent de hui
former !âesprit.
Ce jeune homme Ă©tait actuellement 4g6 de vingt-cing a vingt-six
ans ; mais i] nâavait pas les gofits de son age. Il habitait d'aillears on
pays ov il lui eit été difficile de les satisfaire. Sa figure d'un ovale
parfait, ses yeux pleins dâĂ©clairs, ses cheveux bruns et abondants,
sa taille élégante, faisaient de lui ce qu'on appelle yulgairement un
beau cavalier; mais la pensée que révélait son front élevé, les rayons
intelligents de son regard, la ligne délicate et pure de son profil, in-
diquaient la double supériorité de Pesprit et de la race. Ii était grave,
austére; sa pensée toujours repliée en elle-méme semblait chercher
un aliment loin des sphéres de la réalité. On aurait pu le croire ré-
veur, s'il nây avait eu dans sa parole une expression toujours nette
et d'une pĂ©nĂ©trante luciditĂ©. Tous les instants quâil pouvait dĂ©rober
& son Ă©tude , et ils Ă©taient nombreax , M. Joubert nâexigeant de hai
quâane prĂ©sence volontaire, il les partageait entre la lecture et les
soins du jardin, ob, sans nĂ©gliger les fleurs, il cultivait de prĂ©fĂ©rence â
des légumes comme plus nécessaires 4 un pauvre ménage. I) avait
forcé sa mére de prendre une servante , laquelle était aussi chargée
des rustiques travaux du polager. Les arbres fraitiers dont le jardin
Ă©tait abondamment pourvu fournissaient & leur frugale table le luxe
dâan excellent dessert. {I faut ajouter & ces humbles richesses la pos~
session dâune chĂ©vre, dont je lait Ă©tait un aac suppiĂ©ment &
dâaussi modestes ressources.
LINTENDANT. 279
Madame de MontsĂ©gur , 6conome comme si elle nâavait jamais
connu que la pauvreté, présidait avec un ordre parfait aux soins du
mĂ©nage, et Ă©tait parvenue & y introduire une sorte dâaisance. Son
. existence Ă©tait donc paisible, et elle nâavait aucun regret de sa for-
tune passĂ©e, pas mĂ©me pour son fils, quâelle adorait, et auquel,
instruite par lâexpĂ©rience, elle ne dĂ©sirait rien au-dela de cette vie
obscure et tranquille au sein de lâ"honnĂ©te population de MontsĂ©gur,
qui nâavait pas cessĂ© dâhonorer dans le jeune Raoul, que ses qualitĂ©s
personnelles faisaient aimer, le descendant des anciens et nobles
seigneurs da pays.
If
Le chateau de Montségar, dont la construction remontait aux pre-
miers temps de la chevalerie, fut complétement dévoré par les flam-
mes vers la fin du XV* sidécle. Ses propriétaires se reurérent alors
dans feur seigneurie de la Baume, voisine de Montségur, et choisirent
le site le plus pittoresque de la contrée pour y construire un nouveau
chiteau, .quâils appelĂ©rent Beauretrait. Beauretrait ne fut toutefois
achevé que dans le stécle suivant par un des seigneurs de Montségur qai
avert fait la guerre en Italie, dâot la chronique assure quâil avait rap-
porté de grandes richesses. A la révolation, il fut acheté par le baron
de BrĂ©che, qui se fit lâacquĂ©reur des principales propriĂ©tĂ©s du mar-
quis. M. de BrĂ©che Ă©tait actuellement un homme dâune soixantaine
dâannĂ©es, qui affectait lâallure dâun simple propriĂ©taire de campagne, et
ne différait, en effet, de ses fermiers ni par les maniéres apparentes
ni par le costume. Une seule pensée sembiait le préoccuper, celle de
bonifier ses terres, dâarrondir ses domaines par des adjonctions suo-
cessives, de devenir en un mot le plus riche propriétaire du dépar-
tement. Sa maison était en réalité une des plus opalentes du pays.
On lui donnait 60,000 francs de rente, et ]âon Ă©tait encore loin du
Véritabte chiffre, car on ignorait commanément que M. de Bréche pos-
sĂ©dait de grandes proprictĂ©s dans le Poitou, quâit Ă©tait intĂ©ressĂ© dans
les affaires du financier Jean Cervier de Paris, banquier de la
conr, et qu'il se livrait, dâun autre cĂ©tĂ©, a de fructneuses opĂ©rations
@âescompte dans une ville voisine, ou i} faisait de frĂ©quents voyages.
On aurait pu doubler les revenus quâon supposait d M. de BrĂ©che, et
l'on serait peut-étre encore resté en deck.
280 L*INTENDANT.
Personne dans Ja contrĂ©e nâavait connu madame de BrĂ©che. I] cou-
rait mĂ©me a cet Ă©gard quelques sourdes rumeurs qui nâĂ©taient pas a
lâavantage du riche propriĂ©taire. Lorsquâil vint sâĂ©tablir 4 Beaure-
trait, dâou il fit pendant un temps des absences frĂ©quentes et pro-
longées, il se dit veuf, ayant avec lui deux trés-jeunes enfants con-
fiĂ©es aux soins dâune femme Ă©trangĂ©re, et que, plus tard, il alla placer
dans une des maisons dâĂ©ducation Jes plus renommeĂ©es de Paris.
Lâune de ces enfants Ă©tait sa fille; lâautre, qui partageait ses jeux et
la suivit au pensionnat, passait généralement pour une orpheline
recueillie par Je baron et destinée 4 servir un jour mademoiselle de
Bréche qui, au moment ou commence ce récit, venait de quitter son
pensionnat pour nây plus retourner.
Cette jeune fille, dâune nature en apparence frĂ©le, unissait cepen-
dant tout lâĂ©clat de la beautĂ© mĂ©ridionale aux graces dĂ©licates des
femmes du nord. Son grand ceil dâun bleu foncĂ©, surmontĂ© de sour-
cils de jais, était presque constamment voilé par je ne sais quelle
pensĂ©e rĂ©veuse que lâenfant avait ]âair de suivre dans son ame ; et
si ses longs cils venaient 4 se lever, vous découvriez aussitét dans
son regard une limpiditĂ© profonde, et cet Ă©clat adouci quâon aurait
pu comparer a celui de lâhorizon aprĂ©s une lĂ©gĂ©re pluie dâĂ©tĂ©. Sa
physi onoiie Ă©tait dâailleurs relevĂ©e par un signe naturel au bas de
la joue gauche, lequel simulait 4 ravir une mouche piquante et co-
quette.
Agathe de Bréche avait recu de la nature une exquise distinction
de maniĂ©res, un esprit plein dâĂ©lĂ©vation, et un caractĂ©re rĂ©solu et
dâune grande indĂ©pendance. Son intelligence et sa raison tempĂ©raient
dâailleurs les Ă©lans dâune imagination trop prompte a sâĂ©lancer vers
le pays des chiméres, dont Ja jeune fille aimait 4 suivre dans sa
pensée les lointains et rayonnants mirages. Elle était 4 la fois belle
et spirituelle, impérieuse et douce, vive et réveuse.
Quelques semaines 4 peine de séjour a Beauretrait avaient suffi
pour lui apprendre & connaitre le caractĂ©re deson pdre; â il Ă©tait
dur et inflexible ; â mais elle sâapercut en mĂ©me temps qu'elle exer-
ait sur lui je ne sais quelle influence mystérieuse. La volonté da
vieillard, jusque-la de fer, sâamollissait, sâĂ©teignait peu & peu devant
_Ja volonté mutine de la jeune fille. Elle en sut profiter sans en cher-
cher la cause, et se créa, au sein méme des mceurs étroites et mes-
quines de Ja maison paternelle, une existence a elle que le baron
L'INTENDANT. 282
entoura dâun luxe et dâun confortable jusque-la inouis dans la con-
trée.
M. de Bréche avait compris de son cété Ja nature particuliére
dâAgathe et la nĂ©cessitĂ© de lui faire oublier par des complaisances,
dont il sâĂ©tonnait lui-mĂ©me, les habitudes campagnardes qui rĂ©-
gnaient a Beauretrait. Un habile tapissier fut mandĂ© dâune ville
voisine pour meubler son apparlement, avec ordre de ne rien Ă©par-
gner. Elle aimait les chevaux, elle en eut d'un grand prix. Trois
ou quatre femmes furent spécialement attachées a son service.
Chaque jour arrivaient de Paris, pour elle, les derniers caprices
de la mode et toutes les nouveautés musicales et littéraires ; enfant
gatée, bien que son pére ne Jaissat éclater aucune tendresse, rien
ne manquait a ses dĂ©sirs ou 4 ses fantaisies, et lâon peut assurer
qu'elle avait crĂ©Ă© 4 Beauretrait un oasis de luxe et dâĂ©lĂ©gance, au
milieu de laquelle elle vivait comme dans son élément naturel
avec une insouciance charmante. M. de Bréche tirait doucement
vanité de cette splendide dépense, affectant pour lui et le reste
de sa maison la parcimonie la plus sĂ©vĂ©re. Dâailleurs, plein de sa
personnalité et de son importance, accepté dans la contrée pour ce
qu'il sâĂ©tait donnĂ© et considĂ©rĂ© en raison de sa fortune, il aimait a
se faire bonhomme. On le voyait en veste de coutil parcourant ses
terres, les mains armĂ©es dâun long roseau a la maniĂ©re des planteurs
amĂ©ricains et le front ombragĂ© dâun feutre gris 4 Jarges bords. Les
paysans le saluaient avec déférence, car ils pouvaient avoir besoin
de lui. M. de Bréche répondait a leurs salutations avec ce contente-
ment plein de gravité qui décéle toujours le parvenu. Quelquefois
il entrait en conversation avec eux. Ces conversations Ă©taient inva-
riablement les mémes.
« Eh bien, Jean Macou, disait-il 4 ]âun, ces pourettesâ de la Piga-
Jasse poussent-elles dru cette année ?
â Pas trop, monsieur le baron; jâavais semĂ© trop prĂ©s, et le grain
a taĂ© la feuille. Ah! monsieur de BrĂ©che, ce nâest pas comme chez
vous |
â Câest vrai, mes miriers de la Coste ont donnĂ© a plaisir, mes
vignes dâen haut sont chargĂ©es de vin, et le fossĂ© que jâai fait creuser
le long de la Massoule a doublé la garance de cette terre.
§ Petits mdricrs.
282 Lâ'INTENDANT.
_ â Apropos, disait-il 4 lâautre, comment vont les travauxda Mou-
ron, Jean Rigalau ?
_ â Mal, monsieur le baron, mal!... Il faudrait enterrer dans ce do-
maine une dixaine de mille Ă©cus, faire creuser les terres hautes a la
pointe et les planter de vignes ; alors ca doublerait de valeur, Âąa vau-
drait 150,000 francs comme un sou. Maistout le monde nâa pas votre
coffre, monsieur Je baron... et Pierre Clot y fera entrer 6,000 francs
en pure perte.
â Eh! eh! rĂ©pondait M. de BrĂ©che en se grattant le nez (son
geste favori de contentement), la terre demande beaucoup pour
donner prou, sinon, elle garde et ne rend rien. Bonjour, maitre
Rigalau. »
Un jour, quâil Ă©tait allĂ© selon sa coutume inspecter aux champs les
travaux de ses journaliers, un domestique vint lâaverlir quâon le de-
mandait au chateau de la part du notaire,
Le front du propriétaire se rembrunit. 1] attendait une communi-
cation importante de ]âbomme public, auquel iJ avait confiĂ© des in-
téréts majeurs.
a Est-ce M. Joubert lui-méme?
â Câest quelquâun de sa maison, M. Raoul! ; il est chargĂ© de remet-
tre 4 monsieur le baron lui-méme les papiers dont il est porteur. »
Le visage de M. de BrĂ©che sâĂ©claircit, et sans faire de nouvelles
questions au valet, i] prit le chemin de Beauretrait aussi rapidement
que ses jambes courtes et gréles pouvaient Je lui permettre.
dil
Le chateau de Beauretrait avait gardĂ© sa forme primitive ; câĂ©tait
un vaste batiment carré, solidement bati sur un renflement de ter-
rain qui devait jadis en faciliter la défense, et armé des quatre
tourelles traditionnelles dont on voyait les toits aigus sâĂ©lancer du
sommet des grands arbres qui ombrageaient un cotĂ© de |âĂ©difice.
Le propriétaire actuel avait divisé le chateau en deax parties;
lune avait Ă©tĂ© abandonnĂ©e aux amĂ©nagements de |âexploitation des
terres; l'autre, restaurée dans Je godt moderne, était habitée par
M. de Bréche et sa fille, et avait son enirée particuliére, a laquelle
on arrivait par une large avenue de hauts cyprés. Les deux tou-
relles qui dominaient cette section du batiment avaient été percées
LINTENDANT. 983
de fenĂ©tres ouvrant sur un balcon circulaire, sorte de belyĂ©dĂ©re dâoa
Ja vue embrassait un magnifique horizon.
Lorsquâon venait visiter le maftre de Beauretrait, on entrait dans
un vestibule voitĂ© qui servait dâantichambre, dâow 1âon passait dans
une piéce de moyenne grandeur tapissée en cuir houilli, 4 grands
ramages.
Cette piéce donnait jour sur le jardin par une grande porte vitrée ;
mais un berceau de treille, qui courait extérieurement le long du
mar, y entretenait une certaine obscurité et une fraicheur délicieuse
pendant les chaleurs de |âĂ©tĂ©, aussi longues quâexcessives dans cette
partie de la France. CâĂ©tait la salle 4 manger, tĂ©moin la grande table
ronde qui en occupait le centre. Dâailleurs sa physionomie offrait en
quelque sorte un double caractĂ©re. â Des modĂ©les de charrues et de
divers ustensiles de fermes en chargeaient la cheminée, péle-méle
avec une pendule de Thomire, dont le bronze représentait un gladia-
teur romain ; des fusils de chasse, des gibeciéres, des cornets 4 pou-
dre rangés sur Je mur opposé, autour de deux bois de cerf, formaient
un trophĂ©e champĂ©tre, tandis quâune moderne armoire a buffet,
placée au-dessous, laissait voir, avec un grand nombre de piéces
dâargenterie richement ciselĂ©es, des brochures agronomiques Ă©vi-
demment destinées 4 occuper les loisirs du propriétaire, dont elles
dévoilaient les goits et les habitudes.
On voit que cette salle & manger pouvait a la rigueur Ă©tre prise
pour une espéce de petit musée agricole.
M. de Bréche en fit résonner les carreaux sous ses forts souliers de
campagne et parut Ă©tonnĂ© de nây trouver personne. Il se tourna vers
le domestique qui le suivait, sa casquette 4 la main, et le regarda
dâun air interrogatif. Au mĂ©me moment un accord de piano se fit en-
tendre. Il venait dâune piĂ©ce contiguĂ©. Le valet qui avait compris le
regard de son maitre, lui rĂ©pondit dâun signe qui voulait dire : « Il
est la avec mademoiselle. »
Le vieillard traversa rapidement la salle & manger et ouvrit une
porte eatrebailide ; sa fille Ă©tait assise devant le piano et cherchait
un motif du dernier opĂ©ra de Boleldieu, tandis quâun jeune homme,
debout & quelque distance, et appuyé sur une jardiniére chargée de
cactas épanonis, paraissait absorbé dans ses pensées. Seulement, on
aurait pu se demander si sa préoccupation était produite par la mu-
sique ou par ja musicienne. L'entrée subite de M. de Bréche sugpen-
284 L'INTENDANT.
dit dâune maniĂ©re brusque le son de lâiostrument, et le jeane homme,
comme réveillé en sursaut, releva vivement la téte et fit un pas aa
devant du propriétaire. Agathe quitta le clavecin, comme on disait
alors.
« Câest mon pĂ©re, » dit-elle 4 celui-ci ; et ouvrant une porte de dĂ©-
gagement pratiquée dans Ia tapisserie, elle disparut.
Raoul salua M. de Bréche.
_ « Je suis chargĂ© de papiers que je ne devais remettre quâĂ© vous,
monsieur ; je voulais revenir demain, mais mademoiselle de Bréche
a pensĂ© que vous seriez bien aise de les recevoir aujourdâhui, et elle
vous a envoyé chercher.
â I} nây a pas de mal, monsieur, » dit le vieillard, en prenant les
papiers que lui tendait le jeune homme, sur lequel il appuya un re-
gard intense et curieux. Puis, aprés les avoir parcourus d'un air sa-
tisfait :
«Je vois ce que câest, et reconnais bien le zale et lâactivitĂ© de
M. Joubert. Câest le transfert dâune somme importante mise a dĂ©cou-
vert par une hypothéque iégale habilement débusquée. Mais, si je ne
me trompe, ajouta-t-il, en examinant de nouveau le jeune homme,
câest 4 monsieor le marquis de MontsĂ©gur que jâai lâhonneur de parler?
â Je suis en effet Raoul de MontsĂ©gur.
â Pardon, Monsieur, de ne vous avoir pas reconnu dâabord ; mais
câest la premiĂ©re fois que je vous vois ici, et câest 4 peine si jâai
mis moi-méme deux ou trois fois les pieds chez M. Joubert.
â jl est vrai, Monsieur ; je ne fais jamais de courses pour M. Jou-
bert, et il a fallu importance de cette affaire et lâindisposition qui le
retient chez lui pour que je lâaie remplacĂ©. »
En parlant ainsi, Raoul Ă©tait sous lâempire dâune visible contrariĂ©tĂ©,
dont le vieillard crut deviner la cause.
«Eh bien ! monsieur le marquis, dit-il, en affectant dâappuyer sur ce
titre, je suis charmé de vous recevoir chez moi, et je-me flatte, sans
faire des voeux contre la santĂ© de M. Joubert, que lâoccasion qui me
procure cet honneur ne sera pas la derniĂ©re. Dâailleurs, ajouta-t-il,
comme par maniére de réflexion, vous me ferez la grace de venir
me voir, ne fat-ce quâen raison des souvenirs de famille que vous ne
sauriez manquer de trouver ici, car ie crois que ce chateau a appar-
tenu a M. votre pére? »
Le jeune homme avait pali. Il se contenta dâincliner la tĂ©te; apres
L'INTENDANT. 285
quoi, prenant son chapeau, il allait se retirer, lorsque le malin
vieillard âarrĂ©ta par le bras :
' «Vous ne yous en irez point-ainsi, reprit-il, avec un air dâexces-
sive bonhomie, & moins de vouloir me faire croire que je vous ai
involontairement offensĂ©. I] y a un assez long trajet dâici 4 MontsĂ©gur,
et voici bientĂ©t lâheure de diner. Je vous prĂ©viens que vous allez
vous mettre 4 table avec nous.
â Mais je serais attendu par ma mĂ©re, dit avec embarras le jeune
homme, sollicité a accepter cette invitation par un sentiment étranger
a sa volontĂ©, et elle sâinquiĂ©terait en ne me voyant pas arriver &
lâheure accoutumĂ©e.
â Quâa cela ne tienne, sâempressa de reprendre M. de Brache; je
vais lui expĂ©dier un domestique pour ja prĂ©venir. Ainsi, plus dâob-
jections, vous nous restez a diner. Mais je suis propriétaire, ajouta-
t-il avec un redoublement de bonhomie, et, comme tel, il faut que je
vous fasse visiter ma maison. Câest une faiblesse dont vous vous
moquerez si vous voulez, mais dont vous supporterez les consé-
quences. »
Ouvrant alors une porte en face de celle par ow avait disparu
Agathe, il fit pénétrer Raoul dans un passage étroit qui les conduisit
4 une espéce de magasin ot étaient soigneusement rangés des har-
nais, des colliers, des bridons, tout ce qui est propre a lâattelage
dâun grand nombre de chevaux de trait. AprĂ©s avoir traversĂ© cette
piéce, ils se trouvérent dans une écurie ot un palfrenier qui venait
de donner Iâavoine & trois magnifiques montures, se prĂ©parait & en
seller deux.
« Ce sont les chevaux de ma fille, dit le propriétaire avec com-
plaisance. »
Cette Ă©curie donnait sur lâancienne cour dâhonneur du chateau ac-
taellement transformé en basse-cour. Le propriétaire ne fit grace
dâaucun dĂ©tail & son compagnon. AprĂ©s lui avoir fait admirer tous
ses aménagements ct lui avoir minutieusement expliqué, 4 mesure,
ses projets dâamĂ©lioration et dâagrandissement, il le conduisit vers
une petite porte cintrĂ©e, surmontĂ©e dâune croix; elle donnait sur un
vestibule qui conduisait & Ja chapelle et ot se trouvait un petit es-
calier en spirale, quâon aurait pu prendre pour une colonne torse
enveloppĂ©e dâarabesques. Cet escalier Ă©tait un chef-dâceuvre dâar-
chitecture, tant par Ja hardiesse et la légéreté de son enroulement
236 LINTENDANT,
que par la perfection des sculptures qui le décoraient. Il servait de
communication entre lâintĂ©rieur du chateau et la chapelle. Les deux
compagnons le montérent. Ils se trowvérent bientét dans une grande
salle dont on avait fait un magasin de réserve 4 en juger par la
quantitĂ© de grains et de fruits qui sây Ă©levaient en monceaux. Le
jeune homme, en voyant |âemploi actuel de cette piĂ©ce, dont lq pla-
fond, encore chargé de ses antiques ornements, lui rappelait les
temps heureux de sa famille, ne put sâempĂ©cher de faire dâamĂ©res
réflexions ; mais elles furent courtes, son guide lui fit presser le pas.
IJs traversérent encore plusieurs salles comme la premiére conver-
ties en magasins champétres, et se trouvérent dans une longue ga-
lerie éclairée par des fenétres percées & hauteur de plafond et ornée
de fresques merveilleusement conservées.
Le jeune homme crut distinguer dans une de ces peintures une
scĂ©ne de chevalerie : câĂ©tait la prise dâordre d'un templier, et de
de nouveau son esprit rétrograda dans le passé. Cette galerie avait
conservĂ© son ancienne destination, en ce quâelle servait, comme
autrefois, 4 relier les deux parties opposées du chateau. Elle abou-
tissait 4 lâescalier du corps de batiment restaurĂ© : les deux compa-
gnons y étaient arrivés. Ici le baron se retourna et fit remarquer a
Raoul, sur le cadre extérieur de la porte de Ja galerie, un écusson
taillé dans Ja pierre grisatre, et dont les saillies mal accasées com-
mencaient a s'effacer sous la main du temps. II portait une croix de
gueules dans un champ d'argent et Ă©tait surmontĂ© dâune couronne
de marquis.
« Reconnaissez-vous ce blason, monsieur de Montségur? dit-il, vous
voyez que ce qui appartient A votre famille a été fidélement conservé
ici. »
Raoul sâinclina sans rĂ©pondre ; mais je vieillard nâeut garde de lui
faire remarquer le double Ă©cusson de marbre blanc qui couronnait
deux autres portes latĂ©rales. CâĂ©taient les armoiries que M. de BrĂ©che
arborait : elles portaient dâazur a trois merlettes d'argent, et sâĂ©pa-
nouissaient sous. un tortil de baron entre deax levrettes en sup-
port.
L'orgueilleux vieillard sâimaginait humilier par cette exhibition
de parvenu, je vieux blason délabré des anciens maftres de Beau-
retrait. :
li ouvrt ensuite ane de ces deux portes ainsi conronnées, et fit
L'INTENDANT. 287
entrer Raoul dans une sorte de salle dâattente, et de lA dans un dĂ©-
licieux réduit, o8 tout était frais, élégant et coquet.
« Nous sommes dans lâappartement de ma fille, dit le vieillard,
avec une certaine complaisance ; ceci est son petit salon. »
Nous venons de dire que câĂ©tait un dĂ©licieux rĂ©duit, et il annon-
cait en effet, tant par le ton dâharmonie qui rĂ©gnait dans son arran-
gement que par la forme et le caractĂ©re de ses meubles, quâil appar-
tenait 4 une jeune fille. Une large porte vitrée donnait sur un balcon
quâabritait du soleil un berceau de jasmin en fleurs, entremĂ©lĂ© de ceps
touflus aux grappes dorées et de liserons aux campanules bleues.
Les vastes rideaux en soie blanche, ouverts en ce moment, permet-
taient 4 la vue de s'Ă©garer sur un de ces magnifiques et rayonnants
paysages particuliers a cette partie de la France. En face du balcon,
et suspendu entre deux Ă©normes touffes de lauriers-rose, un hamac
en fil dâaloĂ©s aux vives couleurs semblait inviter 4 la paresseuse rĂ©-
verie des tropiques. Toute la piéce, avec son arrangement pittores-
que, élait doublée dans une grande glace de Bohéme, qui décorait
une cheminée en marbre rose, sur laquelle des gerbes de fleurs
exotiques sâĂ©panouissaient dans des vases de SĂ©vres richement
peints.
Un établissement de travail, 4 en juger par la tapisserie Jaissée sur
une molle causeuse adossée a une opulente jardiniére, achevait
de donner 4 ce réduit ce caractére de féminine élégance qui se dé-
celait dâailleurs dans la disposition des moindres objets.
_ M. de Bréche fit remarquer a Raoul une porte vitrée gracieusement
drapée d'une étoffe semblable aux rideaux du balcon.
« Nous nâentrerons pas par 1a, dit-il; câest la chambre a cou-
cher. »
Ils montérent sur le balcon. Il était couvert, ainsi que nous ve-
nons de dire, par une voite de verdure toute semée de fleurs et de
fruits, et dominait l'une des plus belles toiles quâait jamais peintes la
nature de sa main ingénieuse et féconde. Comme le jeune homme
sâĂ©lait avancĂ© de la balustrade, des pas de chevaux se firent enten-
dre derriére un petit bois de lauriers qui séparait le jardin de la
grande avenue.
a Câest Agathe, dit le vieillard, qui va faire un petit tour a
cheval! »
A ce moment, la jeune fille, qui avait tourné le massif verdoyant,
288 L'INTENDANT.
leva la tĂ©te et apercut son pĂ©re avec lâĂ©tranger. AussitĂ©t elle piqua
sa monture qui se mit a caracoler, et l'on put voir lâimperceptible
rougeur qui avait subitement Ă©clatĂ© sur le visage de lâamazone. M. de
Bréche lui cria :
« Hate-toi, Agathe, le soleil baisse, et tu sais que nous avons un
hote a diner. »
Elle répondit 4 son pére en agitant sa cravache par le plus gra-
cieux mouvement, et, faisant de nouveau piaffer son cheval, elle
sâĂ©loigna au galop.
« Câest une enfant gatĂ©e et qui fait ici ses quatre volontĂ©s, dit le
proprictaire en se retournant vers Raoul. Maintenant, ajouta-t-il, et
en attendant que cette folle soit de retour, allons visiter les jardins
et Je parc. »
Heureusement pour notre héros, ils trouvérent au rez-de-chaus-
sée plusieurs fermiers qui attendaient M. de Bréche. Pendant que
âces hommes occupaient Je baron, Raoul , demeurĂ© seul dans |a salle
a manger, prit machinalement une brochure quâil avait |âair de par-
courir, tandis que sa pensée était perdue dans de tristes réflexions.
Il nâaurait pu dire depuis combien de temps il Ă©tait ainsi absorbĂ©
en lui-mĂ©me, lorsquâun double galop vint sâarrĂ©ter brusquement
a la porte extérieure. Raoul se Jeva et sortit; il vit mademoiselle de
BrĂ©che sâĂ©lancer de sa monture, que |âĂ©cuyer qui la suivait sâempressa
dâemmener. AprĂ©s avoir saluĂ© le jeune homme, la jeune fille monta
chez elle pour changer de toilette.
Nous ne nous arréterons pas ici 4 décrire Je diner qui eut lieu ce
jour-la & Beauretrait ; il suffira de dire que quand le jeune homme
âquitta cette demeure pour regagner sa pauvre maison, il Ă©tait de
nouveau plongĂ© dans un Ă©tat dâĂ©trange rĂ©verie et dâaustĂ©re tristesse.
Charles de Saint-JULign.
(La suite a un prochain numero. )
LE JAPON
Dans le remarquable mouvement dâexpansion qui travaille les
Etats-Unis ; dans cet Ă©panouissement de vitalitĂ© dâune nation si jeune
et dĂ©ja si puissante, i] nâest pas de projet de conquĂ©te ou dâannexion
territoriale qui ne germe dans les tĂ©tes de ce peuple dâhommes
dâEtat. En effet, chaque citoyen se croit un personnage politique,
parce quâil mĂ©ne de front les affaires de son commerce et les intĂ©-
rĂ©ts du pays; et si NapolĂ©on est entourĂ© dâun tel prestige pour
avoir Ă©largi les frontiĂ©res de Ia France, comment sâĂ©tonner que le
peuple Américain soit en proie 4 une ambition irraisonnée et ne réve
quâagrandissement, au ligu de songer a occuper dâabord la totalitĂ©.
de lâimmense contrĂ©e qui lui est Ă©chue en partage. Mais heureuseâ
ment ses gouvernants sâefforcent de modĂ©rer et de combattre cette.
disposition si dangereuse pour la paix du monde; et câest ainsi que
les expĂ©ditions contre Cuba, les plans dâinvasion du Mexique ou de
prise de possession des iles Sandwich, ne rencontrent quâune louable:
opposition dans les régions du pouvoir exécutif.
ll nâen est pas de mĂ©me lorsquâil sâagit de crĂ©er au loin des rela-.
tions commerciales et dâĂ©tendre encore le vaste champ dâentreprises
sur lequel sâexerce le gĂ©nie industriel des AmĂ©ricains. Le gouverne-
ment seconde ou devance méme les vceux de la nation a cet égard,
et il entretient sur toutes les mers une marine militaire assez puis-
sante et un personnel dâagents consulaires, pour protĂ©ger au loin le
pavillon Ă©toilĂ©. Depuis que lâAngleterre a obtenu, par la force, lâou-
vt XxIxX. 11 péc. 1854. 5¹ yiva|. é "40
290 LE JAPON.
verture des cing ports du CĂ©leste-Empire, les Etats-Unis ont con-
tracté un traité de commerce avec la Chine, et ils regoivent an-
nuellement de ce pays pour une valeur de 28 millions de francs de
marchandises : thés, soieries, meubles de laque, porcelaines, con-
fitures, artifices, huiles essentielles et vermillon, dont les Indiens
des Montagnes-Rocheusges Âąt du iiaut-Missouri font une grande con-
sommation. De lâAmĂ©rique du nord, il sâexporte annuellement pour
Ja Chine pour 8 410 millions de produits : ginseng, cotonnades,
mélaux et tabacs, ef sans doute que le frottement, chaque jour plus
grand avec la civilisation européenne, augmentera chez les Chinois
le gout pour les provenances étrangéres. Mais a cété de ce mouve-
ment dâaffaires importantes, le reste de |âAsie continentale indĂ©pen-
dante, composé des empires des Birmans, de la Cochinchine, de
Siam, de Malacca, etc., présentant une population de plus de
400 millions dâame nâoffre aucune espĂ©ce de dĂ©bouchĂ©; et quant au
Japon, avec ses 50 millions dâhabitants, ses iles sont entigrement
fermées, non-seulement au commerce, mais méme.aux regards des
Ameéricains.
Au mois deâseptembre dernier, un agent commercial des Etats-
Unis est arrive 4 Washington, de retour dâune mission du gouverne~
ment dans ces différentes contrées : M. Balesties, ancien consul des
Etats-Unis & Singapore, ou il a réussi 4 obtenir un traité de com-
merce, qui a créé un mouvement d'affaires annuel de plus de
2 millions de franca, M. Balesties était mieux que personhe 4 méme
de mener 4 bien cette difficile entreprise ; cependant il a échoué a
Siam et en Cochinchine, ow |âon a refusĂ© obstinĂ©ment d'Ă©couter ses
propositions; mais il a été mieux accueilli & Bornéo, la plus grande
ile du monde aprés la Nouvelle-Hollande, et doat les riches produc-
tions offrent beaucoup de variĂ©tĂ©. Lâile est divisĂ©e en plusieurs prin-
cipautés, et les Hollandais y ont de vastes possessions. M. Balesties
a.fait une Convention avantageuse avec le sultan de Bruni, souve-
rain dâune grande portion de lâile, et avec plusieurs rajahs. Il a
également noué des relations dans les iles Malaies, et distribué des
présents a différents chefs pour les rendre favorables aux naviga-
teurs amĂ©ricains. Ainsi sa mission nâa pas. Ă©tĂ© tout a fait inofruc-
tueuse; toutefuis, la presse de New-York critique amérement la
pauvrelé des résultats, et le relour précipité de M. Balesties, au
moment OU sa présenée 4 Siam pouyait étre le plus ute : le roi
LE JAPON. 291
vient de retirer aux Angiais le privilége du commerce dont ils avaient
le monopole ; et lon sâattend que lord Palmerston appuiera de ses
canons les réclametions des marchands de Madras et de Bombay.
Mais câest surtout avec fe Japon que les Etats-Unis dĂ©sirent entrer
em négociations, et le développement rapide de Ia Californie nous
semble devoir rendre trés-procham fe moment ow, de gré ou de
force, le mur de séquestration systématique de cet archipel sera
abatta. Lâouverture de ces Hes est d'un immense intĂ©rĂ©t pour IâA-
mĂ©rique. On sait qeâane flotte de vapeurs de long cours met en
communication hebdomadaire New-York et San-Francisco par
lâisthme de Panama. Une autre ligne de steamers est en prĂ©paration
pour rehier San-Francisco aux fles Sandwich, et de „4 4 Shanghai, en
Chine, le port de mer le plus voisin de Nankin; le Japon se trouve
sur fa route directe que parcourront ces paquebots Transpacifiques,
et i! est mécessaire aa saccés de Pentreprise de pouvoir établir &
Yeddo ou a Nangasak? deux dépéts de charbon pour leur approvi-
sionnement. De plus, la péche de Ia baleine se concentre, principa-
lement depuis pet dâannĂ©es, dans te nord de |âocĂ©an Paeifique. Les
Etats-Unis comptent de six 4 sept cents mavires engagés dans cette
péche, employant un personnel de plus de 25,000 officiers et ma-
rms, et absorbant un capital de 150 millions de francs. Dans la pour-
suite de feurs recherches aventureuses, les baleiniers américains
fréquentent en grand nombre les mers et les c6tes du Japon, les fles
Lieou-Kieou, le groupe Meaicosima, les baies de Yeso, les tles Ku-
Tiles et la mer de Kamtschatka. An milieu de parages rendus dan-
gereux par des récifs sans nombre et des brouillards presque
continuels, les marins ont besoin de quelques lieux de ravitaille-
ment, et, en cas de naufrage, ils ont droit dâattendre un accueil
hospitalier au point ot: ils réussissent 4 aborder. Mais au lieu de
prendre pitié des malheureux que leur jettent les flots, les Japonais
les emprisonnent et les accablent de mauvais traitements. En 1848,
le baleinier Lagoda s'étant brisé sur ces cétes, les quinze malheureux
qui échappérent au désastre furent détenus pendant un an, avec un
raffinement de cruauté odteux, dans une gedle infecte; et ils ne
furent dĂ©livrĂ©s, avec beaucoup de difficultĂ©s, que lorsquâun navire
de guerre, le Preble, vint énergiquement les réclamer. Cet outrage
nâa recu aucune rĂ©paration, et Popinion publique parait Ă©tre en fa-
wear d'une expédition maritime pour obtenir des indemnités, des
292 LE JAPON.
garanties pour lâavenir, et pour imposer au besoin par la force un
traitĂ© de commerce & lâempereur du Japon. Les journaux, qui re-
viennent fréquemment a traiter ce sujet, font valoir la facilité de
lâentreprise. On amĂ©nerait bientĂ©t ces reclus volontaires 4 compo-
sition par un strict blocus de quelques-uns de leurs ports, et prin-
cipalement de la capitale, Yeddo. On arréterait ainsi la plus grande
partie de leur cabotage, qui est trés-importante; on intercepterait
les revenus impériaux dans leur trajet habituel par mer a Yeddo, et
Jâon sâemparerait de Ja marine entiĂ©re du Japon. A Sinagawa, le
port ou le faubourg maritime de Yeddo, plusieurs milliers de jon-
ques sont souvent rassemblées, Jes unes ayant 4 bord les taxes en
numéraire et marchandises, les autres chargées des produits du
pays ou de Ja péche; et comme le poisson forme la base de la nour-
riture de toutes les classes de Japonais, la suspension des approvi-
sionnements dans une capitale de plus de deux millions dâames,
aménerait bientét le gouvernement 4 composition.
Le Japon est vulnérable de toutes parts, disent les journaux qui
poussent le Congrés a cette expédition : quoique ce soit une nation
brave et guerriĂ©re, elle nâa aucun moyen de rĂ©sister 4 une simple
frégate. Dans leurs fortifications, le carton peint joue un grand réle;
leur poudre est mauvaise, et leur inexpérience en artillerie rend le
service des canons trés-dangereux, surtout pour leurs propres ca-
nonniers. Leurs troupes sont armĂ©es dâarcs et de flĂ©ches, de piques
et dâarquebuses 4 mĂ©che. Leurs plus grandes jonques ne dĂ©passent
pas trois cents tonneaux, et elles sont construites avec préméditation
sur un modĂ©le imparfait et peu solide , par ordre exprĂ©s de |âempe-
reur, afin que ses sujets ne puissent sâĂ©loigner des cĂ©tes et entre-
prendre des voyages de long cours. â On assure quâa sa prochaine
session, le congrĂ©s de Washington sâoccupera de cette question, et
ne laissera pas Ă©chapper un motif lĂ©gitime dâintervenir dans les
affaires de ce vaste archipel.
Les premiéres relations des Américains avec les Japonais eurent
lieu en 1797. La Hollande, conquise par Ja France, Ă©tait par cela
mĂ©me en guerre avec lâAngleterre, et celle-ci interceptait par ses
vaisseaux toute communication entre Ja colonie de Batavia et le
comptoir de Napgazaki. Les Hollandais se servirent alors de navires
neutres pour ravitailler leurs Ă©tablissements et le premier batiment
amĂ©ricain ainsi affrĂ©tĂ© pour leur compte fut (âElisa, de New-York,
LE JAPON. 293°
capitaine Stewart, dont lâarrivĂ©e 4 Nangazaki Ă©veilla au plus haut
degrĂ© les soupcons des Japonais. La vue dâun Ă©quipage parlant an-
glais sous pavillon hollandais Ă©tait une anomalie dont il nâĂ©tait pas
facile de faire comprendre la cause; et le président Herr Doeff dé-
pensa beaucoup dâĂ©loquence pour expliquer que ces Anglais nâĂ©taient
pas de vrais Anglais, mais quâils habitaient un autre pays et nâa-
vaient pas le méme gouvernement. Le capitaine Stewart fit un se-
cond voyage pour le compte des Hollandais ; puis, en 1803, il apparut
de nouveau & Nangazaki, sur un autre navire, sous couleurs améri-
caines et s'efforca dâobtenir lâautorisation de dĂ©barquer ses marchan-
dises et dâentreprendre un trafic avec les habitants. Mais les intri-
gues des Hollandais réussirent sans peine a inquiéter les autorités
japonaises déja alarmées. On refusa péremptoirement toutes ses de-
mandes et le capitaine Stewart dut renoncer & son projet. En 1807,
une autre tentative infructueuse eut lieu & Nangazaki, le capitaine
se disant en dĂ©tresse et Ă©tre a bout de bois et dâeau. On lui fournit
gratis tout ce dont il avait besoin; puis on le pria dâappareiller au
plus vite. En 1837, le trois-m&ts Morrisson, capitaine Ingersol, se
présenta devant plusieurs portes et renouvela vainement les offres
dâĂ©change de marchandises aux Japonais. En 1845, le baleinier amĂ©-
ticain Manhattan crut enfin avoir les moyens de forcer le mauvais
vouloir et la dĂ©fiance traditionnelle de |âempereur ; il avait recueilli
en mer vingt-deux marins Japonais au moment ot leur jonque allait
s'engloutir ; et aprés avoir libéralement pourvu % leurs besoins, Je
capitaine Cooper se présenta devant la capitale pour y déposer les
naufragés. On ne lui permit que de rester quatre jours au port; on
fournit au Manhattan toutes les provisions quâil pouvait dĂ©sirer sans
accepter aucune rĂ©munĂ©ration ; mais ni le capitaine ni !âĂ©quipage
ne purent obtenir lâautorisation de descendre une seule fois a terre.
Toute communication avec la ville Ă©tait interdite, et le navire Ă©tait
entouré et gardé par trois lignes serrées de barques enchainées les
unes aux autres et qui en faisaient le tour. En 1846, le commodore
Biddle ayant visité Yeddo, avec les vaisseaux de guerre Columbus
et Vincennes, et en mission officielle du gouvernement de Washing-
ton, il ne put rĂ©ussir & entrer en pourpalers avec lâempereur et il
dut remettre a4 la voile nâayant recueilli que deux avanies dans son
expédition. Enfin, il y a quelques mois, un équipage de Japonais,
parmi lesquels se trouvent des personnages instruits et intelligents,
py | LE JAPON,
a encore été sanvé dana une tempéte par le cutter de guerra amé-
ricain Pelk, et & la fin du mois dâaoit les naufragĂ©s arrivaient en
relache en Californie. Oa discute le projet de leur faire parcourir en
tous sens les Etats-Unis, pour Jeur donner une haute idée de ia
grandeur et des ressources de cette république ; puis de les rea-
voyer dans leur patrie accompagnĂ©s dâun ambasgadeur amĂ©ricaip.
Telles sont les diffĂ©rentes tentatives essayĂ©ea jusquâa ce jour par les
citoyens des Etats-Unis, et leur peu de succĂ©a ne fait quâaugmenter
le désir général de pénétrer, de gré ou de force, dang cet empire
fermé au reste du monde.
Le Japon se compose dâun groupe dâjles qui s'Ă©tend de 126° a
148° de longitude crientale et de 29° & 47° de latitude septaniria-
nale. LâocĂ©an Pacifique baigne & |âest les cdtĂ©s de cea tles; & lâomest,
up bras de mer Jes sépare de la Corée et de la Tartarie chinoise. Les
écueils et les tempétes qui défendent ses bords, les brouillards con-
tinuels qui rendent les atterrages pleins de dangers, favorisent cet
isolement jaloux ot le retient la politique de ses princes et de ses
faux prétres.
Lâarchipel japonais comprend Jâempire proprement dit, formĂ© des
trois grandes iles de Niphou, de Sikohf et de Kiou-Siou, et les pays
conquis ou tributaifes qui se composent de Yeso, des Kourilea du sud
et d'une partie de Iâlle Tarrakai. Le Japon, dont la population totale ne
parait pas Ă©tre moiadre de cinquante millions dâhabitants, est gou-
verué par un empereur ayant sous lui des grands vassaux hérédi-
taires pour administrer chaque province. Ceux-ci portent le nom de
Trois et leur nombre est considérable ; mais la politique du suzegain
tend 4 affaiblir ces princes et & trouver un prétexte pour les dc-
trĂ©ner. La province est alors gouvernĂ©e par un dĂ©lĂ©guĂ© de |â empe-
reur. Celui-ci, qui réside dans la ville immense de Yeddo, porte le
titre de Zipgoun, mais il nâest que le gouverain tenaporel, et ua autre
empereur, le Mikado, fils du soleil, est le souverain spirituel de
cette vaste agglomĂ©ration dâhbommes. Ce dernier, sans autoritĂ©, mais
non sans honneurs, est traité avec Je plus grand respect et adoré
en quelque sorte par son peuple. Son unique occupation est de venir
sâasseoir de longues heures sur son trĂ©ne, daas un Ă©tat dâisamobilis6
LE JAPON, 395
complete, Quand il est ainsi dans ]âexercice de ses fonctions muettes,
un simple mouvement de sa part pourrait Ă©branler Je Japon.
Et totum nuty tremefecit Olympum.
Mais quand enfin la lassitude ct }âennui Jâobligent & quitter son
tréne, ul y dépose sa couropne 4 sa place pour Je représenter et peut
alors se livrer an plaisir du mouvement.
Les Japonais sont Tartares d'origine, cogame on peut Je reconnaitre
a leurs trails. Js nâopt aucun rapport de race avec les Chinois et
professen! powr ce dernier peuple un profond mépris. Cette vanité
nayonale ne parait pas dénuée de fondement, car les missionnaires
sont d'accord pour placer le caractére moral des Japonais bien au-
dessus de celui des Chingis. En Chine, câest la ruse qui dirige les
aclons de tous les hommes; mais au Japon, câest lâhonneur. Le
premier peuple place sa gloire & suivre des maximes ou la prudence
est toujours guidĂ©e par lâintĂ©rĂ©t, tandis que le second obĂ©it invio-
lablement & des rĂ©gles d'honneur consacrĂ©es par lâusage, quelques
fausses et excessives quâelles soient. De Ja proviennent les qualigĂ©s
des unes et leg défauts des autres. Le Chinois est circonspect, ti-
Iaide, modeste, pacifique et minytieux 4 un degré embarrassant et
importun quand il veut marquer son respect a son souverain, 4 ses
parents, & son maitre; mais alors ce respect est rarement autre
chose quâextĂ©rieur et ne prouve guĂ©re lâaffection ou Ja loyautĂ©. Au
coptraire, le Japonais est franc, sincére, amical, fidéle, officieux,
gĂ©nĂ©reux et dĂ©sintĂ©ressĂ©. Aussi, voyons-nous Jes JĂ©suites ne sâoc-
ouper de la Chine-que lorgquâils furent expylsĂ©s du Japon. Mais a
- chté de ces qualités, le caractére japonais est enlaidi de défauts et
de vices odieux. La démoralisation est générale, les maisons de dé-
bauche innombrables, dans les villes, sur les routes, dans les tem-
ples, et ceux qui Jes tiennent conservent un rang honorable dans la
société. Le lien conjugal est relaché au gré du mari, qui peut amener
dans sa propre maison les nombreuses rivales de sa légitime com-
pagne ; mais Ja faute de la femme est pynie de mort, et le moindre
Soupcon ou de plus léger caprice sont une cause suffisante de di-
vorce. Le suicide est consacré par les lois et ordonné dans une
foule de cas pour sauver la famille du prévenu du déshonneur d'un
jugement. Bien plus, ce crime,est epseigné en théorie dans les écoles,
296 LE JAPON.
avec la lecture et lâĂ©criture, et un tel mĂ©pris de la vie a imprimĂ©
aux meoeurs ce caractére de cruauté qui se rencontre souvent:avec
une civilisation fort avancĂ©e. Pour des fautes qui ailleurs nâempor-
teraient pas la peine capitale, on soumet le coupable 4 des supplices,
a des tortures dâune barbarie inoule, et dont le gĂ©nie des DioclĂ©tien
nâeit jamais soupconnĂ© lâexistence. De mĂ©me que chez tous les peu-
ples idolatres ot Ja propagation de lâespĂ©ce se pratique avec pres-
que autant de laisser-aller que parmi les animaux, ainsi le sentiment
maternel est Ă©moussĂ© ou mĂ©me Ă©teint par les vices du cceur ou |âab-
sence de foi; et dussĂ©-je exciter encore |âindignation des journaux
dĂ©mocratiques qui mâaccusaient naguĂ©re de calomnier les Chinois
dâune maniĂ©re infame, je dirai que la coutume de âinfanticide existe
sur une grande échelle au Japon comme en Chine. Les témoignages
sont moins nombreux que pour le CĂ©leste-Empire , parce que /es
voyageurs sont rares; mais outre que tous les missionnaires du
XVI* siécle en font foi, 4 commencer par saint Frangois Xavier, qui
Taconte avec douleur ces meurtres dâenfants naissants, voici ce que
je lis dans la relation du capitaine russe Golownin, qui fut retenu
prisonnier au Japon, de 18441 4 1843 : « La prodigieuse population
a de ce pays oblige fréquemment les pauvres gens a tuer leurs en-
« fants & leur naissance, lorsquâils sont faibles et dĂ©formĂ©s. La loi
«a défend ces meurtres sous de sévéres pénalités; mais le gouverne-
« ment ne sâinquiĂ©te jamais rigoureusement comment les enfants
« sont morts, peut-étre par raison politique. Ainsi des crimes de
« cette nature sont commis sans que les parents soient poursuivis. »
Et un auteur protestant plus ancien, Lokman, dans son ouvrage i0-
titulé : Voyages des Jésuites (Travels of the Jesuits, London, 1743),
sâexprime en ces termes, en parlant des Japonais : « La pratique
« de lâavortement n'est pas considĂ©rĂ©e comme un crime, et les pall-
« vres gens, ainsi que ceux qui ne sont pas mariés, peuvent dé-
«truire leurs enfants du sexe féminin; mais les garcons, dont les
« parents sont pauvres, sont élevés aux frais du gouvernement. »
Il est de fait que le pays est peuplĂ© a lâexcĂ©s, et tous les rapports
concordent sur ce point. Selon le dire dâun missionnaire : « La cam
« pagne semble habitée comme si les villes étaient désertes, et les
« villes fourmillent de peuple âcomme si les campagnes Ă©taient aban-
« données. » Il y a donc beaucoup de misére dans une telle agglo-
mĂ©ration dâhommes sur un archipel relativement restreint ; mais Ja
LE JAPON. 207
pauvretĂ© serait encore plus Ă©pouvantable , si le peuple nâĂ©tait
douĂ© dâune rare frugalitĂ©, et si la Providence nâavait mis a leur
portée les denrées alimentaires du plus facile accés : sur terre, le riz
qui, dans un espace donné, produit plus que toute autre céréale, et
sur la mer dont ces nombreuses iles sont partout entourées, une
prodigieuse et inépuisable quantité de poissons. Le Japonais noncha-
lant et dĂ©sceuvrĂ© ne fait quâun repas par jour et il est satisfait d'une
poignĂ©e de riz et dâun morceau de poisson sec, dont le lazzarone le
plus frugal ne se contenterait pas. .a mer produit en outre a discré-
tion une sorte de varech, plante marine, dont les habitants sont
trés-friands et dont Ja-récolte ne donne ni peine ni dépense.
Mais a cĂ©tĂ© de cette race innombrable de prolĂ©taires, |âempire du
Japon contient des classes variées de riches seigneurs vivant noble-
ment deâfeurs rentes, de lettrĂ©s non moins prĂ©tentioux mais moins
puissants quâen Chine, de commercants, de marins, dâagriculteurs
et dâbabiles industriels. Lâindustrie japonaise est en beaucoup de
points supérieure 4 celle du Céleste-Empire; la porcelaine et le tra-
vail de lâivoire et du bois sont aussi soignĂ©s; la peinture avec
perspective et proportions, la sculpture, lâarchitecture ne sont pas
daps |âenfance comme dans le pays voisin ; les meubles de laque ont
upe perfection inimitable, et la spĂ©cialitĂ© dâincrustations de nacre
dans le vernis, qui produisent les dessins les plus beaux, nâest que
mĂ©diocrement imitĂ©e par |lâAngleterre; les soieries sont plus sou=
ples, plus solides et plus riches que les plus beaux crépons; le tra-
vail des mĂ©taux, du cuivre, de |âor est pratiquĂ© avec intelligence; les
mines du pays en fournissent des quantités considérables, et les
lames dâacier du Japon, dâune trempe aussi sire que celle de Damas
ou de TolĂ©de, sâenroulent en spirale ou se courbent en cercle, pour
reprendre, en sortant du fourreau Je plus bizarrement contourné, la
rigoureuse droiture dâune solide Ă©pĂ©e. Lâinstruction Ă©lĂ©mentaire est
rĂ©pandue partout, et lâenfant de Ja derniĂ©re classe sait lire et Ă©crire ;
l'imprimerie, introduite au Japon depuis six siécles, fait sortir cha-
que annĂ©e de ses presses prĂ©s de huit mille ouvrages; lâhistoire, la
philosophie, la poĂ©sie, lâastronomie occupent des classes nombreuses
de savants, et le godt du théatre est aussi répandu et aussi satisfait
quâa Paris. Ainsi le travail des siĂ©cles a produit au Japon toutes les
institutions, tous les arts, toutes les sciences qui distingueraient un
peuple civilisé, si la vraie foi n'était pas nécessaire pour marquer la
408 LE JAPON.
civilisation da sceau de ja verte, poor régier les esprits et gouverner
les cceurs.
En recherchant lâorfgine des traditions du Japon, on y rencontre
une religion connue sous le nom de szto, ob les souvenirs obscarcis
de la révélation primitive peuvent encore ¹e reconnaftre. Au com-
mencement da monde la terre Ă©tait couverte dâeau, le Japon fat le
premier point qui se montra & sa sarface, et le fils de Dieu, Kami,
se divisant en homme et femme, descendit da ciel sur Iâfle de Niphou
et la peupla. Une autre incarnation de la divinité est devenue la tige
dé la maison impériale, et le Mikado est sapposé le descendant di-
rect du roi des cieux. Les temples des stntos ne contiennent pas
dâidoles et lâobjet proĂ©minent est un miroir, embiĂ©me de la puretĂ©
de lâame nĂ©cessaire pour plaire 4 Ja divinitĂ©. Des abtutions sans
nombre, des pélerinages, des jeiines, des priéres fréquentes rendent
cé culte assez analogue a celui de Mahomet. Tout homme doit se
rendre au temple dâisye plusieurs fois dans sa vie, et, apres ane
sĂ©rie de pĂ©nitences, recevoir lâabsolation Ă©crite de ses fautes. Mais
cette religion est encore trop pure pour le vulgaire, et le bouddhisme
qui fut apporté de la Chine au Japon, aa Vi* siécle de notre ére, y a
trouvé des sectateurs dans les masses populaires. Le bouddhisme est
la véritable idolatrie, et les temples affectés A ce culte sont encom-
brés de statues informes et monstrueuses de toutes sortes de dieux
auxquels sâoffrent des sacrifices. Une troisiĂ©me secte suit la religion
philosophique de Confucius, et enfin un grand nombre de leurés
professent ouvertement une indifférence compléte ou se proclament
mĂ©me athĂ©es. Ces tristes variĂ©tĂ©s de )âerreur vivent cdte & cote en
harmonie, sans persĂ©cution ni contrainte; le mensonge sâaccommode
de toutes les divagations de |âesprit, afin de grouper toutes les forces
de la nation pour opposer 4 la vérité une résistance désespérée. Tel
est en peu de mots l'état dans lequel le Japon fut trouvé par les pre-
miers EuropĂ©ens qui y pĂ©nĂ©trĂ©rĂ©nt, et tel il est encore aujourdâhui.
I
Le Japon a été inconna aux anciens au méme degré que !'Amé~
rique, et PtolĂ©mĂ©e nâen fait nulle mention. Le PĂ©re Rubruquis,
ce pieux cordelier envoyé par saint Louis en Tartarie pour y
prĂ©cher |âEvangile, est le premier qui ait fait connaftre & 1'Es-
LE JAPON. 298
rope ce populeux atchipel dans lequel il ne put cependant péné-
trer; et quelques années plus tant, en £374, le Vénitien Marco
Polo, dans son voyage en Chine, entendit parler du Japon sous ie
nom de Zipangou. Les récits fabuleux qu't! en donne vinrent dans la
guite enflammer imagination de Christophe Colomb, et dans ses
quatre voyages fl croyait & chaque He nouvelle reconnaitre enfin 1s
fameuse fle de Zipangou. Ainsi la premiére notion sur ce pays nous
vient dâun missionnaire; ja foi avait pĂ©nĂ©trĂ© dans ces parages avant
Ja science od le curiosité du voyageur, et hous y voyons un présage
que ta foi y regnera un jour dans tes coeurs. Lorsaque saint Louis
Hsait l'intéressante relation de son envoyé, eut-il une intuition des
merveilies qué trois sideles ples tafd saint Francois Xavier devait
réaliser dans ces mers Jointaines, et du réle honorable que la France
y remplirait jusquâĂ© nos jours pour la protection des apdtres de la
vraie religion.
Câest seulement en 1534, prĂ©s d'un demi-sidcle apras la dĂ©cou-
verte de lâAmĂ©rique, qu'un EuropĂ©en pĂ©nĂ©tra au Japon. Le Portugal
était alors au faite de $a gloire et de sa puissance; i! possédait des
contrĂ©es entiĂ©res dans ]âIndoustan, & Malacca, & Siam ; il couvrait de
sé9 établissements les cdtes de |'Afriqae depuis ta latitude de Mada-
gascer juequâa la mer Rooge, et sâemparait de Ceylan, des Moluques,
des Célébes et de Macao. Quelle exaltation devait produire ces con-
qaétes et ces découvertes sur |'imagination mobile des Portugais!
Les hardis navigateurs qui parcouraient ces mers, tour 4 tour mar-
chands, corsaires, négociatears, savaient allier la religion au bri-
gandage, lâaviditĂ© a |âhonneur, la grandeur dâame & la ruse, la
cruauté & la plus nalve sensibilité. Un de ces plus célébres aventu-
riers, Antonio Faria, tantĂ©t sâemparait des riches gallions de ses
propres compatriotes, iantét incendiait une ville pour enlever avec
impunitĂ© queique jeune fille an milieu de lâĂ©pouvante du dĂ©sastre ;
ou bien encore, aprés avoir ranconné des peuples, traversé des
déserts, 1] remontait le cours d'un fleave inconnu pour enlever a la
Ghine ses idojes et les cercueils précieux de ses anciens monarques.
PossĂ©dant anjeurdâhui de vastes richesses, ignorant le lendemain ot
cacheér sa téte proscrite, béni comme on bienfaiteur, exécré comme
un tyran, il périt enfin dans un naufrage sur les cétes de Chine, en
revenant de s0n expĂ©dition contre Iâfle de Calemblay.
Pinto Mendez, compagnon de Faria, se sauva & Ja nage avec huit
300 LE JAPON.
Portugais, et, aprés avoir erré misérablement dans plusieurs pro-
vinces de Chine, il avait trouvé un navire pour Je ramener aux
Indes, lorsquâun second naufrage le jeta sur Ja cote du Japon ot: il
recut.du roi de Cangoxima !âaccueil le plus bienveillant. La nou-
veautĂ© de ses armes A feu et le bruit des guĂ©risons quâil fut assez
heureux pour opĂ©rer lui attirĂ©rent lâamitiĂ© du prince; et quand aprĂ©s
un assez long séjour,,Pinto Mendez put rejoindre les Portugais chargé
de riches prĂ©sents; ses rĂ©cits nâeurent pas de peine a enflammer
la cupiditĂ© et l'amour dâentreprises de ses auditeurs. Une foule de
marchands équipérent des flottes pour puiser a cette nouvelle source
ouverte & leur industrie, et bientĂ©t un commerce actif sâĂ©tablit entre
le Portugal et les provinces japonaises. Pendant plus de quarante
ans les Portugais eurent le monopole des trafics avec cet empire, et
nulle nation nâĂ©tait admise a le partager. Leur prĂ©sence Ă©tait recher-
chée dans les ports, il leur était permis de contracler mariage avec
les jeunes filles du pays, et & part des désordres de mceyrs, le Japon
nâeut pas a se plaindre de sa tolĂ©rance pour les Ă©trangers. A cette
Ă©poque, des guerres civiles ensanglantaient ce pays; les Portugais
surent habilement se maintenir en bonne amitié avec chaque parti,
tour 4 lour vainqueur et vaincu, et ils ne profitérent pas du désordre
pour usurper aucun pouvoir dans les tles ot leur présence était alimée
de tous.
Lorsquâen 1580, Philippe II dâEspagne placa sur sa tĂ©te la cou-
ronne de Portugal, 4 la mort du cardinal Henri, les relations avec le
Japon recgurent une premiĂ©re atteinte, et la dĂ©cadence de }âAsie por-
tugaise commenca. Les traitĂ©s: dâunion des deux royaumes avaient
rĂ©servĂ© aux Portugais Je commerce du Japon ; mais les Espagnols nây
furent pas longtemps fidéles, et bientét leur colonie du Mexique vou-
lut ouvrir des relations directes avec ce riche archipel. Cette inva-
sion de nouveaux visages, gous un nouveau drapeau, devait inspirer â
des inquiétudes aux Japonais et leur faire craindre des atteintes contre
leur indépendance. Ils furent confirmés dans leur défiance par la jac~
tance dâun capitaine espagnol qui, questionnĂ© sur les ressources de
sa nation, déploya devant les insulaires surpris une carte du globe,
leur y montra toutes les contrĂ©es dâAmĂ©rique, dâEurope et dâAsie
qui obérssaient au fils de Charles-Quint, leur expliqua la conquéte da
Portugal, et fit entendre que le Japon aurait son tour, la tactique des
Espagnols étant de se faire précéder de missionnaires dans les pays
LE JAPON. 801
dont ils voulaient se rendre maitres pour disposer les peuples en leur
faveur. CâĂ©tait lâĂ©poque od Ja Hollande rĂ©ussissait & se rendre indĂ©-
pendante, ou lâAngleterre protestante, menacĂ©e dans son fanatisme
de sectaire par la grande Armada et par Jes amis de Marie Stuart,
soutenait contre IlâEspagne une lutte dĂ©sespĂ©rĂ©e. Ces deux puissances
résolurent de porter la guerre aux Indes pour ébranler le colosse
castillan dans ce qui soutenait sa grandeur, et tous les royens leur
semblérent bons pour arriver au but de leur implacable haine. En
4594, Philippe II ayant fermé le comptoir hollandais de Lisbonne, que
Pintérét des Portugais avait fait conserver malgré la guerre, les villes
bataves armérent une flotte pour aller se procurer les produits de
VAsie dans les mers de lâInde, et lâamiral Van Hek y dĂ©vasta sans
résistance les belles colonies des Portugais. Le souverain espagnol
Jes abandonnait sans défense et réservait toutes ses forces pour pro-
tĂ©ger ses colonies dâAmĂ©rique contre Francis Drake et les vaisseaux
anglais. En 1600, un Anglais, Williams Addams, naviguant sur un
b&timent hollandais, dĂ©barquait au Japon, avait ]âaudace de se faire
passer prĂ©s de lâempereur pour un ambassadeur de la reine Elisa-
beth, et, dans son horreur pour !a religion, fomentait les germes de
jalousie contre les missionnaires et contre tous les Portugais. La per-
sécution éclatait, les chrétiens périssaient en foule dans les tortures ;
mais les Anglais sâĂ©taient vengĂ©s sur les jĂ©suites de la peur que leur
inspirait Philippe I]. En 1643, un premier navire anglais apparais-
sait dans les mers du Japon, et un envoyé spécial, Saris, contractait
un traitĂ© de commerce avec lâempereur. LâĂ©tablissement principal
des Anglais Ă©tait 4 Firando, et il acquit une certaine importance ;
mais la proclamation de la république dans la Grande-Bretagne vint
affaiblir la nation et fit abandonner le comptoir du Japon. Depuis
lors, câest en vain que les Anglais ont cherchĂ© a le rĂ©tablir, les Ja-
ponais sây sont toujours opposĂ©s.
Les Hollandais devaient Ă©tre plus heureux, parce quâils Ă©taient
plus modestes dans leurs prétentions et encore moins scrupuleux
dans le choix des moyens. Etablis 4 Firando en 1609, leur influence
sapait celle des Portugais, et leurs infames calomnies préparaient la
ruine de la religion et lâexpulsion de leurs rivaux. A force de rĂ©pĂ©-
ter que les adorateurs du Christ Ă©taient les ennemis du Japon, et
quâeux seuls, Hollandais, nâĂ©taient pas de cette religion, ils rĂ©ussi-
rent & le persuader a4 lâempereur qui jura de chasser les Portugais.
$02 LE JAPON.
Mais celui-ci avait besoin dâun gage, et, 4 Ja honte du protestantisme,
les Hollandais ne rougirent pas de le donner. En 1638, au plus fort
de Ja persécution, 40,000 chréliens japonais, réduits au désespoir.
par le martyre de plusieurs milliers de leurs fréres, se réfugiéreat
dans une forteresse pour y défendre chérement leur vie. Les Hol-
landais, a titre dâalliĂ©s, furent priĂ©s dâaider au siĂ©ge, et Kochebeker,
chef du comptoir de Firando, vint & bord dâun vaisseau bombarder
Ja place en y causant dâaffreux dĂ©g&ts. Les chrĂ©tiens pĂ©rirent jus-
quâau dernier ; mais, en rĂ©compense de cet empressement soumis,
les Hollandais ont obtenu de rester au Japon malgrĂ© le dessein dâen
exclure lous les étrangers. Toutefois, on leur fit démolir leur conap-
toir de Firando, et ils furent relĂ©guĂ©s sur Iâile factice de Dezime,
dans le port de Nangazaki, ow ils sont encore aujourdâ bui.
En 1641, les Portugais ayant rĂ©ussi & secouer le joug de lâEspagne,
cherchent 4 renouer des relations avec le Japoa et y envoient quatre
ambassadeurs. Ls sont décapités a Nangazaki au mépris du droit des
gens. En 1674, Charles Il dâAngleterre expĂ©die de son cdtĂ© une am-
bassade solennelle; mais les Hollandais insinuent officieusement que
ce prince a épousé une infante de Portugal, que das lors les jésuites
ne tarderaient pas 4 revenir a Ja suile des Anglais, et ce souvenir,
conservé précieusement par la tradition politique du Japon, sufiit
encore de nos jours pour faire repousser les avances du gouverne-
ment britannique. En 1792, la Russie fait aussi partir une mission
diplomatique, par ordre de lâimpĂ©ratrice Catherine, pour ramener
trente naufragés japouais recueillis au Kamtschatka et combiés de
prĂ©sents; mais lâempereur refuse obstinĂ©ment de recevoir les ea-
voyés. En 1803, nouvelle tentative de la Russie pour forcer jes portes
de cet empire, le gouvernement considérant comme nécessaire aax
Ă©tablissements de |âAmĂ©rique russe dâouvrir des relations commer-
ciales avec le Japon. Un haut fonctionnaire du czar, Resanoff, est a
la téte de cette ambassade infructueuse, et, de retour au Kamtschatka ,
il se yenge de son échec en envoyant deux navires de guerre dévas-
ter Iâlle Segalin. Dans le courant da siecle prĂ©sent, des expĂ©ditions
anglaises et francaises ont plusieurs fois visité les ports du Japon,
mais elles ont toujours rencontrĂ© le mĂ©me refus dâentrer en comnn-
nication, refus prononcĂ© avec aulant de politesse que dâobstination,
et cet empire persiste depuis plus de deux cents ans dans sa politique
de séquestration, sans montrer aucune disposition @ en changer.
LE JAPON. 303
Les Hollandais font donc séuls le commerce de ces fles, mais au
prix de quelles humiliations! Un des employés de leur comptoir,
Engelbert Kempfer, Ia écrit : « Les Japonais ne neous considérent que
a comme de vils marchands qu'ils placert au dernier rang de la so-
a ciĂ©tĂ© humaine. LâextrĂ©me contrainte dans laquetle on nous tient
ane peut guére leur inspirer que de la jalousie et de la défiance.
a Dans cet Ă©tat dâavilissement, nous ne pouvons nous concilier la
« bienveillance de ce peuple despote et cruel que par notre libéralité
e et notre complaisance, en flattant tout ce qui est capable de flatter
«sa vanitĂ© ridicule.» On sait quâavant de permettre 4 un Ă©tranger
de débarquer sur le sot du Japon, un crucifix lui est apporté, sur te-
quel on le fait marcher nu-pieds en jurant de ne pas appartenir a la
religion de Jésus-Christ. Les Hollandais se sont conformés pendant
longues annĂ©es & cette coutume impie, et sâils prĂ©tendent en Ă©tre
maintenant exempts, ils oublient de dire la date précise ot un chan-
gement aussi important eut lieu dans le traitement quâils recolvent
des Japonais. Ce peuple tient & ses anciennes lois, {1 montre une hos-
tilité contre la religion aussi grande qu'il y a deux sitcles, et nous
sommes portés a croire que de nos jours encore Jes Hollandais mar-
chent sur Ia croix. I est certain quâĂ© tous les dĂ©barcadĂ©res du Japon
de grandes croix sont peintes sur le sol, en sorte qu'il est impossible
de descendre & terre sans les fouler aux pieds, et ces croix se voient
méme encore dans les fles Lieou-Kieou qui ne sont que tributaires
du Japon. Heer Doeff, président du comptoir hollandais de 1799 &
1817, écrit que Ja cérémonie de marcher sur l'image de la Vierge et
de lâEnfant JĂ©sus est pratiquĂ©e annuellement 4 chaque retour dâune
fete nationale religieuse, le quatriĂ©me jour de !âannde; et lâobligation
de sây conformer est si universelle, que les invalides, les infirmes et
les enfants naissants sont apportés au temple pour toucher du pied
l'image sainte. I] ajoute que cette pratique rĂ©guliĂ©re ne sâĂ©tend main-
tenant quâaux natifs, quoique dans des occasions particuliÂąres on Vezige
aussi des étrangers. Il efit été nécessaire de préciser ces occasions ;
mais loin de prouver que les Hollandais se sont affranchls de cette
Odieuse loi, Heer Doeff raconte un fait qui la confirme, câest quâen
1801 un brick sâĂ©tant brisĂ© dans une tempĂ©te sur Iâtle Gotto, lâĂ©qui-
page, composé de Malais au service de la colonie de Macao, dut
Marcher sur Ja croix avant de recevoir aucune assistance, et n'Ă©-
chappa pas cependant a la prison. Il nâest donc nutlement dĂ©montrĂ©
304 LE JAPON.
que la loi soit tombée en désuétude, et la susceptibilite actuelle des
Hollandais nous étonne. Le mépris pour la croix était pour eux un
moyen comme un autre de gagner de lâargent, et si le Japon catholique
efit exigĂ© du marchand dâAmsterdam dâadorer le crucifix avant de dĂ©-
barquer ses caisses, nul doute que ses prosternations la face contre
terre nâeussent sur-le-champ satisfait 4 cette exigence commerciale.
Le comptoir de Dezimon ne peut contenir que onze Holiandais ; la
joi nâen permet pas un de plus, et ces martyrs de la cupiditĂ© passent
leur vie dans une petite fle factice, entourée de hautes murailles qui
ne leur permettent pas dâapercevoir un seul point de la ville de Nan-
gazaki. Un pont fortifié communique avec le quai de cette ville, et
est dĂ©fendu aux deux extrĂ©mitĂ©s par dâĂ©normes portes, gardĂ©es
nuit et jour par des corps nombreux de soldats, de douaniers et
dâespions. On ne permet 4 un Hollandais de descendre & terre que
seul, aprés une autorisation spéciale du gouverneur de Nangazaki,
et aprés une série de formalités qui emploient plusieurs jours. Alors
méme il est accompagné dans son excursion par une telle quantité
de gardes dont i] lui faut payer le dérangement, que le promeneur
se hate de rentrer dans sa prison et ne réclame plus une distraction
aussi génante que dispendieuse. Tous les quatre ans seulement, le
président du comptoir se rend & la capitale, Yeddo, pour y solliciter
de lâempereur la continuation des privilĂ©ges du commerce et lui of-
frir de riches présents. Pendant ce long voyage, qui emploie quatre
mois, le représentant des Pays-Bas doit se soumettre a toutes les exi-
gences de la politique ombrageuse du Japon, et il accepte les affronts
et les politesses avec une égale abnégation. Son séjour a la cour est
la grande distraction des princes et des princesses ; on traite le grave
Hollandais comme un jouet, comme une bĂ©te curieuse, et aprĂ©s |âa-
voir fatiguĂ© dans une posture humiliante a lâaudience impĂ©riale, on
le fait danser, sauter, chanter, jouer de la flite ou du violon, dĂ©â
ployer tous ses petits talents de sociĂ©tĂ© pour ]âamusement des grands
de lâempire. De retour 4 Dezima, le prĂ©sident ne gagne & ses gentil-
lesses aucun relachement a la surveillance de tous les instants dont
il est lâobjet. Aucun Hollandais ne peut amener sa femme avec lui
pour charmer Jes ennuis dâune rĂ©sidence intolĂ©rable, et en 1817, le
successeur de Heer Doeff, Heer Blomhoff, ayant voulu débarquer avec
sa jeune compagne, la ville entidre de Nangazaki fut mise en Ă©moi
par cette violation des rĂ©glements comme s'il sâĂ©tait agi de |âinvasion
LE JAPON. 806-
dâune armĂ©e. |I fallut en rĂ©fĂ©rer 4 lâempereur, qui refusa, et apras
des supplications routiles madame Blomhoff dut se rembarquer dans
les larmes et retourner en Europe. II est Ă©galement interdit aux Hol-
landais de se marier avec des Japonaises, et aucune femme ne peut
pénétrer a Dezima. Je me trompe, une certaine classe de créatures a
seule accĂ©s dans Iâfle pour y consoler les reclus, et câest Ă©galement
parmi elles quâil leur est seulement permis de se procurer des do-
mestiques. I] est avec la morale des accommodements, et, malgré le
petit nombre des prisonniers volontaires, les mét:s forment une caste
fort Ă©tendue.
Lâempereur limite a deux Jes navires qui peuvent annuellement
venir trafiquer au Japon. Quand l'un de ces batiments parait au large,
les nombreuses vedettes postées le long des cétes font aussitét con-
naitre son approche. Des jonques quittent immédiatement le port
pour visiter le vaisseau suspect. On le fouille dans tous les sens ; on
sâempare des canons, des armes, des munitions de guerre, que |âon
enferme dans une forteresse pour étre restitués seulement au dé-
part. On fait main basse sur toutes les bibles ou livres de priéres qui
pourraient Ă©tre trouvĂ©s entre les mains de |âĂ©quipage; on demande
des otages, et câest aprĂ©s ces formalitĂ©s vexatoires que le navire
peut pĂ©nĂ©trer dans la baie et y jeter lâancre. Mais Jes Hollandais
nâont pas le droit de procĂ©der eux-mĂ©mes & Ia vente de leurs mar-
chandises : câest un commissaire du gouvernement qui dĂ©cide le
prix qu'il veut donner de la cargaison, et il fixe Ă©galement le taux
des produits japonais que le comptoir devra prendre en retour. U
nây a pas 4 rĂ©clamer contre cet arbitraire; câest & prendre ou & Jais-
ser, et les Hollandais, qui ont recherché le monopole, souffrent a
leur tour du monopole. Autrefois, lâor et argent formaient la base
des retours; maintenant, ]âexportation en est interdite, ainsi que
celles de toutes les belles fabrications du Japon, et les marchandises
europĂ©ennes ne sont payĂ©es quâavec du camphre et du cuivre en
barres.
On comprend combien les Japonais estiment peu un peuple qui se
laisse soumettre 4 de telles avanies. Leur vanitĂ© nationale sâen
exalte, et ils englobent toutes Jes nations européennes dans le méme
sentiment de mĂ©pris. I] est temps dâinspirer & ces barbares civilisĂ©s
plus de respect et de crainte pour le nom chrétien; il est temps de
leur apprendre & accueillir le malheureux quâun naufrage jette sur
306 LE JAPON.
leurs cétes inhospitaliéres, et de fatre profiter le g6nre humain des
ressources dont lâart et la nature ont dotĂ© ces fles si peu connues.
Lâantique Orient est attaquĂ© de toutes parts, et le voile mystĂ©rieux
gous lequel il veut cacher sa civilisation décrépite doit étre arraché
par des mains plus pures et plus jeunes. Pendant que }âAngleterre
pĂ©nĂ©tre Iâ Asie par Ouest, pendant que la Russie la presse par le Nord,
les Etats-Unis la menacent du cdté de Est. Les développements de
la Californie ont transportĂ© sur lâocĂ©an Pacifique lâactivitĂ© et le gĂ©nie
entreprenant des AmĂ©ricains, naguĂ©re bornĂ©s aux cĂ©tes de }âAtlan-
tique; câest un dĂ©placement dâune portĂ©e immense, et lâopulente
Asie nous semble devoir étre Ie théatre de grands événements dans
un prochain avenir. LâOrĂ©gon, qui se colonise, vient toucher aux
Ă©tablissements russes du nord de !âAmĂ©rique, et !âon assure que le
czar projette dâouvrir ces Ă©tablissements au commerce Ă©tranger,
ainsi que ses portes dâAsie. Dans le courant de 1847, lâempereur de
la Chine a accordĂ© aux Russes Ia libre navigation de lâAmur, le grand
fleuve de Ja Mandchourie. Pendant la méme année, les Anglais ont
pris possession de Iâtle Quelpaert, prĂ©s de la cote de CorĂ©e, nouvel
anneau de leur longue chatne de postes militaires et maritimes dans
les mers de IâInde et de la Chine. Ainsi le Japon se trouve resserrĂ©
dans un cercle de jour en jour plus étroit, el ses barriéres hostiles
sont destinées 4 tomber sous la pression combinée de la civilisation
chrétienne. |
IV
Le grand Ă©vĂ©que dâHĂ©liopolis, dans son MĂ©moire & Colbert pour
la fondation de Ja Compagnie des Indes, a Ă©crit ces belles pen-
sées :
« Nous devons croire quele commerce a Ă©tĂ© mis dans |âesprit des
« hommes par lâesprit de Dieu, bien plus pour exercer la charitĂ© et
« aider a retirer des mains du démon un grand nombre de pauvres
« Ames nĂ©es dans }âidolatrie que pour des profits particuliers, aux-
a quelles, donnant la connaissance de notre sainte foi, on ouvre le
«chemin du ciel pour y adorer et glorifier Dieu dans |âĂ©ternitĂ© bien-
« heureuse.
«li faut done conclure que le commerce est la chose la plus né-
LE JAPON, 807
« cessaire qui soit aa monde ; aussi porte-t-il en soi tout ce qu'il y a
« de plus beau, de meilleur et de plus utile parmi les hones, ea
a telle sorte que nous peuvons, en quelque facon, faire comparaison
edu commerce avec les choses animĂ©es, et dire quâil est composĂ©
a de corps, dâames ef dâesprits. Le corps, c'est ce que noas nom-
« mons vendre, acheter, troquer, et lâame, câest la bonze foi. Lâes+
a prit, câest le hen de iâan et de l'autre. »
Si cette alliance féconde de la pensée religieuse du commerce a
été trop souvent rompue, elle existait dans toute sa force au XVI° sié-
cle, alors que les missionnaires précédaient ou accompagnaient les
aventuriers dans leurs explorations hasardeuses. Les uns et les au-
tres se secondaient, se soutenaient pour ]âaccomplissement de leur
tache si diffĂ©rente. Le commercant comprenait quâil avait besoin du
prétre pour adoucir les mceurs du peuple sauvage chez lequel il vou-
lait pĂ©nĂ©trer, et pour protĂ©ger au besoin sa vie par |âinfluence dâune
autorité sainte ; le prétre appréciait le concours du trafiquant dont la
prĂ©sence disposait les peuplades au Christianisme par |âintĂ©rĂ©t, et
dont les navires procuraient des moyens de transport et de commu-
nication dâun point 4 un autre. En gĂ©nĂ©ral, le missionnaire restait a
demeure chez les nations qu'il évangélisait, tandis que le marchand
nây faisait que des rĂ©sidences temporaires. Câest autour de la cha-
pelle que sâĂ©levaient les comptoirs, et plus dâune prise de possession
de colonie a commencĂ© par la plantation dâune croix. Les JĂ©suites
francais du Canada se distinguérent entre tous par cette audace a se
fixer au milieu des hordes dâIndiens; câest eux qui rĂ©vĂ©rent les pre-
miers pour la France ce vaste empire sâĂ©tendant des bouches du
Saint-Laurent aux bouches du Mississipi; câest eux qui rĂ©alisĂ©rent
dans la mesure de leurs moyens ce projet gigantesque, par leurs mis-
sions au milieu des Iroquois et des Illinois. Aussi les Anglais, jaloux
et inquiets de notre puissance sur le continent américain, considé-
raient les JĂ©suites comme leurs plus grands ennemis. MĂ©me en temps
de paix entre les deux nations, la guerre ne cessait pas contre le
missionnaire, et nous trouvons les aveux de cette haine consignés
dans les dépéches du colonel Duncan, gouverneur de New-York sous
Charles II :
. « Je demande a batir des forts pour maintenir notre droit sur le
Âą peys, Les Francais prĂ©tendent jusquâ au golfe da Mexique ; mais ils
508 LE JAPON.
anâont pas dâautre argument que dâen avoir eu possession depuis
a vingt ans par leurs missionnaires vivant au milieu des Indiens; ils
a ont des PĂ©res vivant encore au milieu des cing nations, les Ma-
a quaes, Senecas, Cayougas , Oneidas , Onondagas. Ils en ont con-
« verti beaucoup 4 la foi chrétienne, et ils font leurs efforts pour ra-
a mener ces Indiens au Canada; ils ont ainsi fait Ă©migrer six & sept
a cents Indiens au grand prĂ©judice du gouvernement anglais. Jâai
« promis aux Indiens que sâils voulaient revenir, je leur procurerais
u des terres prĂ©s dâAlbany, et je leur fournirais des prĂ©tres... Je
a leur ai promis une église et douze prétres, parce que les Indiens
« ont douze chateaux. Par ce moyen, Jes prétres francais seront obli-
« gés dese retirer au Canada, et les Francais perdront leur seul titre
aau pays.»
Ainsi le colonel ne voyait quâun remĂ©de pour dĂ©truire lâinfluence
des JĂ©suites francais; câĂ©tait de leur opposer deux JĂ©suites anglais au
milieu des Indiens.
Mais câest surtout le Portugal qui comprit de bonne heure lâutilitĂ©
dâappeler la religion & la participation de ses entreprises commer-
ciales, et dans chacune de ses colonies le missionnaire était honoré
et recherché. Cette union si désirable se montra particuli¹rement au
Japon, ou le Catholicisme pénétra avec les Portugais et devait y suc-
comber avec leur puissance. Câest le 15 aot 1549 que saint Francois
Xavier aborda au port de Cangoxima, sous les auspices de la sainte
Vierge, mais sans autre secours humain que deux religieux et trois
nĂ©ophytes. Ses commencements devaient Ă©tre dignes de ]âapĂ©tre des
Indes, Xavier fait entendre la parole de Dieu sur les places publi-
ques de Cangoxima, dâAmanguchi et de Figen, au milieu dâun peuple
immense, attiré par tant de courage, charmé par tant de sainteté. Au
bout de deux mois de fatigues, i] ose entrer dans Ja capitale méme
de lâempereur spirituel,& Myako; mais on lui demanda une somme
énorme pour obtenir une audience du souverain. Le peuple est agité
par des dissensions et des guerres civiles, lâapĂ©tre ne le juge pas
digne dâentendre ses prĂ©djcations, et tourne ses pas vers le rayaume
de Bungo. La, il confond devant lui les bonzes et les réduit au si-
lence par son Ă©loquence ; |âun dâeux demande le baptĂ©me, et a cette
vue, cing cents personnes se convertissent et brisent leurs idoles.
Sa parole était confirmée par des miracles aussi éclatants que ceux
LE JAPON, 809
de son divin Maitre; il guérissait des malades, il ressuscitait des
morts, et devant ces prodiges la rage des prétres du mensonge de-
meurait impuissante. Embrasé de charilé, le saint écrivait alors a seg
supérieurs :
a Quoique mes cheveux aient déja blanchi, je suis plus robuste
a que je ne lâai jamais Ă©tĂ©; car les peines quâon se donne pour in-
a struire une nation raisonnable, qui aime la vérité, qui veut sincé-
arementson salut, réjouissent profondément le coeur... Je suis assuré
« que bien des jeunes gens viendraient employer a la conversion dâun
« peuple idolatre ce quâils ont d'esprit et de force, sâils avaient une
afois goaté les douceurs célestes qui accompagnent nos fatigues. »
AprĂ©s trois ans dâapostolat, Xavier avait baptisĂ© au Japon plusieurs
milliers de chrétiens, et assuré a la religion Ja protection des prin-
ces. Le danger nâexistant plus, il laissa & dâautres mains le soin de
continuer cette moisson si bien prĂ©parĂ©e, et sâĂ©loigna dans le des-
sein de porter en Chine les lumidres de IâEvangile ; mais Dieu lâavait
dĂ©ja jugĂ© mar pour le ciel, et le grand saint expira & lâAge de qua-
rante-six ans, dans |âile dĂ©serte de Sancian, prĂ©s de Macao, au mo-
ment ou il mettait le pied sur le sol chinois.
Les successeurs de Francois Xavier devaient faire fructifier au
Japon les travaux de leur héroique modéle. Les Péres Torrez, Fer-
nandez, Villela, Almeida se distinguent par leur zéle et leurs succés
au milieu de cette phalange de religieux. En 1580, le PĂ©re Vali-
gnani, nommé visiteur général, réunit tous les Péres en conseil pro-
vincial, afin dâorganiser ces chrĂ©tientĂ©s naissantes et pleines dâavenir.
On y décide de partager les missions en trois divisions : Myako, le
royaume de Figen et celui de Bungo; on fait choix de maisons pour
servir de collége, on fonde un noviciat destiné 4 disposer les plus
feryenis dâentre les indigĂ©nes & la vie religieuse, et on ouvre une
acadĂ©mie pour |âĂ©ducation de vingt-cing enfants nobles. En 1582,
trois rois du Japon font partir une ambassade solennelle pour Rome,
afin de témoigner au successeur de saint Pierre leur reconnaissance
des bienfaits de |âEvangile, dont ils sont redevables a sa charitĂ©. Elle
est composée de deux princes du sang royal et de deux nobles, et con-
duite par un JĂ©suite japonais. Philippe II les recoit 4 Madrid avec les
plus grands honneurs, et le 23 mars 1585 ils font leur entrée dans
la ville Ă©ternelle au son des cloches, au bruit du canon, aux accla-
840 . LE JAPON.
mations dâun peuple immense. GrĂ©goire XIII, plein de joie et dâespĂ©-
rance, donna 4 ces envoyés wne opalente hospitalité que continaa
Sixte-Quint, et 'Europe entiére prit un tel intérét 4 ce grand événe-
ment que lâhistorien De Thou voulut Ă©crire le rĂ©cit de leur voyage,
et que la RĂ©publique de Vanise chargea Tialeret de peindre leurs
portraits pour les placer parmi ceux de ses grands hommes ou ils
figurent encore aujourdâhui.
En 1587, on comptait au Japon plus de deux mailles idnekvies
dont un grand nombre parmi les plus bautes classes, Lesrois de Bungo,
dâArima, d@ Omura, plusieurs princes, et trois ministres de lâempe-
reur se déclarérent chrétiens. Mais les bonzes ne voyaient pas leur
influence dĂ©croitre et lâidolatrie menacĂ©e sans travailler de tout
feur pouvoir au maintien de fear puissance, et cette année vit naitre
la premiére persécution contre la religion, amenée par le plus glo-
rieux motif. Lâun des bonzes avait ja charge dĂ©gradante de choisir
pour je sĂ©rail de }âempereur Taicosama les plus belles femmes du
Japon, et la faveur da monarque Ă©tait toujours accueillie avec joie
par les premiéres familles de la nation. En 1587, deux jeunes filles
chrĂ©tiennes earent le malheur dâĂ©tre jugĂ©es assez belles pour plaire
au souverain, et le bonze pourvoyeur leur fit part de ce qu'il envi-
sageait comme leur supréme bonheur. Leur refus obstiné de se ren-
dre 4 la cour causa 4 lâempereur autant dâĂ©tonnement que dâindigna-
tion, et excité par ses faux prétres, il crut alors ouvrir les yeux sur
les dangers dont était menacée sa puissance par une religion qui met-
tait obstacle A ses passions. Taicosama décréte Fexpulsion des K-
suites et commande de broler les deux cent quarante Ă©gtises qui
sâĂ©levaient dans le Japon. Mais tes ministres de sa vengeance ne
parviennent 4 en détruire que soixante-dix. Le catholicisme avait
fait tant de progrés que le peuple protége les temples de sa foi nou-
velle. Les Péres se réunissent & Firando au nombre de cent dix~sept
poor dĂ©libĂ©rer sâils obĂ©iront aux ordres de Pempereur. fs se dĂ©cident
a rester afin de ne pas laisser sans guides ces fiddtes Japonais et ils
$6 séparent pour se cacher au miliea de leurs troupeaux. Le désir
@e ménager les Portugais préserve encore les Jésuites du supplice ;
mais cing dâentre eux mevrent empoisonnĂ©s, et la vie des autres se
consume dans }âinquiĂ©tude de chaque jour.
Le retour de lâembassade de Rome devait amener me tolĂ©rance
de quelques années. Le Pére Martinez, nommé évéque da Japon,
LE JAPON. . Sif
venait prendre possession de son vaste diocĂ©se et IâEglise y jouissait
encore dâune temporaire tranquillitĂ©. A la fin du sidcle, le nombre
des chrĂ©tiens sâĂ©levait 4 dix-huit cent mife. Cent trente religieux de
la Compagnie de JĂ©sus portaient lâEvangile par toutes les provinces
de lâempire, et plusieurs dâentre eux pĂ©nĂ©traient jusquâen CorĂ©e. Le
culte Ă©tait devenu public; les grandes villes avaient des oratoires,
des hdpitaux desservis par des confréries de Miséricorde, quelque-
fois des écoles, des colléges, des noviciats. Nangazaki était divisé
en cing parofsses, toutes desservies par des religieux japonais. DĂ©ja
les missionnaires Ă©levaient un observatoire 4 Ozaca, et formaient &
Myako une académie des sciences. Mais en 1597, la deuxidme persé-
cation Ă©clatait, par cette imprudente jactance des Espagnols, dont
nous avons parié, et neuf Jésuites étaient crucifiés 2 Nangazaki. La
mort de Taicosama venait amener encore un répit dans les pour-
Suites et les supplices. Mais bientĂ©t lâarrivĂ©e des Anglais et des Hol-
landais procurait des alliés puissants 4 la haine des bonzes contre
notre reffgion. I ne suffisait pas A Elisabeth de martyriser les JĂ©suites
en Angleterre, elle envoyait jusquâan Japon leur susciter des bour-
reaux, et les incessantes calomnies du protestantisme eurent plus
dâinfluence sur ces peuples que le fanatisme de leurs fausses reli-
gions. A dater de 1613, les malheureux chreétiens ne connurent
plus que tourments, tortures et massacres; et lâEglise Ă©tait telle-
thent vivace quâil ne fallut pas moins de cinquante ans de persĂ©cu-
tions acharnées, sans paix ni tréve, sans pitié pour Page ni le sexe,
pour !âenfance ni ta vieillesse, avant de rĂ©ussir & Ă©touffer entiÂąre-
ment dans le sang le nom chrétien. En 1643, cent vingt Jésuites
furent bannis ; il nâen restait plus que vingt-six, qui furent lâun aprĂ©s
autre pris et martyrisés. Mais de nouveaux missionnaires arrivaient
sans cesse pour soutenir la foi des chrétiens, et dans les noviciats
dâEurope la perspective du martyre multipliait les vocations. Câest
ainsi qae vinrent se dévouer au supplice les Péres de Costanzo,
Pacheco, Carvalho, Mastrilfli, Maczinosky sortis des plus nobles mai-
sons du Portugal, de !'Italie et de la Pologne ; et si parmi tant de saints
i} est permis de faire un choix, nous vénérons par-dessus tous le
Pétre Charles de Spinola, qui, aprés avoir passé seize ans sur !e sol
japonais, dans des travaux inouis et des épreuves continuelles, chargé
de !âadministration temporelle et spirituelle des missions, tomba
enfin entre les mains de.ses bourreaux et fut conduit au bicher
312 LE JAPON.
avec vingt-trois religieux quâil encouragea par son exemple et ses.
paroles jusquâa ce que les souffrances Ă©touffĂ©rent sa voix.
Par un raffinement de barbarie, le feu était le supplice réservé
pour IâĂ©tĂ©; pendant les rigueurs de Iâhiver, on cassait la glace des
lacs pour y enfoncer les martyrs jusquâau cou; ou bien encore on
les suspendait par les pieds au-dessus de cratéres volcaniques et de
sources bouillonnantes et infectĂ©es. Les nĂ©ophytes nâĂ©talent pas plus
épargnés .que leurs guides spirituels et rivalisaient de courage au
milieu des tortures. Les saints exhortaient la multitude a les imiter,
du haut des croix et des bichers, et lâon vit une femme 4 demi con-
sumée saisir des charbons ardents pour les poser en couronne sur sa
tĂ©te, se proclamantavecallĂ©gresse |âĂ©pouse de JĂ©sus couronnĂ©dâĂ©pines.
Parmi tant de milliers de victimes, dont il est impossible dâĂ©valuer
le nombre, les apostasies furentinfiniment rares, et }âon ne cite quâun
seul PĂ©re auquel la crainte de lamort fitrenier le nom de Dieu. Encore
devait-il se relever glorieusement de sa chute, et 4 lâage de quatre-
vingts ans, le PĂ©re Fereira, retrouvant la vigueur et la foi de sa jeu-
nesse, vint de lui-méme se livrer aux persécuteurs, et périt avec joie
au milieu des plus affreux tourments. Câest le dernier JĂ©suite quâait
vu le Japon, et son martyre eut lieu en 1652, juste cent ans aprés Ja
mort de saint Francois Xavier.
Depuis lors les chrétiens, traqués de toutes parts, succombérent
dans les massacres ou dans les solitudes ou ils fuyaient leurs bour-
reaux, et Ja surveillance dâune police inexorable ne permet dâespĂ©rer
que faiblement quâun noyau de fidĂ©les se soit conservĂ© au Japon.
DĂ©ja, en 1704, le PĂ©re Fontaney, sâenquĂ©rant en Chine du sort de ces
missions jadis si florissantes, se voit forcer dâavouer que le nom de
chrĂ©tien y est dĂ©truit, et il ajoute : « Câest au PĂ©re des misĂ©ricordes
« & nous ouvrir les portes du Japon quand il le jugera 4 propos pour
« sa gloire. » Mais, en 1709, un prétre romain, M. de Sidoti, animé
du zéle le plus héroique pour le salut de ce malheureux peuple,
se faisait jeter sur la céte japonaise par un navire de Manille,
construit avec le produit des aumdnes quâil avait pieusement rĂ©col-
tées dans ce but. Arrété aussitét son débarquement, il fut conduit a
Yeddo, ot il resta emprisonné pendant plusieurs années et mourut
enfin dâune mort cruelle, aprĂ©s avoir fait un grand nombre de pro-
sélytes. Les descendants de ces chrétiens ont-ils conservé intact le
dĂ©pĂ©t de la foi dans leur coeur ? Câest ce que Dieu seul connalt ; mais
LE JAPON. : 313
le souvenir des merveilles réalisées au Japon pour sa gloire doit nous
faire envisager avec confiance les décrets futurs de sa Providence.
LâEglise'se prĂ©occupe plus que jamais du sort spirituel de cet empire,
et dés que la politique en aura brisé les barrié¹res les missionnairés
accourront sur cette terre arrosée du sang de tant de martyrs. Si fe
commerce frappe a la porte du Japon de tous cétés, ie catholicisme,
encore plus actif, se tient aux avant-postes pour guetter le moment
dây pĂ©nĂ©trer. LâEvangile est prĂ©chĂ© en ce moment en CorĂ©e et aux
iles Lieou-Kieou, deux pays tributaires du Japon, et trés-voisins de
ses cĂ©tes, l'un au nord, lâautre au sud. Pour ces peuples, la loi
dâexclusion nâexiste pas, et ils peuvent pĂ©nĂ©trer au Japon sans causer
dâombrage. La CorĂ©e, malgrĂ© des persĂ©cutions frĂ©quentes, possĂ©de
un évéque, Mgr Ferréol, vingt mille chrétiens et un premier prétre
indigéne, qui y a été récemment sacré. Les fles Lieou-Kieou servent
dâasile a lâĂ©vĂ©que titulaire du Japon, Mgr Forcade, Rome nâayant pas
voulu laisser pĂ©rir un titre qui signifie tant de gloire et tant dâespĂ©-
rance. Câest la que les missionnaires se prĂ©parent, par l'Ă©tude de
la langue et des usages japonais, & imiter |âabbĂ© de Sidoti au moin-
dre signal de leurs supérieurs, et le premier vaisseau dont le canon
renversera les murs de Yeddo ou de Nangazaki, verra un prétre
se prĂ©cipiter sur la brĂ©che et pĂ©nĂ©trer dans lâempire ouvert 4 ses
prédications.
âŹn prĂ©sence des Ă©vĂ©nements dont les mers du Japon doivent Ă©ire
prochainement le théatre, la France a un beau réle a remplir. Le
commerce nâappelle plus ses forces maritimes dans ces parages
comme aux temps glorieux de Dupleix et de Labourdonnaye ; mais
elle a en partage une mission plus noble encore, car elle est la seule
nation catholique qui ait conservé une flotte puissante. A la France
appartient le protectorat de toutes les chrétientés nouvelles ; la vue
de son pavillon suffit pour faire cesser les persécutions et relacher
les captifs au Tonquin ou a Siam; ces peuples sanguinaires et laches â
tremblent au bruit dâun canon frangais, et le nĂ©ophyte apprend a
bénir une nation qui lui envoie ses prétres et qui les lui conserve.
La France peut ainsi acquérir en Asie we influence aussi bienfaisante,
aussi IĂ©gitime que celle que le schisme lui dispute a Constantinople,
et il ne lui faut pooâ cela que persĂ©vĂ©rer dans la voie que lui a ou-
verte rĂ©cemment lâinitiative de ses braves amiraux et de ses diplo-
mates chrĂ©tiens. En 1843, lâamiral CĂ©cille faisait relacher cing mis-
Bi LE JAPON.
sionnaires francais qui allaient Ă©tre mis 4 mort en Cochinchine ; la
méme année, M. de Lagrené obtenait du Céleste-Empire le libre
âexercice de Ja religion catholique dans tous ses Etats; et ce traitĂ©,
quoique violé depuis a plusieurs reprises, a cependant fait jouir les
chrĂ©tientĂ©s de la Chine dâune tolĂ©rance presque continuelle. En
1847, pour délivrer un évéque, le commandant Lapierre livrait un
glorieux combat a toute la flotte de Ja Cochiochine, et plus tard, câest
en voulant aller sauver d'autres prétres doné la vie était menacée en
CorĂ©e, que ce digne officier sâaventurait au milieu des rĂ©cifs de ces
cites inexplorées ot se perdait malheureusement sa frégate. Depuis
lors, lâexistence des missionnaires dans les mers des Indes est pro-
tĂ©gĂ©e par la seule crainte des armes de la France, et pour sâen con-
vaincre il suffit de parcourir les Annales de la propagation de la fot,
ce recueil trop peu étudié, et gui fournit des matériaux inappré-
ciables sur |âĂ©tat politique ef moral de cette partie du globeâ. Le
Japoa devra faire Ă©galement lâexpĂ©rience que la France couvre de
son égide tutélaire tous ceux de ses enfants qui se dévouent au salut
de leurs frares, et les nations rĂ©gĂ©nĂ©rĂ©es par IâEvangile seront, aprĂ©s
Digu, redevables de leur salut la Fille atnĂ©e de )âEglise.
Henry de Courcr.
â M. Jurien La GraviĂ©re lâa consultĂ© avec fruit pour son beau sravail sur Ja
Chine. (Revue des Deux-Mondes, septembre 1851.)
BULLETIN RELIGIEUX.
MANDEMENT DE ME PHILIBERT DE BRUILLARD, EVEQUE DS QREBOBLE,
AUTOBISANT Lâ&REETION D'UR NOUVEAU SAKCTUAIBS SUR LA MONTAGNE
BE LA SALETTE.
Il y a cing ans, un Ă©vĂ©nement extraordinaire, un fait qui dâabord
paraissait incroyable, fut annoncé au monde religieux. La sainte
Vierge, disait-on, Ă©tait apparue, le 19 septembre 1846, sur la mon-
tagne de la Salette, au diocése de Grenoble, a deux bergers, Maximin
Gérault, né a Corps, le 27 aodt 1835, el Mélanie Matthieu, née aussi
4 Corps, le 7 novembre 1834. Lâun et lautre, la sainte Vierge les
aurait entretenus des malheurs qui menagaient son peuple, surtout
4 cause des blasphémes et de la profangtion du dimanche. A chacun
dâeux Ja sainte Vierge avait confiĂ© un secret particulier, avec dĂ©fense
de le communiquer & qui que ce fat.
La candeur naturelle des deux bergers, lâimpossibilitĂ© d'un con-
cert entre deux enfants, tous deux Ă©galement ignorants et qui se
copnaissaient & peine, la constance, la fermeté de leur témoignage,
qui jamais ne varia, ni devant la justice humaine, ni devant des
milliers de personnes qui épuisérent tous les moyens de séductions
pour les faire tomber en contradiction ou pour obtenir la révélation
de leur secret, ne purent nullement faire dĂ©partir lâautorite ecclĂ©-
siastique de cette sage et prudente lenteur quâelle met toujours &
considérer comme incontestable tout fait qui semble tenir du mer-
veilleux. Toute précipitalion eft été en cette circonstance contraire
4 la prudence que recommande aux évéques le grand Apdtre, et elle
efit été de nature 4 fortifier les préventions des ennemis de la foi. Les
Ames pieuses accueillaient ce fait avec grand empressement, tandis
eo ee ee gee Sr eee alll
316 BULLETIN RELIGIEUX.
que IâautoritĂ© ecclĂ©siastique recherchait avec soin tous les motifs qui
pouvaient Je faire rejeter.
Mgr de Grenoble, fidéle 4 son devoir, et saintement pénétré des
graves obligations que lui impose sa charge, temporisait, implorait
avec fervĂ©ur les lumiĂ©res de IâEsprit saint. Cependant le nombre des
faits prodigieux qui se publiaient de toutes parts allaient toujours
croissant. On annoncait des guérisons extraordinaires, opérées tant
en France quâa |âĂ©tranger ; de nombreuses relations, tant sur ]âĂ©vĂ©-
nement de la Salette que sur les guĂ©risons merveilleuses qui lâont
suivie, Ă©laient publiĂ©es. Lâune dâelles avait pour auteur Mgr |âĂ©vĂ©que
de la Rochelle, qui des bords de lâOcĂ©an vint sur ladite montagne
et entretint Jes deux bergers pendant une journée presque entiére.
Une affluence 4 peine croyable, et néanmoins au-dessus de toute
contestation, avait lieu sur cette montagne, spécialement au jour
anniversaire de |âapparition; affluence vraiment Ă©tonnante, si !âon
considĂ©re !âĂ©loignement des lieux et les difficultĂ©s que prĂ©sente un
tel pélerinage.
Mer lâĂ©vĂ©que de Grenoble organisa une commission nombreuse
composĂ©e dâhommes graves et instruits, qui examinĂ©rent mdrement
et discutĂ©rent le fait de lâapparition et de ses suites. Les deux ber-
gers furent interrogés séparément et simultanément. Le compte
rendu des travaux de la commission fut publié sous ce titre : la
Verité sur U'événement de la Salette, travail consciencieux et impar-
tial qui fut revĂ©tu de lâapprobation de Mgr de Grenoble.
Cet ouvrage recut bientĂ©t lâadhĂ©sion et rĂ©unit les suffrages de
plusieurs Ă©vĂ©ques et dâune foule de personnĂ©s Ă©minentes en science
et en piété. Il fut traduit dans toutes Jes langues européennes. Le
pĂ©lerinage ne se ralentissait pas. Dâillustres prĂ©lats de lâEglise prĂ©-
chaient lâapparition de la sainte Vierge; en plusieurs lieux, avec
lâassentiment au moins tacite des Ă©vĂ©ques, des personnes pieuses
faisaient construire des chapelles sous Je vocable de Notre-Dame de
Ja Salette, ou placer dans des Ă©glises paroissiales des statues en
son honneur. Enfin, de nombreuses demandes étaient adressées
pour }âĂ©rection dâun sanctuaire qui perpĂ©tuat le souvenir dece grand
événement.
Tels sont les faits résumés et reproduits dans le mandement de
Mgr lâĂ©vĂ©que de Grenoble; mais laissons ici le vĂ©nĂ©rable prĂ©lat ex-
poser lui-méme sa propre pensée :
BULLETIN RELIGIEUX. 347
« On gait que nous nâavons pas manquĂ© de contradicteurs.-Quelle
vĂ©ritĂ© morale, quel fait humain ou mĂ©me divin nâen a pas eu? Mais
pour altérer notre croyance 4 un événement si extraordinaire, si
inexplicable, sans |âintervention divine, dont toutes les circon-
stances et les suites se réunissent pour nous montrer le doigt de
Dieu, il nous aurait fallu un fait contraire, aussi extraordinaire,
aussi inexplicable que celui de la Salette, ou du moins qui expliquat
naturellement celui-ci ; or, câest ce que nous nâavons pas rencontrĂ©,
et nous publions hautement notre conviction.
« Nous avons redoublĂ© nos priĂ©res, conjurant |âEsprit saint de
nous assister et de nous communiquer ses divines lumiéres. Nous
avons Ă©galement rĂ©clamĂ© en toute confiance la protection de |âim-
maculée Vierge Marie, Mére de Dieu, regardant comme un de nos
devoirs les plus doux et les plus sacrés de ne rien omettre de ce qui
peut contribuer 4 augmenter la dévotion des fidéles envers elle, et
de lui témoigner notre gratitude pour la faveur spéciale dont notre
diocĂ©se aurait Ă©tĂ© |âobjet. Nous nâayons, du reste, jamais cessĂ© dâĂ©tre
disposé 4 nous renfermer scrupuleusement dans les saintes régles
que lâEglise nous a tracĂ©es par la plume de ses savants docteurs, et
méme a réformer sur cet objet, comme sur tous Jes autres, notre
jugement, si la chaire de saint Pierre, la mére et la maitresse de
toutes les Eglises, croyait devoir Ă©mettre un jugement contraire au
ndtre.
« Nous élions dans ces dispositions et animé de ces sentiments,
lorsque la Providence divine nous a fourni lâoccasion dâenjoindre aux
deux enfants privilégiés de faire parvenir leur secret & notre trés-
Saint PĂ©re le Pape Pie IX. Au nom du vicaire de JĂ©sus-Christ, les
bergers ont compris quâils devaient obĂ©ir. Ils se sont dĂ©cidĂ©s 4 rĂ©â
vĂ©ler au Souverain-Pontife un secret quâils avaient gardĂ© jusquâalors
avec une constance invincible, et que rien nâavait pu leur arracher.
Ns lâont donc Ă©crit eux-mĂ©mes, chacun sĂ©parĂ©ment, ils ont ensuite
pliĂ© et cachetĂ© leur lettre en prĂ©sence dâhommes respectables que
nous avions désignés pour leur servir de témoins, et nous avons
chargé deux prétres qui ont toute notre confiance de porter 4 Rome
cette dépéche mystérieuse. Ainsi est tombée la derniére objection
que |âon faisait contre lâapparition, savoir: qu'il nây avait point de
secret, Ou que ce secret était sans importance, puéril méme, et que
les enfants ne youdraient pas le faire connattre a lâEglise.
« A ces causes, hous appuyant sur les principes ensgignds par le
Pape Benolt XIV, et sutvant je marche tracée par lui dane son im-
mortel ouvrage de ia BĂ©atification ct de la Canonization des Saints
(liv. H, ch. xzxs, n° 42);
« Vo la relation Ă©crite per M. lâabbĂ© Rousselot, lâun de nos vicaires
généraux, et imprimée souc ce titre: La edrieé sur U Evénement de
la Salette, Grenodle, 1848 ;
« Vo aussi les Nowveasese documents sur âEvĂ©nement de ta Salette,
publiés par le méme auteur, en 4850;
« Out les discusstons en sens divers qui ont ea lien devant nous
sur cette affarre, dans les séances des 8, 15, 16, 17, 22 et 29 no-
vembre, 6 et 18 décembre 1847;
« Vu pareiflement ou entendu ce qui a été dit et écrit depuis cette
Ă©poque, pour ot contre IâĂ©vĂ©nement ;
« ConsidĂ©rant en premier lieu !âimpossibilitĂ© o& nous sommes
dâexpliquer le fait de Ia Salette autrement que par Iâmtervention
divine, de quelque maniĂ©re que nous lâenvisagions, soit en lui-
méme, soit dans ses circonstlances, soit dans son but essentiellement
religieux ;
« Considérant en second lieu que Jes suites merveilleuses du fait
de la Salette sont le témoignage de Dieu lui-méme, se manifestant
par des miracles, et que ce témoignage est supérieur 4 celui des
hommes et 4 leurs objections;
« Considérant que ces deux motifs, pris séparément, et a plus
forte raison réunis, doivent dominer toute la question, et enlever
toute espéce de valeur 4 des prétentions ou suppositions contraires
dont nous déclarons avoir une parfaite connaissance;
« Considérant enfin que la docilité et la soumission aux avertis-
sements du ciel peuvent nous préserver des nouveaux chatiments
dont nous sommes menacĂ©s, tandis quâune rĂ©sistance trop prolongĂ©e
peut nous exposer a des maux sans reméde ;
« Sur la demande expresse de tous les membres de notre véné-
rable chapitre et de la trés-grande majorité des prétres de notre
diocése ;
« Pour satisfaire aussi la juste attente dâun si grand nombre dâames
pieuses, tant de notre patrie que de IâĂ©tranger, qui pourraient finir
par nous reprocher de retenir la vésité captive ; .
BULLETIN RELIGIEUX. alg
« LâEsprit saint et lâassistance de la Vierge immaculĂ©e de nouveau
invoqués;
« Nous déclarons ce qui suil :
« Art. 4°". Nous jugeons que |â apparition de la Sainge Vierge a
deux bergers, le 19 septembre 1846, sur une montagne de la chaine
des Alpes, situĂ©e dans la paroisse de la Salette, de lâarchiprĂ©tre de
Corps, porte en elle-méme tous les caractéres de Ja vérité, et que
les fidéles sont fondés a la croire indubitable et certaine.
«Art. 2. Nous croyons que ce fait acquiert un nouveau degré de
certitude par le concours immense et spontané des fidales sur Je lieu
de l'apparilion, ainsi que sur la multitude des prodiges qui ont été
la suite dudit événement, et dont il est impassible de ré„oquer
en douse un irés-grand nombre sans violer les ragles du tamoignage
humain.
«Art. 3. Câest pourquoi, pour tĂ©moigner a Dieu et a la glorieuse
Vierge Marie notre vive reconnaissance, nous autorisons le culte de
Notre-Dame de la Salette. Nous permettons de le précher et de tirer
les conséquences pratiques et morales qui ressortent de ce grand
événement,
« Art. 4. Nous défendons néanmoins de publier aucune formule
particuliére de priéres, auctin cantique, aucun livre de dévotion sans
notre approbation donnée par écrit.
a Art. 5. Neus défendons expreseément aux fidéies et aux prétres
de netre diocése de jamais's'élever publiquement, de vive voix ou
par Ă©crit, contre le fait que neus pablions aujoundâhui, et et âdĂ©s
lors exige Je respect de tous.
« Art. & Meas vorens aâacquĂ©rir le terrain favorisĂ© de |âappari-
tion cĂ©leste. Nous nous proposons dây construire incessamment une
église qui soit un monument de la miséricerdieuse bonté de Marie
envers nous et de notre gratitude envers elle. Nous avons aussi formé
le projet dây Ă©tablir un hospice pour abriter les pĂ©lerins. Mais ces
constructions, dans un lieu dâun accĂ©s difficile et dĂ©pourvu de toutes
ressources, exigeront des dépenses considérables. Aussi avons-nous
compté sur le concours généreux des prétres et des fidéles, non-
Seulement de notre diocĂ©se, mais de la France et de |âĂ©tranger. Nous
oâhĂ©sitons pas 4 leur faire un appel dâautant plus empressĂ© que dĂ©ja
nous avons recu de nombreuses promesses, mais toutefois insufli-
Santes pour lâteuvre a entreprendre. Nous prions les personnes dĂ©-
820 . . BULLETIN RELIGIEUX.
bri
o..? Brut
vouĂ©es' qui youdront nous. venir en. aide, dâadresser leurs offrandes
au secrétariat de notre évéché. Une commission, composée de pré-
tres et de laiques, est chargĂ©e de surveiller les constructions et lâem-
ploi des offrandes.
« Art. 7. Enfin, comme le but principal de lâapparition a Ă©tĂ© de
rappeler Jes chrĂ©tiens a !âaccomplissement de leurs devoirs religieux,
au culte divin, & lâobservation des commandements de Dieu et de
PEglise, 4 'horyenr du blasphéme et a la sanctification da dimanehe,
ds Wvoub ovhjurods, N. -T.-G. F., en vue de vos âintĂ©rĂ©ts cĂ©lestes
et méme terrestres, de rentrer sérieusement en vous-mémes, de
faire pénitence de vos péchés, et particuliérement de ceux que vous
avez commis contre les deuxiéme et troisitme commandements de
âDieu. Nous vous en conjurans, nos frĂ©res bien-aimĂ©s : rendez-vous
dociles & la yoix de Marie qui vous appelle a Ja pénitence, et qui, de
la part de son Fils, vous menace de maux spirituels et temporels, si,
restant insensibles 4 ses avertissements maternels, vous endurcissez
„os cceurs.
« Art. 8. Nous voulons et ordonnons que notre pfésent Mande-
ment soit lu et publié dans toutes les églises et chapelles de notre
diocése, a la messe paroissiale ou de communauté, le mimnnene qui
én suivra immédiatement la réception. -
« Donné & Grenoble, sous notre seing, le sceau, de nas armes et. le
contre-seing de notre secrétaire, le 19 ac face 4858 a
anniversaire de la célébre apparition). . -:. :: 1
ais 1 tel
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jo. * ais @ a See | a Aen Ae © f 8
2 « Par mandement : Poe ag ee Th as poe Bs
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« â Avvercne, chanoine hon., secrĂ©tairen | idk is Salen oae te p
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Paris. â BE. Du Sore, -tadprinedk âWet ne donee he ts
he ep ol se ost CRA gts4 22
Tome XXIX. â 6° Livraison. JEUDI, 25 DEC. s654,
LES
PREMIERES MERES DE LA VISITATION
Nous nous Ă©tendons sur ces personnages, nous voudrions faire
connaitre ce quâĂ©taient les 4mes sur lesquelles saint Francois fonda
Ja Visitation. Parmi les plus précieuses, il faut encore citer la Mére
Marie-AymĂ©e de Blonay, dont nous avons dĂ©ja parlĂ©. Lorsquâen
1645, le saint fonda le second monastére de I'Institut, qui fut celui
de Bellecour & Lyon, il voulut y envoyer ce quâil appelait la crĂ©me
de la congrĂ©gation : comme |âentreprise Ă©tait grande et que câĂ©tait
dâailleurs le premier essaim sorti de cette aimable ruche dâAnnecy, il
fit choix de ses quatre filles les plus aimĂ©es : câĂ©taient avec la MĂ©re
de Chantal, les Sceurs Marie-Jacqueline Favre, PĂ©ronne-Marie de
ChAtel et Marie-Aymée de Blonay. La Mére Charlotte de Bréchard,
qui tenait bien aussi son rang dans |âaffection du prĂ©lat, resta &
Annecy pour avoir la garde et la direction du monastére.
La vie de la MĂ©re de Blonay, avant son entrĂ©e en religion, nâoffre
pas lâexemple de ces combats et de ces angoisses par ow avaient
passé ses compegnes. Elle fut une enfant privilégiée de la grace : saint
Francois de Sales lâavait bĂ©nie dans le berceau; dĂ©s son jeune age,
elle sembila dirigée per tne droite raison et une charité toute pure.
Quend le saint fondateur faisait ses missions dans le Chablais, il
venat souvent chez le seigneur de Blonay, et cette petite enfant se
blotissait dame wn coin, derriére quelque tapisserie, pour le con-
templer & som aise. Elle avait dés lors pour lui une vénération
* Voir te Correspendant, t. XXIX, p. 103.
T. xxix. 25 péc. 1851. 6° grvr. if
$22 LES PREMIERES MEKES
Ă©gale 2 celle qu'elle aurait eue pour un ange. De sonâ cdtĂ©; Saint
- Francois lâaimait comme s'il edt Ă©tĂ© son pĂ©re. fi prenait plaisir a
diriger ses pensĂ©es vers Dieu, il lâinterrogeait sur ses priĂ©res et
lui apprenait 4 chanter des cantiques. Dans les noms aimables dont
il se plaisait 4 désigner affectueusement les ames qu'il chérissait da-
vantage, si madame de Chantal ¹tait sa fille, sa chére fille par ex-
cellence, la MĂ©re Favre sa grande fille, la MĂ©re de Blonay Ă©tait sa
chare radette. Catte cadette montra toujours un esprit trangelile at
confiantt qui ne sâĂ©tonnait de rien et -venait & bout de teutes ses en-
treprises. Elle Ă©tait encore enfant, lorsquâen lâabsence de son pĂ©re
elle chassa des huguenots qui avaient surpris le chateau et y vou-
laient mettre le feu : elle les aspergea tout simplement dâeau bĂ©nite,
en disant que.câĂ©tait ainsi quâon Ă©loignait le diable. Ils se retirĂ©rent,
en effet, sans rien exécuter de leurs mauvais desseins. Elle avait
une dévoltion particuliére ala sainte Vierge et & sainte Anne :
elle avait placé leurs images dans un fieu retiré de la maison oi elle
allait apprendre ses lecons et sâappliquer en silence aux autres petits
travaux quâon lui donnait & faire. Sa vocation pour Ja vie religieuse
se manifesta de bonne heure, et, aprés madame de Chantal, efle fut
de toutes la premiére & qui saint Francois ait confié ses desseins. Elle
nâentra cependant que la dixiĂ©me de la CongrĂ©gation ; fe saint qui
savait ménager toutes choses la laissa pendant dix-huit mois auprés
de son pére qui avait bien eu quelque peine A se décider & faire son
sacrifice, et qui vint & perdre son fils dans le temps méme du com-
mencement de I"Institut.
' Sous Ja conduite de madame de Chantal et Ta direction de saint
Francois de Sales, la MĂ©re de Blonay perfectionna si bien les grands
dons de vertu et dâamabilitĂ©, qui Ă©taient son partag e, que le saint
âŹvĂ©que la nommait la bien-aimĂ©e de Dicu, âdes anges et' des
âhommes. »
M1 n'est pas Ă©tonnant que PInstitat de la Visitation Chil sur de
âpareilles Ames ait pris de rapides accroissements. V.a ProvidĂ©hce
le soutenait par de nombreuses merveilles dont nous ne pouvens
rapporter ici les dĂ©tafls. On connait âles histoires des diverses âfon-
dations religieuses; elles sont toujoars les niémes et toujours tiu-
âÂąhantes. âOn sÂą complatt & ces actes quiâ montrent âla divitieâ boatĂ©
ârĂ©pondarit gĂ©nĂ©reusementâĂ© l'abandon que fey hommes fort entte âses
mains mu tout le souci des choses de ce monde. * a
. BE 14, VISITATION. 928
-Rieg.we mapquait 4 ce premier monastĂ©re dâ Annecy dont les fonda-
, teurzavaient si complétement. oublié les besoins temporels, et, dont
swt Prangois, de Saies disait que si on voulait dépeingre. au. naif
la vénitable. pauvreté évangélique, le total oubli des choses, de. la
terre, et joindre & cela une protection visible de la Providence cé~
Jeste, iLmây avait quâa regarder Ja naissance de Ja premiĂ©re, maison
de la Visitation Sainte-Marie. Nous avons dĂ©ja parlĂ© de |â âembarras ou
se trouvait la bonne sceur touriére, Anne-Jacqueline Coste, pour
préparer le premier diner des Méres. Pendant plusieurs années, de
parentes perplexitĂ©s auraient pu renaitre, si on nâeit dds lors appris
% eempter sur la divine Providence. Elfe se charkeait pour ainsj dire
de pourvoir & toutes les nĂ©cessitĂ©s quâon nĂ©gligeait. Un, peut baril
fournit pendant dix huit mois tout le vin du monastĂ©re. Lorsquâon
songea & faire provision, on le trouva si dessĂ©chĂ© quâon sâĂ©tonna
comment on avait pu y trouver du vin la veille; mais Ja MĂ©re de
Chantal ne sâĂ©tonna point, et elfe assura que si on nâavait pas songĂ©
% sâapprovisionner, le vin aurait continuĂ© de couler.
La confiance en fa divine Providence et le détachement des choses
de ce monde ne se manifestafent pas seulement par ces oublis involon-
taires ; ces ames, tournées 4 la contemplation et au désir des choses.
cĂ©lestes, en tĂ©motgnaient plus explicitement dans dâautres circons-
tances : la MĂ©re de Chaugy, supĂ©rieure dâAnnecy, instruite par la
Sceur bonlangeére que Ja provision de blé diminuait considérablement
et se trouvant sans argent, rĂ©pondait sans sâĂ©tonner : Nous avons un
pourvoyeur qui ne nous laissera manquer de rien. Elle faisait planter
ane croix au milieu du biĂ© et ordonnait quâon continuat les libĂ©ralitĂ©s
et les auménes, sans s'inquiéter autrement. Un autre jour, les Sceurs.
de fa cuisine vinrent lui dire que |âĂ©conome avait cĂ©livrĂ© le matin
& peine de quoi suffire 4 la moitiĂ© de Ia communautĂ©; il nây avait.
rien de plus cependant aa monastére. La bonne Mére répondit:
a Distribuez hardiment, tout ira bien. » En effet, le pain et la viande
se muhipherent entre les mains de la dépensiére, de telle sorte que les
religieuses eurent aboridamment de quoi se suffire. La confiance est
teujours toute puissante sur le coeur de Dieu. « Fille de peu de foil
disatt encore cette méme Mére & une Sceur économe qui témoignait
des inguigtudes parce quâil nây avait-de provisions au monastĂ©re que
pour trois mois $ peine, et quâelle ne voyait pas ot on pourrait pren-
dre de quoi fewrnir & Ia dépense de l'année; fille de peu de foi! vous
32h LES PREMIERES MERES
faites injure & la tendresse paternelle du Pére céleste envers
ses enfants ! Ne manquez point dâaller tous les jours devant le Saint-
Sacrement exposer a Jésus-Christ nos pressants besoins et réciter
avec confiance la priĂ©re quâil nous a apprise; vous verrez les effets
de sa protection ; je nâhĂ©site pas 4 vous dire que nos provisions du-
reront autant quâil sera nĂ©cessaire et jusquâa ce que nous ayons les
moyens dâen acheter dâautres. »
En effet, ce peu qui paraissait & peine suffisant pour trois mois dura
jusquâa la fin de l'annĂ©e.
Dans une circonstance analogue mais plus pressante encore, la
Mére Anne-Catherine de Beaumont, qui avait travaillé avec madame
de Chantal & la fondation du premier monastére de Paris, et avait
ensuite dirigé celui du faubourg Saint-Jacques, la Mére Anne-Cathe-
rine de Beaumont disait tout simplement a ses Filles « : Mes chéres
Sceurs, nous voici sans pain, sans blé et sans argent, mais Notre-
Seigneur nâest pas sans puissance, sans providence ni sans bontĂ©; il
faut dire chaque jour quelques Pater devant le Saint-Sacrement
pour demander notre pain quotidien 4 notre PĂ©re cĂ©leste qui nâen
laisse jamais manquer a ses enfants. » Les priéres furent exau-
cĂ©es et les Sceurs eurent abondamment le nĂ©cessaire, bien quâon
fit dans un temps de disette et quâil nây efit pas un sou dans la mai-
son.
Cette méme Mére Anne-Catherine de Beaumont était supérieure au
monastére de Pignerol, lorsque dans un temps de terrible sécheresse
le puits du couvent vint a tarir; elle fit faire une neuvaine A la sainte
Vierge, et aussitĂ©t lâeau commenca & reparaitre et tout le temps de la
neuvaine alla en augmentant chaque jour.
Une autre supérieure allait une fois en toute hate puiser au coffre
du couvent pour quelque nécessité grave et urgente : elle ne trouva
qu'un misérable sou. Les Sceurs qui étaient avec elle ne purent se re-
tenir de sourire de sa dĂ©convenue, et luidemandĂ©rent si lâange RaphaĂ©l
ne parferait pas la somme. La MĂ©re, sans se troubler, leva les yeux
au ciel comme pour rĂ©veiller lâaimable Providence, disent les annales
de la Visitation , et en ce moment méme on sonna 2 la porte; un
homme inconnu apportait cent louis dâor de la part de quelques amis
de la communauté. « Filles de peu de foi! disait alors la supérieure &
Ses compagnes, eh bien! serez-vous enfin convaincues de la fidélité
de Dieu & tenir sa parole? Vous y seriez-vous attendues? Quâest-il
DE LA VISITATION. 825
arrivĂ© cependant ? Ce quâĂ©prouvent tous les jours les pauvres qui
nâont pas dâautre ressource que Dieu ! »
Cette intervention de la Providence se manifestait dans les plus
petites circonstances. La MĂ©re PĂ©ronne-Marie de Chatel faisant un
jour la cuisine fut chargĂ©e dâapprĂ©ter un bouillon pour un malade :
« Hélas! mon Dieu, dit-elle & Notre - Seigneur, ce patuvre attendra
bien longtemps ce petit soulagement; il nây a point de feu et je ne
sais ou en prendre.» Au mĂ©me instant le feu sâalluma de lui-inĂ©me.
La bonne Mére entra aussitét dans une profonde révérence de la
présence de Dieu, et admirant la divine bonté, qui prévient les
demandes de ceux qui le servent et passe les dĂ©sirs de ceux qui Iâai-
ment, se prosterna humblement 4 genoux en sâĂ©criant dans la sim-
plicitĂ© de son langage dont nous avons dĂ©ja citĂ© tant dâexemples:
«Vraimeat, Seigneur, je savais bien que vous étiez ici, mais je ne
savais pas que ce fat pour vous y rendre le serviteur de la cuisine,
comme jâen suis la servante!» Elle trouva tout sur Iâheure dans son
cur, disent les historiens, la réponse de son bien-aimé: «Je me
plais en la bassesse des emplois de ceux qui sâĂ©lĂ©vent en mon
amour; je sers dans le ciel les bienheureux a la table, et je veux bien
encore servir dans la cuisine avec ceux qui mâaiment! »
Tant de faits merveilleux et charmants, dont on pourrait multi-
plier les rĂ©cits 4 lâinfini, restaient enfermĂ©s dans les murs des
divers monastéres; 4 peine si quelque bruit en parvenait au monde ;
mais il apprenait chaque jour 4 connaitre Ja vertu des filles en faveur
desquelles la Providence se manifestait si gracieusement. Plus elles
se recueillaient dans le fond de leurs cloitres, sây retiraient et y vi-
vaient cachĂ©es, et plus sâaugmentait leur renom et se rĂ©pandait la
bonne odeur de leurs vertus. Tout ce que la pratique chrétienne a
dâaimable et d'hĂ©roique Ă©clatait dans ces premiĂ©res MĂ©res. Et un
provincial de la Compagnie de JĂ©sus, Ă©crivait a saint Francois de
Sales, quâon voyait dans le visage de son excellente premiĂ©re fille, ma-
dame de Chantal, « quâelle suivait vraiment Je Sauveur pauvre, doux,
benin, cordial, caché, priant, conversant, aimant la solitude, ser-
vant au prochain, bref glorifié au Thabor et crucifié au Calvaire. »
Les mémes traits se reproduisaient dans ses compagnes. Saint Fran-
cois leur apprenait & marcher tranquillement et paisiblement sur
leur propre coeur: «Ga, ma fille, leur disait-il souvent, ne voulons-
nous pas étre complétement et absolument 4 Dieu? » Ces simples
$26 LES PREMIERES MERES
paroles suffisaient & animer le courage. Les sacrifices se faipatent
a âYaâ Visitation suavement et amoureusement.
âLa mĂ©re PĂ©ronne, tourmentĂ©e dâane fidvre ardente, dĂ©vorĂ©e de
soif, & ce pomt que sa Iangue toute dessĂ©chĂ©e sâattachait 3 son palais,
avait & cĂ©tĂ© dâelle un vase dâean fratche, et elle disait : « Mon Dieu!
i] faut que empire de votre grace soit bien grand, puisquâĂ©tant si
altĂ©rĂ©e, yous me donnez la force de mâabstenir de boire pour vous
Obéir : soyez béni aux siécles des siécles! » En prenant cette eau
dont on lui avait permis de se mouiller bes doigts et de se jeter
quelques gouttes au visage, elle disait encore : « Tu as bien sof,
pativre PĂ©ronne, mais ta ne boiras pas; ton Seigneor neâle veut
pas. Serais-ta bien assez lache, pour un peu de soif, de perdre la
gloire de lui avoir été toujours fidéle et obéissante? »
Tout ce qui pouvait contenter la nature, tout ce qui pouvait satis-
faire les penchants du ceeur bumain était énergiquement retranché.
Lâesprit de saint Francois, cet esprit de grace et de mortification
intĂ©rieure, reluigait dans toutes ses filles. Nulle part dâailleurs cet
esprit ne se commaniqaait avec plus dâabandon et plus dâouverture
de cceur. Les lettres du saint é6véque 4 madame de Chantal et & ses
compagnes, sont les plas charmantes quâil ait jamais Ă©crites. I] tes
encourage a la vertu et au sacrifice avec une parole douce et forte,
qui aurait pu triompher de cwurs moins bien préparés. 1} écrivait
& la mére Marie-Péronne, combattue alors de mille travaux et
tentations, cette belle lettre sur jes deux Marie, dont lâane est fille
d'Eve, et par consĂ©quent de mauvaise humenor, et dont lâautre
a trĂ©s-bonne volontĂ© dâĂ©tre tont a Dieu, et dâĂ©tre tout simplement
humble et humblement douce envers le prochain; celle-la, fille de
bonne affection, est par conséquent fille de la glorieuse Vierge Marte.
Le saint retracait ensuite le combat de ses deux filles de diverses
niéres , disant que celle qui pe vaut rien est si mauvaise que quel-
quefois la bonne a bien a faire de sâen dĂ©fendre; et alors il est avis
4 cette pauvre bonne qu'elle est vaincue et que la mauvaise est
plus brave: le saint ajoulait : « Mais non, certes, ma pauvre chére
« âarie, cette mauvaise-la nâest pas plus brave que vous, mais elle
« est plus perverse, surprenante et opiniatre; et quand vous allez
w pleurer, elle est bien aise, parce que c'est toujours autant de temps
« petdu; et elle se contente de vous faire perdre le temps, quand
x elle tle vous peut pas faire perdre Véternité. »
DE LA ViSITATION. 327
Le saint tenait beaucoup & conserver dans ses filles Veaprit de.
paix et de joie; il leur recommandait de souleger, conforter ,et
recrĂ©er leur pauvre cceur, le plus et le mieux quâelles pourraient,,
afin de bien servir Dieu. Aussi ne se contentait-il pas de s'intéresset
a leurs tribulations spirituelles, i] me les oubliait pas dags leurs af-
fictions corporedies. Cette mére Péronne-Marie, quelque temps aprdg
sa profession, fit uae grave maladie dont elle pensa mourir; elle en
guĂ©rit miraculeusement 4 ce quâon crot : elle avait perdu la parole
et tout lâusage de ses sens; ses Compagnes disposaient dĂ©ja toutes
choses pour sa sĂ©pulture, le saint PrĂ©lat vint lui donner |lâextrĂ©me-
onction ; comme il Jui appliquait les saintes huiles, la malade ouvrit
les yeux, regarda paisiblement le bon évéque comme si elle fat rer
venue dâun profond sommeil, et puis se rendormant tout aussitat,
continua un sommeil doux et tranquille jusquâay lendemain matin
qu'elle se trouva parfaitement guĂ©rie. Notre-Seigneur sâĂ©tait rendy
son unique mĂ©decin, remarque |âhistorien de toutes ces graces. On
attribua cette guérison aux priéres de saint Francois : il avait pass¹
la nuit & demander & Dieu de ne pas retirer du monde un sujet sj
utile & sa gloire et si précieux A l'Institut naissant. Madame de Chane
tal était alors en Bourgogne, ou aprés la mort de son pére elle avait
été appelée pour Jes affaires de sa famille, Le lendemain de cette
guĂ©rison subite, le saint Ă©vĂ©que Ă©crivait ala convalescente afin dâepr
courager, au nom de Notre-Seigneur, sa pauvre trés-chére fille
PĂ©ronne-Marie, A se remettre du tout en vigueur pour servir de
nouveau le divin Maitre en sainteté ef justice tous les jours de ga
vie, J} lui recommandait de se tenir doucement en repos, pour re-
prendre ses forces de cette main divine, afin quâa son retour Ja chĂ©ye
MĂ©re trouvat toutes ces filles braves. « Quâaurait-elle dit, cette bonne
« Mére, ajoutait-il, si en son absence nous eussions laissé moyrip
« sa chére Péronne? Sans doute son cceur en eit été maternellement
« affligé. Bénj sojt Dieu qui nous a visités en sa douceur et qui nous
âa consolĂ©s. Amen.» .
Les réprimandes méme du saint prélat conservaient ce to
de douce gaitĂ© et de condescendance. âNous avons cependant citĂ©
des exemples de Ja maniére sévére qu'il savait employer parfois. Up
jour, madame de Chantal avait cédé aux sollicitations de ses deux
premieres: compagnes, Jacqueline Favre et Charlotte de Brécharg ; 3
elles désiraient voir leyr pauvre chapelle relevée de quelque pompe
oat
328: LES PREMIERES MERES
pour leur profession ; le président Favre avait promis de donner tn
parement dâautel, et il y avait dans le coffre du monastĂ©re quelques
pitces dâor que saint Francois avait donnĂ©es, en recommandant de
les employer aux auménes. Les sceurs Favre et de Bréchard voulu-
rent persuader 4 leur mĂ©re dâacheter un parement dâautel et de re-
placer lâargent dans le trĂ©sor aussitĂ©t que Je prĂ©sident aurait payĂ©
selon sa promesse. La bonne Mére accéda & leur désir; mais sen-
tant ensuite que ce procĂ©dĂ© blessait lâobĂ©issance, elle sâen accusa
a saint Francois. Celui-ci lui en fit gravement et froidement Ja ré-
primande, lui disant : « Ma fille, voila la premiére désobéissance que
vous me faites; jâen ai bien du dĂ©plaisir. » [1 accentua ses paroles
de telle maniére, que la sainte Mére pendant longtemps, au seul sou-
venir de cette faute, avait les larmes aux yeux. )
D'habitude le saint évéque, comme il avait affaire avec les filles
de Ja Visitation & des 4mes dont le zĂ©le avait besoin dâĂ©tre retenu
et régié, les encourageait doucement.dans leur lutte avec elles-
mémes, et les conduisait avec suavité 4 celui vers lequel elles as-
piraient. Pendant que madame de Chantal et la mére Favre étaient
2 ce voyage de Bourgogne, et que la mére de Chatel était si grave-
ment malade, la mére Charlotte de Bréchard tenait la place de cu-
pĂ©rieure dâAnnecy. Cette sainte fille nâĂ©tait pas habituĂ©e au poids de
la supĂ©rioritĂ©; elle le portait en sâagitant de mille maniĂ©res, sâin-
quiétant et se mélant de tout, voulant tout faire, tout voir, tout juger
par elle-méme. Le saint prélat lui écrivit de prendre du repas et
du repos suffisamment, de laisser amoureusement du travail aux
autres et de ne pas vouloir avoir toutes les couronnes; le cher pro-
chain sera tout aise dâen avoir quelques-unes, disait-il. Il ajoutait que
lâardeur du saint amour qui presse a vouloir tout faire, doit aussi
retenir afin de laisser faire aux autres quelque chose pour leur con-
solation. Et il exprimait son désir de voir ses filles travailler avec
un esprit ardent, mais doux, fervent, modéré, attendant le bon suc-
cés de toutes choses, non de leurs peines ni de Jeurs soins, wais de
lâ"amoureuse bontĂ© de leur Ă©poux.
11 voulait dans ses filles un esprit libre et ouvert, trouvant
que ce nâĂ©tait pas hasarder que de se confier un pen extraordinaire-
ment & Notre-Seigneur « és desseins de son service, » dont il disait
encore que lâaccĂ©s est toujours difficile, le progrĂ©s un peu moins et
la fin bienheureuse. I] recommandait a ses filles de nâĂ©tre pas poin-
DE LA VISITATION. â 229
tilleuses avec le bon Dieu ; il désirait les voir archer ala bonne, fol
pi! tout le beau milieu des belles vertus de simplicité et dhomilité,,
et non par les extrémités de tant de subtilités de discours et de con-
sidĂ©rations ou lesprit sâentortille parmi les toiles dâaraignĂ©e. ,
Dans PintimitĂ© et lâaffection qu'il pratiquait avec elles, tous en 1 leur
donmant ses avis, le saint recevait volontiers les leurs. Nous avons
vu qu'il ne dédaignait pas les lumiéres de la bonne Anne Coste. Les
avis de madame de Chantal lui étaient fort précieux. Un-jour la
bonne MĂ©re lui recommanda la vertu dâhumilitĂ© : « Ah} ma chara
fille, lui répondit-il, que vous me faites un grand plaisir! Car, sa-
vez-vous, quand le vent sâenferme dedans nos vallĂ©es, entre, nos
montagnes, il courbe les petites fleurs, il déracine les arbres, et moi,
qui suis logĂ© un peu bien haut dans cette charge dâĂ©vĂ©que, j'en recois
plus dâincommoditĂ© qu'un autre. O Seigneur! sauvez-nous ; comman-"
dez 4 ces vents de vanité, et une grande tranquillité se fera. » En con-
tinuant ce discours, il ajoutait quâil fallait se tenir bien ferme et ser-
rer Ă©troitement le pied de la croix du Sauveur ; la pluie qui en tombe
de toutes parts abat bien le vent pour grand quâil soit. « Quand jây
suis, disait-il, mon Ame es$ drecoi. Que cette rosée, rosine et ver-
meille, donne de suavitĂ©! mais je ne suis pas Ă©loignĂ© dâun pas que
te vent recommence! n
âLe bon Ă©vĂ©que entrait dans toutes les joies de ses filles. Il se
chargeait lui-mĂ©me dâannoncer & madame de Chantal lâarrivĂ©e de
Son fils, et lui recommandait de ne pas Ă©tre si cruelle que de mor-
fifier terriblement ses caresses et de ne pas témoigner beaucoup de
gtd lle sa venue A ce pauvre Celse-BĂ©nigne. Le saint donnait lâexem-
pid dé toute cette simplicité, de cette liberté et de cet abandon de
coeur qu'il fecommandait âses filles. II feur faisait naivement part
dd'sed' joies : tantĂ©t' gaiâ comme wun petit oiseau, il Ă©tait allĂ© dans sa
chalre, ou il avait chantĂ© plus joyeusement quâa Vordinaire & lâhon-
iitifr' Ws Dieu. Tantét, étant A Sales, un matin od il avait fort neigé,
flâ cbt dfint cbuverte dâun bon pied de neige, it vit an domestique
balayer une petite place et y jeter de la graine A manger pour les
Pigebnd! ea"satit ies vit venir tous ensemble en ce réfectoire-ld
preudte tit FĂ©tĂ©dtion, avec une paix et un respect admirable = il sâa-
it ATR begarder, trouvant dans ces petits animaux âun grand
wafer deditiedtion. â Hsâ inangeaient tranquillement : ceux qui eurent
pias tett' tailâ leberĂ©tdctio s"envolĂ©rent auprĂ©s de th pour attehdre
a9 LES PREMIERES MERES
Jes autres. Quand ils eurent ainsi vidé la moitié de la place, une
quantitĂ© dâoisillons, qui jasque-la les regardaient, vinrent au milies
dâeux. Ceux des pigeons, qui mangeaient encore, se retirtrent dans
un coin pour laisser la plus grande part de la place aux petits oi-
geaux, qui se mirent a table et commencérent & manger sans que les
pigeons sâen troublassent. Le saint admirait tout ce petit mĂ©nage; il
considérait la charité de ces pauvres pigeons qui avaient si grand
peur de facher les petits oiseaux, auxquels ils donnaient |lâaumĂ©ne,
quâils se tenaient tous rassembiĂ©s en un bout de la table.'l! Ă©tait ravi
de la discrĂ©tion de ces mendiants, qui ne venaient 2 !âaamĂ©ne que
eur la fin du repas et quand il y avait encore des restes a suffisance.
Son esprit tout en Dieu trouvait 14 mille enseignements, et il avoue
quâil ne put sâempĂ©cher dâen venir aux larmes de voi la charitable
simplicité des colombes et la confiance des petits oiseanx dans lear
charitĂ©. «Je ne sais, disait-il, si un prĂ©dicateur mâedt touchĂ© aussi
vivement : celte image de vertu me fit grand bien tout le jour. »
On retronverait dans cette impression de saint Francois de Sales
la premiére inspiration de ce bel entretien sur les propriétés des
colombes appliquées a l'ame religteuseyous forme de lois, of tout
le modéle de la vie -spirituelle est résumé dans Vaffection simple,
honnéte et dévouée de la colombe pour le colombeau. Cet esprit de
doucesr et de grace, cette habitude de voir dans la nature des exem-
ples aimables des vertus et des préceptes recommandés aux hommes
- restĂ©rent & la Visitation comme un hĂ©ritage de lâesprit de saint Fran-
cois de Sales. Toutes ces filles parlaient volontiers ce doux langage,
oa la spĂ©ritualitĂ© sâexprime avec un charme particulier, dannant les
avis les plus sévéres et bes lecans les plus hautes avec une familia-
. ritĂ© qui nâexclut ni les agrĂ©ments du discours ni les attraits de }âes-
. prit. La mére Péronne-Marie, dont nous avons déja tant parlé, était
- peut-étre plus que toutes les autres disposée 4 pratiquer les exem-
, pies du saint sur ce point. Tout ce que |âon raconte, tout ce que Reus
avons cité des allures de cet esprit vif et charmant la prédisposait
naturellement & profiter des lecons du saint dvéque et & trouver en
toutes choses un enseignement pour nourrir sa piété et entretenir
son ame. Lorsquâelle Ă©tait chargĂ©e de la cuisine ou des autres offices
du mĂ©nage, elle nâavait pas besoin dâune intervention merveHeuse
de la présence de Dieu pour converser avec lui av milieu de tous les
. détails od elle était appliquée. En allant a la cave puiser & ce petit
DE LA VISITATION. sit
baril, quidura si longtemps, elle pensait aa cellier da Roi du Cantique
des Cantiques et 4 ses mamelles plus suaves et plus odurantes que Ip
vin, dont se souvenatt la Salamite. « Roi de mon cour, eâĂ©criait-elie,
noes sous rĂ©jesirons et aous tressaitlerons dâallĂ©gresse en vous au
souvenir de vo5s mamelies! » En nettoyamt les chambres, elle adorait
la Providence de Dieu qui ne dédaigne pas de destiner et de donner
une place au moucheron et a |âalĂ©me; ep rĂ©usissant de petits bouts
de paille pour aliumer le feu, elle disait: «Mon ame, pour allu-
mer le feu du céleste amour, il faut ramasser les plus petites chuses.
et profiter des moindres occasions de vertus; si tu es fidéle &
Gresser ce petit bacher, il ae manquera pas de sâembraser. Quand il
sera alumé, si tu prétends qu'il continue de briler, continue aussi
de lui foarnir la matiĂ©re pour |âentretenir. » En allant chercher de
Jâeau pour le mĂ©nage , elle ne manquait pas de chanter les premiers
versets du psaume XLI : Quemadmodum desderat cerous ad fontes
aguerum, et en allant cueillir des herbes, elle invitait son bien-airné
de descendre dans le jardin de son ame pour le visiter et pour voir
Jes fruits du bon dĂ©sir quâil entait sur soa cceur.
Ele prenait ainsi occasion de tout pour s'âĂ©lever vers Dieu et trou-
vait mille rapports des choses matĂ©rielles a lâordre spirituel. Elle
avait conservĂ© au couvent iâhabitude de tous ces petits cominerces
de parole quâelle entretenait, Ă©tant dans le monde, avec Dieu et les
habitants du Paradis et ob saimt Francois de Sales remarquait une
simplicitĂ© vraiment colombiae. Lorsquâelle fut au moment de faire
sa profession, elle considĂ©rait au dedans dâelle-mĂ©me que lorsquâune
pauvre fille se marie, les gens de sa connaissance qui |'aiment ont
coutume de lui faire des présents et de lui donner queiques petites
choses afin qu'elle rougisse moins de san indigence : « Yon ame, se
disait-elle 4 elle-méme, les saints et les saintes sont nes bons amis,
quoique sous ne Je méritiuns pas. Tu es si pauvre, ils somt si riches
et si splendides ; puisque tu es sur le point dâĂ©tre mariĂ©e, i! faut les
conjarer de te faire chacun un riche présent. » Et se retournant vers
la sainte Vierge : «Ce nâest pas la coutame, hui disait-elle, que
les filles be mĂ©lent de rechercher les atours quâelles doivent
porter le jour de lears noces; elles en laissent! toute la conduite et
tout le soin a leur mĂ©re et elles ne penseat quâa bien aimer celui
qui doit Ă©tre leur Ă©poux. Yous mâavez fait iâhonneur, sainte Vienge,
de me recevoir pour votre fille, pnisque vous avez en la bonté de
di
⏠.
332 LES PREMIERES MERES
vouloir Ă©tre ma mĂ©re. Prenez donc le soin de disposer tout.!âappa-
rejl de mes noces, et faites-moi la grace de préparer vous-méme les
atours dont vous désirez que je sois parée en celte grande solennité! »
Cette innocence et cette naiveté ne déplaisaient pas au Seigneur.
Dieu communiquait abondamment ses graces 4 notre MĂ©re Marie
PĂ©ronne. Au milieu de ses compagnes, elle ressentait un contente-
ment extrĂ©me, elle marchait dans la joie dâun enfant, goitant Dieu
avec allégresse et le trouvant sans peine et sans fatigue; elle igno-
rait absolument les sĂ©cheresses et les angoisses de tant dâames que
Dieu vent Ă©prouver et quâil semble abandonner a elles-mĂ©mes, alors
guâelles le cherchent plus ardemment. Elle ne concevait pas qu'il
pit sâen rencontrer dâassez malheureuses pour ne pas jouir de la paix
et des dĂ©lices qu'elle trouvait a lâoraison. Un jour, sainte Chantal lui
dit de profiter de toutes les graces que le Seigneur lui faisait, parce
qu'il viendrait un temps ou elle le chercherait et aurait de la peine
4 le trouver. Cette Ame candide sâĂ©tonna de cette parole : «Mon Dieu,
disait-elle, que vient de me dire notre MĂ©re ? Quoi! est-il possible,
vous vous en iriez et je vous chercherais avec fatigue un jour!
Certes, si quelque autre que notre MĂ©re mâavait dit cela, jâaurais peine
a la croire | »
Pendant qu'elle ne pouvait concevoir cet Ă©tat dâabandon et de
souffrances ou: Dieu délaisse souvent les 4mes les plus précieuses a
ses yeux, une de ses compagnes 4 cĂ©tĂ© dâelle Ă©prouvait toutes les
angoisses de ce douloureux martyre. La MĂ©re Jacqueline Favre
nâĂ©tait pas conduite en effet par cette voie de naive douceur ot
courait ja chére Mére Marie Péronne. La grande fille du saint évé-
que était livrée en proie aux tentations. Toutes ses inclinations
sâĂ©taient rĂ©voltĂ©es contre la vie quâelle avait embrassĂ©e ; ses humeurs
indépendantes, son amour de vaine gloire suscitaient dans son ame
toutes sortes de combats, au milieu desquels elle restait plongée dans
les épaisses ténébres des imaginations humaines que rien ne parais-
sait pouvoir dissiper. Elle Ă©tait soutenue par Jes avis de saint Fraa-
ois ; mais elle nâĂ©prouvait mĂ©me dans ces communications avec son
saint directeur aucune des graces sensibles que Dieu semblait se
plaire 4 répandre par son ministére. Elle luttait néanmoins avec une
persévérance admirable. Ses angoisses et ses souffrances intérieures
ruipérent sa santé et brisérent son corps sans lasser. sa persévérance.
Ses ennemis et ses pressures de coeur étaient quelquefois si extré-
pes OP oe, a met?"
DE LA VISITATION. 333
mes qu'elle semblait comme rĂ©duite 4 un anĂ©antissement completâ;
mais elle veillait toujours pour repousser les suggestions du démon ;
elle avangait avec un merveilleux courage dans la voie de sa pre-
miére proposition, inclinant avec adresse tous ses penchants au but
ou elle voulait tendre, triomphant de ses répugnances, ¹touffant les
restes du vieil homme et marchant directement sans hésiter contre
toutes les fantaisies que suscitait lâesprit de tĂ©nĂ©bres. Des pensĂ©es
vagabondes, des divagations de toutes sortes |âassi¹égeaient conti-
nuellement ; elle y rĂ©pondit par un veeu de ne sâarrĂ©ter jamais vo-
lontairement ni délibéremment & aucune pensée que de Dieu ou ten-
dant 4 Dieu, de son obligation, de ses devoirs ou de la charité. Saint
Francois de Sales, entre les mains de qui elle le fit, estimait singu-
ligrement ce voeu de sa grande fille. La sublimité, en effet, le rap-
proche de ceux que prononcérent sainte Chantal et sainte Thérése, de
faire toujours ce quâelles jugeraient plus parfait. Dieu qui ne reste
jamais en demeure avec les siens et ne se laisse pas vaincre en gé-
nérosité, sembla récompenser Jacqueline Favre en Jui donnant une
vue distincte et un sentiment intime de sa prĂ©sence quâelle conserva
toujours; elle profitade cette grace précieuse, de telle sorte que ma-
dame de Chantal disait dâelle quâen toutes sortes dâoccasions, dâaffai-
res, dâaffliction ou de joie, elle allait 4 Dieu par voie dâabatssement
et réentrement en soi-méme, se livrant simplement elle et toutes
choses entre les mains de Dieu, par une confiance amoureuse, sans
discours ni spéculations.
Ce sentiment intimé et constant de la présence de Dieu ne débar-
rassa cependant pas cette bonne MĂ©re Favre de ses angoisses. Elle la
rendaient un objet de si grande compassion que la MĂ©re Marie PĂ©-
ronne, qui Ă©tait, comme nous avons dit, conduite si doucement par
un chemin tout jonché de fleurs, disait 2 Dieu : « Eh! monseigneur,
si] plaisait 4 votre majesté de me priver de cette grande conso-
Tation que je recois de vous et de Ja porter 4 ma pauvre Sceur Favre,
que je mây accorderais de bon cceur! »
Cette singulitre charité de la Mére de Chatel donna tieu plus tard
4dâinnocentes plaisanteries. Lorsque, sur ta fin de sa vie, cette bonne
âwdee agsurait & la MĂ©re Favre qaâelle devait lui Ă©tre fort obligĂ©e de
cette pfigre)'la Mére Favre répondait avec cet esprit suave et
libre que Dieu avait répandu et que saint Frangois de Sales cher-
chait A entretenir entre les filles de la Visitation : « Hélas! ma trés-
33h" LES PREMIERES MERES
chéte Sceur, vous éliez si aise de garder cette souveraine doudceds
que vous ne le pressates point trop de venir, et je m'imagine que:
d'un cĂ©tĂ© vous disiez: « Seigneur, allez vers ma pauvre Seur Favre,â
et de lâautre : mon Roi, je ne vous quitterai pas. Et aprĂ©s toas ces
témoignages de bonne volonté, chacune gardait ce qu'elle avait:
vous votre repos et moi mon trouble! »
Ce trouble dont elle parlait ainsi, avec cet esprit gracieux, dara
toute sa vie. Ses angoisses et ses tourments furent si violents quâils
lui occasionnĂ©rent des maladies Ă©tranges et avec dâincroyables rea-
versements des lois de Ja nature. Cette fille, dâun jugement si grand
au dire de madame de Chantal, si posé et si solide, cette 4me blanche
comme la neige et pure comme le soleil, se trouvait elle-mĂ©me enâ
toutes rencontres abjecte et hébétée. Sans consolation, sans force
pour ainsi dire, elle faisait tout avec dĂ©goat et amertume, persuaâ
dĂ©e quâelle nâentendait absolument rien aux charges qui lui Ă©taient
confiées. Elle contenait cependant les hésitations de son Ame :
rien nâen paraissait 4 lâextĂ©rieur ; les affaires les plus difficiles et les
plus compliquées ne pouvaient en rien allérer son reoveiHement
religieux et son maintien grave, doux et attrayant. Au milieu-de ses
angoisses elle se démélait paisiblement et parfaitement de toutes
choses et elle rendit 4 |âInstitut dâimmenses services dans les di-
vers monastĂ©res quâelle fonda. La pensĂ©e de son insuffisance dans
les charges nâĂ©tait pas chez alle un sentiment dâhumilitĂ©, c'Ă©tei
une vĂ©ritable tentation. Ge fut avec bonheur quâĂ©tant rappelĂ©s
de Dijon of elle Ă©tait supĂ©rieure, elle sâ'imagina que son mauvais
gouvernement en Ă©tait cause et que la MĂ©re de Chantal allait Ja re-
mettre au noviciat pour lui apprendre quelque peu les pratiques
religieuses. Lâesprit dâabĂ©issance seul put la soutenir dans !âexercice
des diverses charges ow elle fut toujours appligaée. Ces filles de la
Visitation âmettaient de la sorte une vertu & la place de chacane de
leurs imperfections naturelles. Nous avons parlĂ© de lâesprit.dâ'ind6-
pendance qui avait toujours animé Marie-Jacqueline Favre avant
a profession. Depuis elle lâavait senti se rĂ©veiller bien des fois, mais
elle lâavait mortifiĂ© de maniĂ©re & se rendre illustre dans l'Institut par
son obéissance prompte et simple. Aucun obstacle, aucune considé-
ration de personne ou de maladie ne pouvaient lâarrĂ©ter torsquâ'elle
avait regu un ordre de ses supérieurs. Pendant qu'elle était 4 Paris,
lâĂ©vĂ©que de GenĂ©ve lui commanda de se rendre & Rennes ; les mĂ©-
«DR LA VISITATION, 33h
dering aaspraient, qu'elle ne pouvail se inettre en route sans up, ma-..
nifeate, péril de most ; mais elle se préparait tranquillement a partir, -
disant qu'elle nâavait que faire de vivre sinon pour obĂ©ir. ;
MalgrĂ© les rĂ©voltes de sa nature et les atlaques que |âesprit de
ténébres dirigeakt contre elle, elle aimait par dessus tout sa voca-
tion; elle ea aimait surtout les commencements,. si pleins de dou-
ceur et de pauvrelĂ©, et disail souvent que nâeds Ă©tĂ© lâintĂ©rĂ©t de la
gloire de Dieu, elle nâedt pas voulu voir sâaccroiire le petit nombre
de Filles qui, dés.les premiers jours, sétaient rassemblées sous la
sgimte direction de la Mére de Chantal. « Ne plaignez pas votre peine
a mâĂ©crire, disait-elle un jour 4 la MĂ©re de Chatel; vous me rĂ©crĂ©ez
toujours et me faites grand bien quand vous me souvenez de notre
premier temps. ».
Cette Mére de Chatel, aprés avoir si longtemps goité les dou-
ceurs que Laman céleste communique aux ames qui lui sont dé-
wouĂ©es, se. vit aussi plongĂ©e dans cet Ă©tat dâangoisse et de sĂ©cheresse
qu'elle ne pouvait concevoir dâabord, et que la MĂ©re de Chantal lui
avait. prédit. Les &mes privilégiées doivemt éproaver les mémes souf-
frances, et la sainte fondatrice, malgrĂ© |âĂ©nergje et la tranquillitĂ© de
son courage, nâep Ă©lait pas a |âabri. DĂ©s la premiĂ©re nuit quelle
passa dams la petite maison du faubourg de la Pairiére, pendant que
Ses. deux compagnes, taut enivrĂ©es et paisibles dâavoir enfin com-
mencé se donner a Dieu, dormaient sans souci et sans inquiétude,.
san ame entra dans une. extréme sollicitude, se trouvant environnée
de t4nébres, ne voyant que des difficultés et des impossibililés &
Yoeuvre qu'elle camamencait : une forge imconnue et mystérieuse
lui reprocha de tenter le Seigneur et dâagir en tĂ©mĂ©raire. Cette
Sainte. 4me ne répondait rien & toutes ces suggestions; elle se re-
ettait cerstamment eotre les mains de Dieu, qui la. laissait ainsi
agcablĂ©e sous le poids des prĂ©vigions humaines dont ]âennemi cher-
chait a Ă©pouvanier son courage. CâĂ©tait sa coutumie, celle que saint.
Frapgois de. Sales recommande, de ne pas Ă©coster les mouvements
Uapéueux.que le démon parvient & axciter en soulevant la raison et
en frappant imagination humaine. Tout.cela constitue cette partie
infĂ©rieure de |âame ou lq: pĂ©chĂ© originel a donnĂ© a !âennemi ua acces
tovjours facile. Dans ces tumultes. de lâimaginalion et des sens, la
Mére de Chita], de seu.cdié, se cenformait & ce sublime enseigne-
yaest ;. weis elle appngtait. mame a ces paisibles. ratours el. & ces
B96 LES PREMHERES MBRES
suands gegards. vers Dieu qnelque chose .de de vivacité.et deida sim
gularitĂ© de son humeur. Elle quai, dans les tempade paixâet, desde
miĂ©re dentinops parlions tout a |âheure, avait eu-une sk claire wue de
toutes les opérations dela grace dans son 4me, quand: vint Je; temps
das éprauves, ne pouvait plus rien déméler de ce qui se passait. dans
Je fond de son coeur; dans Jes derniers temps de-sa vie-, lorsque
Vexpérience lui eut appris 4 mépriser, comme sa digne Mére, tran~
quillement et lentement, toutes ces diaboliques tentatives, elle ex-
primait gracieusement toutes ces perplexités, en disant qu'elle avait
perdu la clef de son intérieur; ce cceur naif, rond et sinctre,
âcomme disait saint Francois de Sales, cherchait 4 conserver alors
dans Ja partie supĂ©rieure de lâame cette paix inaltĂ©rable des amis de
Dieu que le dĂ©mon ne peut parvenir a troubler quâavec un consen-
tement formel de Ja volonté humaine.
Mais dâaprĂ©s |âĂ©tonnement manifestĂ© par PĂ©ronne-Marie lors de la
prédiction de la Mére de Chantal, on peut concevoir quelles furent
au premier abord les angoisses de cette 4me simple lorsquâelle se
trouva tout a coup jetée dans cette voie de téndbres et de luttes.
Elle y continuait tous ses discours et ses colloques adressés aux
saints, a la sainte Vierge, 4 Dieu lui-méme. En considérant l'Enfant
Jésus entre les bras de sa Mére, elle lui disait : « Divine Mére , cet
Enfant, qui est sorti de votre chaste sein, est votre unique trésor ;
mais souvenez-vous que sans les pauvres pécheurs vous ne seriez
pas enrichie de cette belle enseigne. Ma trés-chére et bonne Mére,
yous qui ne lâignorez pas, comment pouvez-vous laisser une pauvre
pécheresse languissante loin de l'amour de votre Fils? »
Un jour, plus agitée encore que de coutume, plus éloignée de ce
âqui faisait sa consolation, Ă©perdue aux pieds dâune image de la sainte
Vierge, elle lui disait dâun cceur contristĂ©, brisĂ© de douleur : « Ma trĂ©s-
sainte MĂ©re, sĂ©parĂ©ede mon doux JĂ©sus, qui mâa laissĂ©e, parce queje
nâai pas su chĂ©rir dignement |âhonneur de sa divine prĂ©sence, je-ne
puis mâadresser quâa vous pour le trouver : permettez-moi de vous Je
dire, vous avez une charité si grande, vous ne devez pas manquer
de faire aux autres ce que vous youdriez quâon vous fit; si votre
bien-aimĂ© vous avait laissĂ©e, vous voudriez quâon vous le-rendit;
vous avez Ă©tĂ© dolente pour |âavoir perdu lâespace de trois jours; et
il „ a si longtemps que je le cherche sans en-apprendre des now-
velles! Or, trĂ©s-sainte Vierge, vous tenez toujoursâce cher amoat
*. DE LAâ VBITATION. Sy
sue. VĂ©teo seid, atl) fautique je vous fusst: EpRater aE ineitis th
ficnuire j9â8 fait bon d'en Ă©tre sĂ©pard fy PS eG ee
-' Sur etia, prenant des ciseatix, elle coups lâimage de! ]'âEnfant-JĂ©t
sus, que la Vierge tenaitentre ses bras; ayant âmise sur son ectur,
-ellé comtinua'sa: petite 'harangue : « Ma douce Mére, pardonner-tvi
"si je'vous aj pris votre Fils; vous mây avez contrainte, ptiisque votis
ne vouliez pas me le donner. » Au mĂ©me instant, elle fat saisie-dâuh
si doux sentiment de compassion & voit lâisiage de la MĂ©re sĂ©parĂ©e
de celle du Fils, quâelle se mit 4 pleurer. « A la vĂ©ritĂ©, -glorieuse
Vierge, reprit-elle, je nâai pas le courage de vous laisser sans votre
précieux joyau ! » Et elle remit l'image du petit Jésus an lieu oi: elfe
Vâavait coupĂ©e. Lâhistorien qui raconte ce fait, et dont !âouvrage fat
imprimĂ© par |âordre du pape Alexandre VII, proteste que, conformĂ©-
ment aux dĂ©crets dâUrbain VIII, il nâentend prĂ©ter aux faits qu'il ra-
conte autre chose quâune crĂ©dibilitĂ© humaine ; mais il ajoute au rĂ©-
cit que nous venons de rapporter, que Dieu fit connaltre que tout
est permis 2 lâinnocence dâune 4me saintement amoureuse; car la
Mére de Chitel, se mettant en oraison aprés ce discours, fut honorée
dâune faveur si rare, que la sainte Vierge lui remit dans les bras son
cher Fils, lai faisant distinctement entendre cette phrase : « Voila
mon Fils, fais ce quâil te dira! » Et tout aussitĂ©t elle ressentit dans
son 4me ja présence douce et sensible du Sauveur.
Ces faveurs, non plus que ces familiarités avec Dieu, ne consti-
tuent pas la saintetĂ© : ce qui Ja constitue, câest cette obĂ©issance
prompte et entire dont nous avons dĂ©ja montrĂ© tant dâexemples.
Pour Ja fondation du second monastĂ©re de |âInstitut, qui fut celui de
Lyon, un des grands-vicaires de l'archevéque était venu chercher a
Annecy les Scears qui accompagnérent la Mére de Chantal. Péronne-
Marie de Chatel Ă©tait de cette petite compagnie, oi se trouvait,
comme on sait, la crĂ©me de !âInstitut. Câest dans ce voyage, en ap-
prochant des frontiéres du royaume, que madame de Chantal recut
la visite des bons anges de la France, qui lui faisaient accueil et con-
firmérenttoutes ses espérances du succes de la fondation qu'elle allait
entreprendre. A un des logis de la route, le grand-vicaire, pensant a
éproaver Pobéissance de ces nouvelles Religicuses, dont on faisait
beaucoup derésits, dit la Mére Péronne-Marie :'« Ma Sceur, prenez
par charitĂ© ice fer qui-est dans le feu. » I}nâeat pas plutdt parlĂ© que
le: commandement fat exdculé, et elle empoigna ce fer tout brdlant
a LES, PaRwaiaes MERES
Ă©t tout. rouge; ole lui fit quitter promptement, ef.sa main se, onNe
sans atteinte de brilure. Un acte. dâobĂ©issance. plus. pĂ©njble. ek plus .
merveilleux sams aucun doute, est celui dont nous avoas parld,,que.
pratiquait la Mére Favre, persuadée, tourmentée et. bonteuse. de. sop.
incapacité, que le démon lui remettait sans cesse sous les yenx, ef
BĂ©anmeins sâacquittant daucement, tranguillement et courageuse-
ment des charges qpi lui étaient confiées sans rien lajsser pagalire,
de toutes ses perplexitĂ©s. La MĂ©re RĂ©ronne-Marie nâavait pas eu tomt
dâabord. un tel courage : au milieu des troubles dot naus avons dit.
qu'elle fut agitce, faisant une revue dâelle-mĂ©me et examinart san
eceur, ella le trouva détaché de toutes choses, entidtement remis
antre jes mains de Dieu, prét a tout et heureux de tout soufirir, lors-
quielle. entendit. une voix intérieure qui lui disait: « Si ta Gtais
Ronemée supérieure, serais-tu indiféreste?» Elle se trouva interdite
et ne sut comment répandre; cae elle avait déja résisté par ses
larmes 4 la proposition qui lui en avait été faite. Elle frémit en tout
soa: corps sur ce sacrifice; néanmoins,. me vowant faire ancune ré-
serve, elle se consacra entiérement 4 la volonté de Dieu, en; disant,
les yeux noyés de larmes : « Mon Roi, je suis 4 vous | Quand il vous
plea de faire parler une anesse et de choisir un enfant pour con-
duire votre peuple, vous lui donnerez hes paroles et. la raison pour
ce ministére : votre voloaté. soit faite! » Ce fut la le sacrifice le plus
douloureux de cette 4me innacente, ef elle en fut récompensée en
voyant ses afflictions se dissiper et en retrouvant une. vue Claire, sql-
sible et joyeuse de la présence de Dieu.. Néanmains elle ng prit pas
tellement sa réselution qu'elle ne senttt parfois se réyeiller sa, ré-
pugnance: pour. ses charges. Elle la confiait 4 Ja Mére de Bréchard,
qui lui répendait en lui donnant ces conseils fameux de Ja Visitation
et qui ne semblent. pas seulement adressés aux supémieuses de cet
Institut, mais dont peuvent. profiter tous les chrétiens & qui la divine
Providence a.dĂ©parti une part quelcoaque dâinfluence dans les .q@uâ
vrea de charitĂ© et de pictĂ©, et, qui sâembarrassent ci. souven}, dans
toutes sortes.de. scrupules ct dâhĂ©sitations ot Je Diable trouve plus de
profit.que la vertu ne rencontre dâĂ©clat.
Ces conseils de la Mere de Bréchard témoignent amasi de la farmeté
do langege. dont usaient les saintes et. fortes femmes que Dieg avait
appalées & fonder la Visisation. Nous les. analyserons :« Ma, iris-chére
eh cordigle amie, disait-elle donc & Ja MĂ©re.de Chatel, qui. Wa. avait
Ne LA VISITATION. - a
ctinfié Yes scrapuies et ses désirs a l'occasion des charges quelle ne
portait qu'avec répugnance, permettez-moi de vous dire que vous"
avez tett de ne pas vous accommoder & cette nĂ©vessitĂ©. Jâai Ă©tĂ© densâ
les mĂ©mes travers, mais jâai vu que le fardean de lai-mĂ©me-Ă©tait
assez pesant sana lâaccroitre du chagrin, du dĂ©agrĂ©ment et de
Yenmui, qui lui ajoutent une si grande sercherge. Quand neus aurtens
is courage, lâallĂ©gresse et Ja tranquillitĂ© -dâune douzaine plus fortes
que nous, certes ce ne serait pas trop pour satisfaire aux diverses
fonctions auxquelies acs charges nous obligent ; que sera-cedenc, 3i
nous laissons dévorer le peu que nous avons a l'inguidtude ot au
découragement? J'ai connu par expérieace que de la sainte joie et
de lâĂ©galitĂ© des Mares dĂ©pend le courage et le contentement des
filles. Vrai Dieu, ajoutait-elle, ma teés-chére Sour, -voudrions-
nous, par pusillanimité et ravallement de cceur, prétendre une
couronne moindre que celle que sa divine majesté nous présente?
Saint Pierre sâexcusa-t-i] quand il fut fait lientenant-gtnĂ©ral du
grand Dieu des armĂ©es, et quâon mit le salut de tous Jes mortels
enire ses mains avec les clefs da royaume cĂ©leste? di n'âen Ă©tait
pas capable, certes, en qualitĂ© de pĂ©cheur et dâhomme pĂ©okear;
mais ia verta de Dieu se parfa% dans |infirmité de i'homme.
Notre imagination nous décoit maintes fois, nous faisant croire que
nous profiteriens davantage pour nous-mémes, en faisantmoins pour
autrui. HĂ©las! qui ne voit cet abus? Il y a beaacoup ples dâoocasions
de sâhumilier, de se mortifier, de renoncar & sai-«mĂ©me et de se jeter
tout en Dieu, ayant de telles charges que n'en ayant poimt. H est wai
qne câest avec plus de peine, mais il faut:semer en larmes si nous
woulons racueillir en joie : i] ne nous fant plus penser & nous,
& ce que notre Maitre veut de nous et @ ce qu'il nous a commis, âet
sans propre intĂ©rĂ©t ne chercher aucane consolation que dâaccomplir la
votontĂ© de Dieu avec joie et bon ceeur. Nâest-ce pas un vrai et solide
Conteniement de voir que, par la grace de Dieu, notre petit travail
soitemployĂ© pour servir aux Ames, pour sâavancer au saint amour, et
que nous employons les talents que ce grand PĂ©re de famille neous a
départis selon sa trés-sainte imtention. Si la qualité de supSrieure
Géplait & votre humililé, hélas! ma chére Sour, regerdez que c'est
un titre vain et vide. Lâoa nons appelle supĂ©rieures, et nous sommes
Sujettes dâantant dâesprits que nows en gouvernens; i fant que nous
ayons plusâde crainte de leur manquer quâils ânâen ont -de nous dĂ©-
340 LES PREMJERES MERES
plaire, et.que nous soyons distraites et embrouillées de mille tracas
comme servantes, pendant que les autres, comme maitresses, se
reposent, prient & souhait et goitent le fruit de notre travail : vous
appelez cela supĂ©rieures parce quâon nous fait des actes de soumis-
sion , et câest A Dieu, que lâon regarde en nous, auquel ces abaisse-
ments et ces rĂ©vĂ©rences sâadressent. Ne pensons point a autre chose
quâa porter courageusement notre croix jusquâau bout. Jâai bien fait
autrefois ces doléances, mais maintenant je ne me veux plus soucier
de ce que je deviendrai, ou je serai, ni & quoi lâon mâemploiera,
réservant toutes mes puissances pour faire le moins mal que je
pourrai ce que lâon me commandera ; et puis, s'il nâest pas si bien
qu'il serait besoin, nous aurons de quoi connaitre notre abjection et
avoir la grace dâĂ©tre mortifiĂ©es et de retourner au noviciat. » En
continuant ce grand et magnifique enseignement, la Mére de Bré-
chard ajoutait ces paroles pleines de confiance et dâamour :
« Nous traitons avec un trés-bon Dieu, qui connaft notre faiblesse,
puisquâil nous a formĂ©es de sa divine main ; quoique le pĂ©chĂ© nous
ait déformées, il nous veut réformer par sa grace, il est plus tendre
& la compassion que sujet 4 lâindignation pour nos misĂ©res. Jetons-
nous avec nos fardeaux entre ses bras, et laissons faire a la Provi-
dence , qui gouverne si suavement ceux qui se confient en elles!»
Quelle société que celle ot, pour consoler les supérieures, il faut
Jeur montrer les assujettissements et les abjections de leurs charges!
A la Visitation, les filles Ă©taient dignes de telles MĂ©res, et plus dâune
dâentre celles qui nâavaient aucune charge enrichissaient |âInstitut
de mérites singuliers. Saint Francois de Sales avait fondé son Ordre
pour les filles de petite complexion et de bon désir qui ne pouvaient
entrer dans les religions austéres : selon ses propres paroles, il était
pour les infirmes et il accueillait dans son monastére des filles ou
des veuves dĂ©ja agĂ©es et de santĂ© chĂ©tive, qui nâĂ©taient pas moins
dâun salutaire exemple et donnaient a l'Institut la vertu de fer-
ventes priéres. Parmi ces filles, les traditions signalent la Sceur
Marie-Denise de Martignat.
Elle Ă©tait dâune noble maison de la Bresse et avait longtemps vĂ©ca
4 la cour de Savoie et premiérement a celle de France. Elle était
dans un carrosse & quelques pas de celui ot fut assassiné Henri IV.
Son mérite et sa vertu étaient tellement considérés dans ces deux
cours, que les plus grandes princesses auraient voulu |âattacher a
DE LA VISITATION. "SA
leur maison. Les duchesses de Montpensier et de Nemours, lesâIn-
fantes de Savoie voulurent lâhonorer de leur intimitĂ© et avoir a
leur service : elle refusa honnĂ©tement leurs offres; et, tout en sâoc-
cupant de [âĂ©ducation de mademoiselle de Saint-Trivier, dont te
peére, allié 4 la maison de Savoie, avait été ambassadeur en France,
son ceeur et ses désirs étaient loin des grandeurs de la terre. Orphe-
line en Age de sâĂ©tablir, elle sâĂ©tait donnĂ©e 4 Dieu, renoncant & un
mariage qui Ă©tait sur le point de se conclare et engageant Je jeune
gentilhomme qui Ja recherchait 4 imiter son exemple. I] le suivit
généreusement et, soutenu par les priéres et les conseils de cette
Strange maitresse, i] entra dans lâOrdre des RĂ©collets. Les dames de
la cour de France savaient sans doute cette histoire lorsquâelles re-
commandaient aux gentilshommes de ne rien prétendre auprés de
mademoiselle de Martignat, sâils ne voulaient pas devenir capucins.
AprĂ©s lâassassinat et la mort de Henri IV, mademoiselle de Martignat
vit encore 4 la cour de France les diverses intrigues et les catastro-
phes qui signalérent la régence de Marie de Médicis; le nouveau
renversement des fortunes et le rabaissement des grandeurs, quâen-
trainĂ©rent les fins tragiques du marĂ©chal et de la marĂ©chale dâAncre,
confirmérent tous les sentiments de compassion que lui inspirait la
vie des grands. Ces pauvres esclaves du monde qui passent leur vie
dans les préoccupations de Ja vanité et qui donnent au démon tant
de facilité, dont il se prévaut pour leur faire perdre la bienheureuse
élernité, lui faisaient véritablement pitidé : toute sa vie ellea fait pro-
fession dâadresser 4 Dieu des priĂ©res journaliĂ©res pour les grands de
laterre. Elle assurait que câĂ©tait une charitĂ© plus grande que de prier
pour ceux qui languissent dans les hépitaux et dans les prisons. Aussi
célébrait-elle avec une dévotion particuli¹re les fétes des rois, des
reines, des princes et princesses qui sont inscrits au catalogue des
saints. Rien ason avis ne devaittant humilier et encourager les chré-
tiens que la saintetĂ© de ces grands personnages qui ont conservĂ© Iâhu-
milité au milieu de la gloire. Elle jednait Ja veille de leurs fétes, et
toutes ses priéres étaient ces jours-la pour le salut des princes.
âA Turin, mademoiselle de Martignat fit amitiĂ© avec une bonne
femme fort sainte et assez bizarre, quâon appelait la MĂ©re AntĂ©e.
Celle-ci avait employĂ© tout son bien en ceuvres pieuses, sâĂ©tait rĂ©-
duite 4 la plus extrĂ©me pauvretĂ©, vivait dâaumdnes et mendiait son
pain par la ville, aux portes des Ă©glises et dans âles maisons. Tou-
aa LES PREMIERES MERES
chéa du: kule-de la gloire de Dieu, vive en paroles et ayant secoué
tout joug dv respect hamam, cette femme gourtaandait les pécheurs,
réprimait pebliquement les.blasphésnateuts et les wrédisants, et les
sienacait de la colére de Dieu. Ses wertes réprimandes ki attiré-
rent souvem de imanuvais traitements quâelle suppertait avec joie et
avee nae admirable patience. [i lui eft été facile de se faire resper-
ter. Le duc de Savoie Maimait et Mestimait. H vonlait quâelle fat res-
pectĂ©e, et il fit donner uo jour lâestrapade & unde ses gardes qui
Yavait frappée. La Mare Antée fat courroucée contre le prince et
refuse ses aumdnes. Le duc Cherles-Emmaacuel fit toutes les avances
pour apaiser cette beane femme. {i la fit amener A sa cour et Ja pria
dâaccepter dĂ©sormais ses aamĂ©nes at se recommanda & ses priĂ©res.
Elfe le Jui promit, et fit la paix avec lui, 2 condition que deâ son cĂ©tĂ©
il Jui promettrait de dui laisser la libertĂ© dâendurerquelque iajure
pour Dieu. « Reurquoi, disait-elle, empécher les hommes de me
chatier, mai qui suis une si grande pécheresse? »
La dévotion de cette femme était le soulagement des émes do pur-
gatoire : elle avait empleyé son bien, et elle dépensait les aumdines
quâelle recueiilait 4 fonder des messes ef des chapelles pour ces pau-
vres Ames, dont elle inspira Je souci & mademoiselle de Martignuat,
qui Ă©tait faite dâailleurs pour ja comprendre. La mĂ©re AatĂ©e com-
muniqua tous ses trĂ©sors 4 cette chĂ©re fille : câĂ©taient de certaines
mĂ©thodes de priĂ©res, plusieurs iaveations dâaustĂ©ritĂ©s, et une atien-
tion extréme a ja mortification ; le tout appliqué au soulagement des
ames du purgaloire. Mademoiselle de Martignat embrassa avec ar-
deur cette dévotion. Mélée 4 la cour, ot depuis le mariage du jeune
duc de Piémont, Victor Amédée, avec madame Royale, Christine de
France, qui Ă©tait de belle humeur et que Je duc cherchait & divertir,
iy avait tous Jes jours bal, ballet ou comédie, mademoiselle de
Martignat Ă©tait obligĂ©e dâassister 4 oes rĂ©crĂ©ations mondaines : elle
sentait 8ây accruitre sa compassion pow le sort des grands et sa dĂ©-
votien pour les 4mes du purgatoire. Son corps étaita la comédie ou
au ballet; son 4me Ă©tait dans Ja contemplation.
« Seigneur! disait-elle avec David, dĂ©tournez mes yeux, afin quâils
ne volent pas Ja vanilé; gardez mon coeur de courir aprés le men-
songe! n
Faisant ensuite imperceptiblement un petit signe de croix sur ses
yeux et sur sen cceur, elle leur dĂ©fendait de voir ni de penser quâaa
DE. LA NISIPATEON. | eas
purgetoize; son &me sâabimait dans Âąette ardente conaiergesia..de
la justice divine, et elle restait.sans men savoir de tout ce. quis Ă©tait
fait ou dit autour dâelle. Souvent elle employait ce temps a rĂ©eiter
wn chapelet da treate dizaines, qu'elle appelait le petit trentail, pour
Jes Ames qui expiaient dams le purgatoire le vain plaisir qu'eiles
avaient pris autrefois dans leg bals et les comédies. Ses compagnes
Yiaient un jour de cette dévotion ; la bonne demoiselle répondit avec
des larmes dans les yeux : ;
« Si Dien vous avait fait voir seulement pour un moment jes peines
que souffrent dans le pargatoire ceux qui ont perda leur temps. a
Ja comédie, vous }a fuiriez plas que la peste. »
La mere Antée admirait cette ferveur et cette dévotion de sa
chĂ©re fille, et elle assurait quâelle avait regu une grace particulidre
-pourtirer les 4mes du purgatoire. Au milieu des grandeurs bhumai-
hes, ot elle vivait comme nâen usant pas, mademoiselle de Marti-
gnat conservait son désir de se retirer du monde, qui lui était on
Vrai purgatoire, dit Phistorien de sa vie. Elle commmuniqua oe désir
& la mĂ©re AntĂ©e, qui sâĂ©cria en 'embrassant :
« Oui, ma fille, au eleftre, & la cellule, 4 lâobdĂ©issance, au dĂ©aue-
ment de toutes choses! câest de l& que par vous-mĂ©me et par les
autves vous. soulagerez véritablement les paavres 4mes du purga-
toire! » DĂ©sormais, toutes les fois quâelle la rencontrait: « HĂ© quoi,
ma fille, lui disait-elle, vous Ă©tes encore ici! au cloftre! au cloitra!
au dĂ©sert dâune bonne religion pour servir Dieu sans partage | »
En attendant la réalisation de ce dessein, la mére Antée se chargea
d'éprouver ja vocation de sa chére fille: elle la mortifiait de mille
maniéres, lui faisait des abjections publiques, et hut imposait toutes
les petites pénitences, si dures justement par leur puérilité appa-
reote, que les mattresses des novices somt en usage de donner ayx
files qui leur sont soumises. Elle lui imposait les austéntés les plus
pĂ©nihles, et pour lssquelles elle s'ingĂ©niait jusquâd trouver le moyen,
assure-tron, dâdter les semelies de ses souliers et de la faire marcher
toot un hiver les plantes des pieds nues contre terre, sans quâon sâen
aperc it, Tous ces exencices ne faisaient qu'animer |âardeur de ma-
denoiselie. de Martignat : elle considérait véritablement Ja mére
. datĂ©e commec sa supĂ©rienre, et voulut savoir dâelie en quel convent
ella devait.servir Dieu. La bonne femme passa la mat. em oraison
et lur dat.le. lencemam :
Bah LES PREMIERES âMEKES
v-aiMefilte, fuyox par delales montagnes; allez & Anséty;- duptes
doâtombese aa pyand âserviteur de Diew, satat FratiÂąois de Sales;â
-Didormâa montrĂ© ve petit lieu-fa; je le vois devant mes yeux cme
ei jlayais'habitĂ©: plusieurs annĂ©es ce monastĂ©re: Allez, ma fille; âajou-
âtedtietle, alies chercher la saintetĂ© ou elle est; attez chercher 1:
petibesse of Dieu veut manifester la grdndeur de ses bontés! » -
_-{l y'avait déj4 longtemps que mademoiselle de Martigndt prati-
quait de son mieux les conseils de la Phstothée et suivait'sa direc-+'
tion. Elle avait eu le bonheur, a Paris, de voir saint Francois de
Salea et dese confeaser une fois 4 lai; le saint l'avait assurée qu'il
laurait désormais comme sa trés-chére fille, toujours préseritd de-
vant Dieu. Elie accneillit avec joie a proposition dela mére Antée ;
toutefois, ces.deux ames dĂ©votes, ne sâen rapportant pas & leurs
-propres.luniiéres, consultérent Dom Juste Guérin, leur confesseur,
-qui ful plus tard Ă©vĂ©que de GenĂ©ve. Celui-ci entra dans leur desseinâ
et.en aplanit les difficultés. Les infantes auraient voulu tenter
"quelque effort pour retenir mademoiseHe de Martignat auprés @ ees ;
maais Dom Juste leur recommanda de la laisser aller: « Dieu la: véut,
disait-il, et les Ames du purgatoire ont besoin dâelle. » ee)
: Ces pauvres Ames, en effet, devinrent Iâanique soin et laâprĂ©occu-"
pation constante de la sur Marie-Denise de Martigaat. Elle thulti<!
piiait en leur faveur les priĂ©res et les austĂ©ritĂ©s. LâApe âet les'in-â
âfirmitĂ©s ne purent ralentir son zĂ©le. DispensĂ©e des' exertioes Ud 'la!
rĂ©gle, elle profitait de cette libertĂ© pour rester âtoute âfa eae
genoux dans la chapelle; et elle répondait & -ceux' qui lat deitan~'
daient comment elle pouvait prier si longtemps; qué Diéit'ne Pavait'
crĂ©Ă©e que pour cela, et-que quand mĂ©me les joursâseraient des âin
nges et quâelle aurait dix mille ans 4 vivre; eWe n'aurait pus âdssez feâ
temps pour s'entretenir avec Dieu. « Son infinte buntĂ©, ajouthitusile,â
aura:pitiĂ© de notre dĂ©sir, et nous donnere Ia trĂ©g-sainte eter ails pottrâ
le Jouer- et. demeurer toujours en sa sainte'âprĂ©sĂ©nde! » Dida HST |
pensait catte assidaitĂ© & Ja pridre par toutes sortesâde etates GOU6!
copimanigations:sublimes, qu'elle gardait:vecretes Gt! GOME EIRe AEP
sâouvrait quâa sa supĂ©rieure. Elle Ă©tait morte au monde et a tox!
sentinientimendaia, eile: dimated eantilits eta niertiaauow ea dela
de. Aout nsaus: cesse: fortifi¹e par les austéends ie glad splay
ensanglia peenjaingi dire-sous low voiles: de-Uherhilite, Yewjoutlvs aie!â
V6e pati sinc commerce constant: qud-ss -pribfes seh théte salen? Se!
DE LA. VI RATION. 945
Diew, elle sembjait ne plus vivre sur Ja terre et.n'avoir de aclations
quâayec mn monde supĂ©rieur. Les chĂ©res ames du purgetoire Ă©taient
leg ministres de ces relations : elle en était constamment.entourée,
elles lui dévoilaient leurs doulenrs, elles lui demandaient des. prid~
res, elles Ja remerciaient des bons offices qu'elle leur avait rendus;
elle prenait plaisir 4 étre visitée par ces pauvres 4mes, et disait-qu'il
„y avait plus de profit & converser avec les morts quâavec les vivants.
Il y avait mille choses saintes qu'elle disait que ces Ames Jai avaient
enseigné.
Elle avait longtemps Ă©tĂ© infirmiĂ©re et sâoccupait activement non~
seulement de soulager les malades, mais aussi de les tenir en joie et
en ferveur. Souvent, dans Ja journĂ©e, elle les aspergeait dâeau bĂ©nite,
disant que les 4mes du purgatoire lui avaient fait voir quâil n'y avait
de lieu dans tout le monastére ot le démon fat plus assidu que dans
Yinfirmerie, parce que câest de 1a que les &mes partent pour aller en
IâĂ©ternitĂ© : sâi] ne peut la leur faire perdre entigrement, du moins,
ajoutait-elle, il rend leur purgatoire plus long en les sollicitant a
faire plusieurs fautes et a faire mauvais usage de leur Ă©tat de dou-
leurs. Quand Iâheure de Iâagonie approchait, elle multipliait ses asper-
sions : « Je sens par ici, disait-elle nalvement, tant de canailles de
démons, il les faut chasser ! » Elle invoquait ensuite les anges et les
saints du paradis, les suppliant de prendre sous leur protection la
pauvre agonisante.
Elle avait encore & cet endroit ane particuliére compassion. « Hé-
las! disait-elle, que les agonies des malheureuses crĂ©atures sont dâĂ©-
tranges heures, et que ce moment dĂ©cisif de IâĂ©ternitĂ© est bien no-
tre seule affaire de conséquence. n Aussi ne manquait-elle jamais de
dire deux fois par jour, matin et soir, les priéres des agonisants.
« Mon Dieu! disait-elle encore souvent, que c'est chose dangereuse
4 une &me affaiblie par les mauvaises habitudes, de combattre contre
lâennemi de son salut 4 l'heure de Ja mort! Il faut le vainere a |âa-
vance par la charitĂ©, âhumilitĂ© et la dĂ©votion : ce sont trois armes
que le démon ne manie jamais, et avec lesquelles il est toujours dé-
fait. » |
Au milieu de cette vie toute surnaturelle et dans le détail des
merveilles de laquelle nous ne pouvons entrer ici, cette bonne sceur
avait conservé pour les grands de la terre cette compassion que te
âspectacle de leur vie lui avait inspirĂ©e jadis ; elle recommandait & sa
Sus LES PREMIRRES MERES
sopéritare de metire toujours dans jes letires aux personnes da
grand monde quelque bonne parole de la sainte crinte de Dien, de
la souveraineté de sa majesté divine, de ja grandeur de l'éternité,
de la briéveté de ja vie. « Tant de gems flattent ces personnes-la]
disait-elle. » :
Elle priait quâon nâbĂ©sitĂ©t pas & leur denaader des aumĂ©nes. « On
fait une bien grande charité aux princes et aux grands de ce monde,
assurait-elle, quand oa leur fait faire quelques bonnes ceuvres ; Ie
diable, le monde et la chair leur en font tant faire de mauvaises,
quâun jour ils rendront plus de graces a ceux qui Jeur ont doanĂ©
occasion de faire des aumĂ©nes quâon ne leur ep a rendues en les re-
cevant. »
Cette compassion pour les grands de la terre et cette déyotion aux
&mes du purgatoire se manifestérent d'une facon merveilleuse dans
Jes derniéres circonstances de Ja vie de cette chére Sour. Elle avait
conservé aux princes, doat elle avait connu les maisons, un intérét
particulier. Il y en avait un que lâhistorien ne nomme pas, mais que
diverses indications font supposer devoir Ă©tre Je duc de Nemours,
pour le salut et laconversion duquel elle priait assiddment. On sait qu'il
mourut ep duel, a Paris, de Ja main du duc de Beaufort, son beau-~
frére, le 30 juillet 1652. La mort fut instantanée : Ja cause apparente
du duel était une discussion de préséance qui recouvrait, dit-on, la
jalousie des deux princes au sujet des prĂ©tentions que ]âun et autre
avaient aux bonnes graces de la belle madame de Chatillon. La
bonne Sceur Marie-Denise Ă©tait 4 Annecy. Le jour de Notre-Dame-des-
Neiges (5 aoit), aprés la communion, priant selon sa coutume pour
les 4mes du purgatoire, elle se trouva tout 4 coup transportée au
bord de lâabime. Notre-Seigneur , lui en ouvrant Ja porte, lui fit
voir tout au fond ]âame du malheureux prince, mais si bas, si pro-
fond et ponr tant de temps, quâelle en demeura Ă©perdue. Elle
courut vers la supĂ©rieure, câĂ©tait la MĂ©re Francoise-Madeleine de
Chaugy, Vhistorien de ces merveilles; elle la trouva Ă©crivant tran-
. quillement dans sa celjule, et, se précipitant 4 genoux devant elle,
elle lui annonga avec volubilité que le duc de Nemours avait éé
biessĂ© en duel, et quâil Ă©tait mort: mais ne craignez rien, ajouta-t-elle,
il est en purgatoire. Elle raconta ce qu'elle avait vu : « Oh! ma Mere,
disail-elle, que Dieu est bon dans ses justices! oh! combien ce prince
a suivi lâesprit du monde ef Ja -lumiĂ©re de la chair! qu'il a eu peu
- DE, bA. VBRRATAGN. ; ; od
de. S98p, ROPE AOR. ame. .et,.peu: de dévotion pour..bes sarrements!, ».
ofa, Mare, de .Chaegy en vorams cette véndrable religipuss, :agée
alors. de préa de quatre-vingts ams, toute épesdue et toute en-larmes,
voulsit Ja fairs ggsecir auprĂ©s. delle et lâentretenir a loigir: mais.elle
demandait avec vĂ©bĂ©mence quâon la laiss&t 4 genoux : « Ih faut prier!
il faut sonfirir! disait-elie, je me suis offerte 4. Dieu pour Je. seulage~
ment de cette pauvre 4mel» Et suivant |âimpĂ©tuoxitĂ© de. som esprit,
elle continuait a parler avec une grande fervear: elle nâĂ©tait pas
tant Ă©mue, disait-elle, du lamentable Ă©tat des souffrances ov elle
avait va caite 4me, quâoccupĂ©e et ravie de la grace. qui a fait son
salut : « Je vals, disait-elle avec admiration , je vois ce bienkeureuz
moment de grace comme un Ă©coulement de |âinfinitĂ© de ba bontĂ©d,
douceor et charstĂ© divines. Lâaction dans laquefle ce pauvre prince
est mort mĂ©ritait }âenfer : la toute-puissance divine sâest amoureuâ
sement laissée fiéchir par quelques bonnes ames, et a fait ce coup
ao-dessus des lois ordinaires de ga sainte conduite : câest un effet de
la communion des saints. » La bonne Sceur ne tarissait pas sur cet
instant de grace et de salut: « Ma Mére, disait-elle, il faut enseigner
a tout le monde de demander et de faire demander 4 Dieu, a la
sainte Vierge et aux saints, cet instant final de grace et de miséri-
corde pour |âheure de la mort; il faut se prĂ©parer 4 Vobtenir par de
saintes actions, parce que, si Notre-Seigneur dĂ©roge a lâordre ordi-
naire de sa sainte Providence qui veut quâune bonne vie produise
une bonne mort, il ne faut jamais prĂ©sumer dâavoir ce privilĂ©ge ; il
y aeu tant de combattants en IsraĂ©l et le solerl ne sâest arrĂ©tĂ© que
pour fa bataille de JosuĂ©; un million dâames se sont perdues dans
Poccasion ot ce prince a Ă©tĂ© retirĂ© du naufrage; il nâa ea qu'un ins-
tant de vie en Ja libre possession de sen esprit pour coopérer aa pré-
cieux moment de la grace qui lui a inspiré une vraie contrition, et
lui a fait produire un acte de vraie pénitence finale. »
Comme la MĂ©re de Chaugy ne se rendait pas @ tous ces discours et
faisait quelques objections, la bonne Scear développait cette magni-
fiqae et consolante théologie, si fondée en raison et si conforme a
l'enseignement de }âEglise :
La grace divine est. plus active que nous ne sauricgs concevoir,
nous pâavons pas si tot fait un clin d'ceil que Dieu a fast son coup
dans une 4me ; le moment dans lequel lâ4me fait j'scte de coopĂ©ra-
tion a Ja grace, nâest pas de beaucoup plus long que cebai danviequel
348 LES PREMIBRES MER ES
elle la recoit, et en cela lâ&me fait une admirable expĂ©rience quâelle
est crĂ©Ă©e a Jâimage et 4 Ja ressemblance de Dieu. Ce prince nâavait
pas perdu la foi, son ame était comme une méche disposée a prendre
le feu, en sorte que |âĂ©tincelle divine de Ja grace misĂ©ricordieuse en
ayant touché le centre chrétien, elle a pris le feu de la charité et en
a produit un acte véritable. Elle disait encore : « I] avait conservé la
racine de la foi; quoiquâelle fut comme morte en lui et quâelle ne fit
pas des actions vitales, elle Ă©tait cependant dans la capacitĂ© dâen
faire; en sorte que, touchée par Je charitable rayon du soleil de jus-
tice qui luit sur les bons et sur les mauvais, cette racine produisit en
un moment le fruit pour la vie Ă©ternelle; Dieu s'est servi de cet ins-
tinct que nous avons naturellement dâinvoquer notre principe quand
nous sommes dans le danger de perdre la vie; enfin les jugements
et les conduites de Dieu sont des abimes; il ne nous appartient pas
de les juger; mais, sans ce bienheureux moment de grace, ]âame du
prince descendait dans le profond des enfers, et depuis que le démon
est dĂ©mon, il nâa peut-Ă©tre jamais Ă©tĂ© plus trompĂ© dans son at-
tente! »
Ensuite de tout ce discours, dont nons conservons les termes, en
regreltant de ne pouvoir le reproduire simplement en entier, la
bonne Sceur demanda a sa supérieure de faire dire trente messes
pour les 4mes du purgatoire. LâEglise ne permet pas dâoffrir le saint
sacrifice en particulier pour ceux qui sont morts dans le triste et dé-
plorable Ă©tat ot avait Ă©tĂ© tuĂ© le duc de Nemours, & moins quâils ne
se soient confessés avant de mourir; mais la mort avait été si instan-
tanĂ©e que le duc de Nemours nâavait pas mĂ©me pu prononcer une pa-
role; toutefois, la bonne Sceur espérait que Dieu accepterait les
priĂ©res pour le soulagement de |âame a laquelle il avait fait une si
grande grace.
A partir de ce moment jusquâa la fin de sa vie, la pensĂ©e de ce
malheureux prince resta lâunique souci de la Soeur Marie-Denise; elle
multipliait ses priéres et ses austérités ; elle souffrait tout, elle offrait
tout 4 Dieu pour le soulagement de cette pauvre 4me. A diverses
reprises elle la vit au milieu des flammes du purgatoire dans un sup-
plice si effroyable et si ardent, que sa ferveur en Ă©tait encore rapDi-
mĂ©e. Lâange du prince faisait souvent visite 4 cette chĂ©re Seur et
lâexcitait 4 prier encore et asâoffrir en sacrifice. Dieu accepta cette
généreuse offrande : Ja pauvre Sceur entra dans un état d'infirmités
DE LA VISITATION. S49
et de souffrances inoules. Rien ne pouvait arréter ses priéres: elle
était devenue enflée par tout le corps, et ne pouvait plus 4 peine
plier ses membres; elle nâen Ă©tait pas moins assidue & Ja chapelle;
4 genoux, appuyĂ©e sur un pauvre baton, plus dâune fois il lui arriva
de ne pouvoir se relever, et elle dut attendre quâon la vint cher-
cher et emporter, lâenflure et la fatigue empĂ©chant ses pauvres ge-
noux de sâĂ©tendre. DĂ©s quatre heures du matin elle commencait &
se lever et 4 sâhabiller pour Ă©tre prĂ©te 4 communier, 4 la messe
de la communautĂ©, sur les neuf heures. Elle avouait bien quâelle Ă©tait
lourde et pesante; mais elle ne sâen Ă©tonnait point; elle savait
quâelle portait un grand fardeau pour son pauvre prince. Cependant
elle se faisait une telle violence et elle souffrait si extraordinairement,
que la MĂ©re de Chaugy ne put sâempĂ©cher de lui dire un jour: «Ma
bonne Sceur Marie-Denise, pourquoi vous levez-vous ?
â Ah! rĂ©pondit-elle, il faut attendre dâĂ©tre roide et froide dans
le tombeau pour ne pas sâefforcer dâaller trouver notre bon JĂ©sus au
trĂ©s-saint sacrement de lâaute]. Lâ4me de mon pauvre prince dâail-
leurs me sollicite de me lever et ne me donne point de repos sinon
lorsque je prie ou que je souffre. »
Cette ame en effet avait formĂ© amitiĂ©, si lon peut sâexprimer
ainsi, avec cette amie dévouée ; sa présence était sensible et fami-
liére 4 Ja sceur Marie-Denise et était devenue une consolation et un
besoin pour elle. Elle demandait des priéres 4 tout le monde et elle
avait recours 4 ious les moyens pour obtenir des suffrages pour
cette pauvre 4me. On devait dĂ©dier, dans l|âĂ©glise de fa Visitation,
un autel a saint Joseph; elle pria 4 mains jointes la supérieure de le
faire consacrer 4 saint Joseph mourant entre les bras du doux JĂ©sus
et de la sainte Vierge; elle disait que cette dévotion a saint Joseph
mourant attirerait beaucoup de graces aux personnes agonisantes et
aux ames du purgatoire, parce que, disait-elle, saint Joseph en
mourant nâesl pas allĂ© au ciel que JĂ©sus nâavait pas encore ouvert,
il est descendu aux Limbes, et il faut présenter 4 Dieu au profit
des agonisants et des Ames du purgatoire cette résignation du grand
saint laissant JĂ©sus et Marie sur Ja terre et offrir sa patience dans
les Limbes, ou il attendit jusquâau glorieux jour de Paques.
La bonne sceur Marie-Denise nâendurait pas seulement des douleurs
corporelles depuis quâelle sâĂ©tait dĂ©vouĂ©e a souffrir pour le soulage-
ment de |â4me du prince, elle souffrait aussi dans son ame des anxiĂ©tĂ©s
$50 LES PREMLERES. MERES DZAy VISITATION.
et des peines inouies; on lâavait toujoars vue jesquâalorsdâune hu-
meunr gaie et ardente, ravie peur ainsi dire dans une continuelie ex-
tase durant sos longues priéres, on le voyait désormais ae
triste, ipqujéte sur elle-méme, appuyée gur son p Wwe Vie
sagertout Dpigng de tagmes, Efe-supportait intéti Sear
plexités qué jusque-la lui avaient été inconames, mais elle ne se dé-
courageait pas et ne cesaait de prier et de demander des suffrages;
elle en demandait aux anges, aux MĂ©res et aux Filles de Ja Visita~
tion. Elle priait les aneiennes, celles. quâeWe supposait dĂ©ja dans
le séjour de la gloire, dimtercéder auprés de la miséricarde divine,
et un jour ele vimt toule joyeuse anwoncer a sa supérieure que la
misĂ©ricorde de Dieu sâĂ©tait laissde fidehir et loi avast donnĂ© a con-
naltre que le tourment de cette pauvre ame, qui devait durer jus
quâau jour du jugement dernier, Ă©tait abrĂ©gĂ© de quelques heures.
La MĂ©re de Chaugy tĂ©moigna de |âĂ©tonnement dâentendre parler
avec tant de joie dâune diminution de quelques heures, mais la bonne
Sur répondit avec un grand zéle : « Le temps de eette vie et celui
de Pautre nâont pas une mĂ©me mesuare; des annĂ©es de tristesse,
dâennuis, de pauvretĂ©s et de griĂ©ves maladies ne sont pas compa-
rables 4 une seule heure deg sooffrances quâendareat les pauvres
ames da purgateire { »
Eke garda jusquââ la mort ce tendre et charitaMe sone; em mod-
rant, en se recommandant elie-méme aux pritres de la Mére de
Chaugy, eile la suppliait de continuer aussi ses priÂąres pour Jes
ames da puspatoire.
LĂ©on AUBINEAU.
(La fin & un prochain mantra)
SCRVOLE DE SAINTE-MARTHE
ETUDE SUR SA VIE.'
Baestce pete quiiee Dee genes Gaiam est ant
fecere scribenda ant scribere legenda, beatiscimes
vero quibus wtransee.
(Puma ta jeune, Epist., Wi, 08.)
- C'est Phonneur de la Renaissance dâavoir produit une gĂ©nĂ©ration
qui, par la sowple variété des aptitudes, la trempe des caractéres,
Jes talents et le courage, rappelle ce que Rome et la Gréce eurent de
plus poli et de plus Ă©nergique. Eminents par /âeaprit comme par le
âscoour, ces hommes de lettres, et d'action lomquâil je fallait, ont mĂ©-
rité.& jamais le souvenir recennaissant.du pays : Soévole de Sainte-
Marthe offre un des types les plus originaux de ces nateres dâElita.
Le premier de ces noms, sous lequel il est tnés-ponnu, n'était pas
toutefois son nom vĂ©ritable. Jl sâappelait, oomme son aieul, Gaucher
de Sainte-Marthe ; mais, dâapres Je got d'Ă©rudition-qui alors Jatini-
Sait tout, il transforma Gaucher en Scewole. Ainsi, par amour de l'an-
tiggpité classique, un sawant-de cette époque, Da Bois, devenait Syt-
Vins, et les de La Scale prenaient, comme on sai, et illustcaient le
mom de Scaliger.
ii naquit be â2 fĂ©vrier 15858, 4 Loudun, petite ville sitaĂ©e sur les
âconfins de jâAnjou, de la Tourame et da Poitou; et-si lâom en croit
{ Lâauteur de cet article prĂ©pare sur ScĂ©vole de Sainte-Marthe un travail plus
Ă©tendu, ot fi se propose de IâĂ©tadier spĂ©cialement comme Ă©crivain et sartout
comme poéte francais.
2 On dit ordinairement 1536; mais la date que nous préférons a été donnée par
G. Colletet, « dâaprĂ©s an fidĂ©le emer que les dectes enfants de ScĂ©vole lui
avaient communiqué. »
4
u52 SCEVOLE DE SAINTE-MARTHE.
Rochemaillet, son biographe!, la douce température de ce charmant
pays ne fut pas étrangére au développement précoce de sa vive
intelligence. Pea auparavant, Loudun avait produit un poéte ly-
rique, Salmon Macrin, que ses contemporains ont appelĂ© lâHorace
et le Pétrarque francais. Scévole devait passer 4 son tour pour un
Ă©mule de Virgile. La maison dont il sortait Ă©tait de fort bonne no-
blesse. Sous Charles VII, un de ses ancĂ©tres avait Ă©tĂ© revĂ©tu dâune
charge judiciaire importante; un autre, sous Charles Vill, fut honoré
du titre de chevalier, si beau lorsquâil Ă©tait portĂ© par Bayard ; tout rĂ©-
cemment, le bisafeul de Sainte-Marthe avait fait avec distinction les
campagnes de Louis XII en Italie. Dans cette famille de magistrature
et dâĂ©pĂ©e, le goft nouveau de ja science et des jeltres Ă©tait venu se
joindre au culte des anciennes vertus. Le grand-pére de Scévole, et
son parrain tout a la fois, joignit 4 la place de conseiller celle de mé-
decin ordinaire de Francois ler: on Je proclamait de son temps « }âo-
racle de la médecine et un autre Esculape. » Aprés une longue et belle
existence, il laissa cing fils, dont plusieurs furent des hommes Ă©mi-
nents. LâainĂ©, Louis de Sainte-Marthe, sieur de Neuilly, habile juris-
consulte, mais qui borna son ambition 4 étre procureur du roi au siége
de Loudun, fut le pére du personnage a qui cette Stude est consacrée.
Dans son enfance, Scévole recut particuliérement les soins de son
aleule maternelle, Madame de Bizay, qui comptait dans sa famille
des membres élevés de la magistrature et avait des liens de parenté
avec les Briconnet, Jes Chiverny, les Beaune, les Robertet et les Fu-
mĂ©e. Cette femme, dâun rare mĂ©rite personnel et d'une tendresse
Ă©clairĂ©e, jeta dans |âame de son petit-fils ces premitres impressions
dâhonneur et de vertu, que l'influence heureuse d'une bonne Ă©duca-
tion est surtout de rendre ineffacables. A treize ans il fut énvoyé &
Paris et placé au collége des Cholets, of il demeura quatre ans, pei-
dant lesquels il suivit les cours des plus célébres professeurs du col-
lége de France. Fort assidu notamment aux lecons de Muret et de
Turnébe, il fit sous leur direction de rapides progrés dans les langues
latine et grecque. Ensuite i) alla Ă©todier la jurisprudence A Poitiers
et & Bourges, ot elle Ă©tait enseignĂ©e par les plus habiles maitres. Lâun
dâeux, lâillustre Duaren, frappĂ© de ses grandes miieal prĂ©sagea
t Sa le de Sainte Marthe 9 été imprimée & Paris; Villery, in-4", as aa
a 66 doané ane traduction latine : Londini, 1704, in-4°.
SCAVOLE. DE, SAINTR-MABTAE. oO gg y
Ges lors. « que. si Ja mort ne le prévenait, il deviandzait lun: des) ed aka
sonpages les plus distingués de son siécle. »
Déja, cependant, le goat de la littérature et deg vers le disputait a
de plug sérieuses études; car il débuta, comme poste, & peine agé
ge dix:huit ans. Vers ce moment, une circonstance toute fortite
donna ,|âĂ©veil & son gĂ©pie. Jean de la PĂ©ruse, Ă©lave et ami de Ron-
sard, vepait de mourir dans sa vingt-cinquidme année; et ap regret
d'une perte si prématurée se joignait, pour le public, le déplaisir
d'une atlante, déque. On avait dit, en effel, grand bien d'une tragé-
die de Médée que cet écrivain laissait imparfaite. Nul ne se sentant
capable dây mettre la main, ScĂ©vole, avec la confiance de la jeunesse,
entreprit de terminer cette ceuvre et y rĂ©ussitâ. EncouragĂ©, dit-il
lui-mĂ©me?, par les applaudissements quâil avait recus sous le nom
dâun autre, il aspira 4 se faire connaitre directement par quelques
podsies quâil publia dĂ©s cette Ă©poque.
La prudence de son pére redoutait pour lui le charme de ces pre-
miers succĂ©s ; a::ssi ne manquait-il pas de lâavertir que les Muses font
trés-rarement Ja fortune de leurs favoris. I] edt voulu le voir entrer
dans la carriĂ©re de la magistrature. ScĂ©vole sâen excusa, malgrĂ© la
position avantageuse que semblait lui assurer le crédit de sa famille.
Soit amour de ]'étude, soit attachement au sol natal, il préféra reve-
nir 4 Loudun pour y séjourner. Mais bien loin qu'il y vécdt obscur,
ses qualitĂ©s solides et brillantes lui conquirent si promptement lâes-
time de ses concitoyens, quâils lâenvoyĂ©rent a lâage de vingt ans vers
le roi Henri IJ, pour traiter de choses, comme nous lâapprend G. Col-
letet3, « qui concernaient la tranquillité et le bien-étre de Ja ville. »
Quelle que fat la jeunesse de leur dĂ©putĂ©, ceux-ci nâeurent pas sujet
de,se repentir de Jui avoir donnĂ© cette preuve de confiance quâils re-
npuvelĂ©rent An plus dâyne occasion. |
âi. Yoyex YHivtotre du ThĂ©dtre francais, 't. III, p. 200. SeĂ©vole a rappelĂ© cĂ©tte-
eifconstenas; dans-quelques vors,-00 ij célbbre-la mémeire de La Péruse¹
Viol 7 ager eases ieee fra wore te tollit im musis, ©
an, et âpatulo quantum possum ore sonare,
oud jer ta ot ee meen Pe tia, re
Faqbs1y .<QOhdebam aitertas sad nomine sreatra libeitter «=: *~
Scripta legi....
ry ibe 2 mapugeri(e des Pottes francais (a la bibliothtque du 1 Louyre),
se un oa Hint egt Se eoaichs 4 âScĂ©vdts de SaintĂ©-Marttie, ° oe ay
rT. xxix. 25 pĂ©c. i854. 6° xiva. | â42
TGA SCEVOLE DE SAINTE-MARTHE.
Sainte-Marthe, qui avait quitté Paris aprés cette mission, pe tarda
pas néanmoins a y étre rappeté par son désir de se perfectonner dans
la connaissance du droit et aussi dans |âart de la poĂ©sie. Ajoutons que
ce qui lâinvitait surtout 2 revoir la capitale, câest qu'e